Quelques remarques sur les non-musulmans dans l’Empire ottoman tardif et la République kémaliste
Nous publions la version française de l’article publié par Maxime Gauin, chargé de recherches à l’USAK-ISRO, dans le Journal of Turkish Weekly le 24 juin.
L’élection d’un député syriaque, Erol Dora, à l’Assemblée nationale de Turquie (TBMM), attira l’attention bien au-delà des frontières de ce pays. M. Dora est la première personne de confession syriaque à devenir un parlementaire turc, mais nullement le premier non-musulman. Une fois de plus, certains commentaires, dans les médias occidentaux furent, au mieux, approximatifs. La situation actuelle se comprend mieux en considérant la situation des non-musulmans lors des trois périodes de l’historique turque contemporaine les plus volontiers prises pour cible, c’est-à-dire le règne d’Abdülhamid II, la période des Jeunes-Turcs et la période kémaliste.
Le but de cet article n’est ni de fournir une étude complète d’un sujet si vaste, ni de prétendre que la situation des non-musulmans était alors parfaite — mais de corriger certains préjugés largement répandus.
Abdülhamid II (1876-1908)
Les réformes des Tanzimat (1839-1856) avaient donné l’égalité civile à tous les sujets de l’Empire ottoman, augmentant la présence des non-musulmans dans la haute administration ainsi qu’au gouvernement. Abdülhamid II continua ce mouvement, et, non sans quelques raisons, son règne a été qualifié par les historiens Stanford J. Shaw et Ezel Kural Shaw de « point culminant des Tanzimat ». Une Constitution démocratique fut promulguée en 1876, et l’un de ses quatre rédacteurs était un Arménien, Krikor Odian. Abdülhamid II suspendit la Constitution de l’Empire ottoman dès 1878, mais pas les Constitutions des millets non-musulmans, en particulier la très libérale Constitution des Arméniens, promulguée en 1863.
Le sultan n’a pas hésité à nommer des chrétiens dans son gouvernement. Alexandros Karatheodori Pacha fut ministre des Affaires étrangères en 1879-1880 ; son successeur fut un autre Grec, Sava Pacha. Vahan Dadian Effendi fut secrétaire d’État au ministère de la Justice ; Mikael Portakalian Pacha fut ministre des Finances. Plusieurs chrétiens ont occupé de hautes fonctions de diplomates, par example Hirant Duz Bey, ambassadeur à Rome de 1900 à 1907, Kostakis Musurus Pacha, ambassadeur à Londres de 1902 à 1907. Les médecins personnels d’Abdülhamid II étaient des Grecs et des Arméniens (Michael Khorassandjian ; Antranik Kritshikian ; Spiridonos Mavroyenis ; Tikran Pechtilmadjian). Les deux responsables successifs de la censure durant son règne furent des Arméniens : le père, puis le fils. Le sultan choisit aussi un Arménien, Hakob Effendi, comme ministre de la Liste civile, c’est-à-dire de ses domaines et revenus personnels. Le Grec Yeoryison Zarifis était le banquier personnel d’Abdülhamid.
La réponse typique des propagandistes arméniens, au moins en ce qui concerne la communauté arménienne elle-même, est d’opposer la bourgeoisie d’İstanbul aux masses d’Anatolie orientale. Or, les rapports du général russe Mayewsky montrent que même en Anatolie orientale, les Arméniens jouissaient globalement d’une situation économique meilleure que celle des musulmans. Les Arméniens n’étaient pas moins représentés dans l’administration locale en Anatolie orientale et en Syrie que dans l’administration centrale à İstanbul (voir Mesrob K. Krikorian, Armenians in the Service of Ottoman Empire. 1860-1908, Londres-Boston : Routledge, 1977).
Les Jeunes-Turcs (1908-1918)
L’amélioration de la situation de la communauté juive sous Abdülhamid s’accéléra sous les Jeunes-Turcs et les Juifs étaient assez bien représentés au Comité Union et progrès (CUP). Emmanuel Carasso (1862-1934) était l’un des dirigeants du parti. Il cristallisa les attaques antisémites portées contre le CUP, notamment celles de certains nationalistes chrétiens. Samuel Israel était chef de la police à İstanbul dans les années 1910.
Mais les chrétiens étaient encore mieux représentés. Bedros Halacyan occupa le poste important de ministre du Commerce et des Travaux publics de 1910 à 1912. Oskan Manikyan fut ministre des Postes, téléphones et télégraphes en 1913-1914 — et en conséquence, il figurait parmi les prévenus au procès en cour martiale, inéquitable et inconstitutionnel, des ministres unionistes, tenu à İstanbul en 1919, pendant l’occupation. Quoi qu’il ne fût pas membre du CUP, Gabriel Noradunkyan (1852-1936) fut ministre du Commerce en 1908-1909. Sülayman Bustani (1856-1925 ; photo), un Arabe chrétien, occupa le même poste en 1913-1914. Le départ de Bustani et Manikyan, au début de la Première Guerre mondiale, ne fut pas dû à une quelconque « politique de turquisation », mais à un désaccord politique : ils en tenaient pour la neutralité de l’Empire ottoman ; la majorité des dirigeants du CUP considérèrent que la neutralité était impossible.
À l’instar d’Abdülhamid II, les Jeunes-Turcs appuyèrent des Arméniens loyaux bien au-delà d’İstanbul. Bedros Kapamaciyan Effendi, un riche homme d’affaires proches du CUP, fut élu maire de Van (Anatolie orientale), avec le soutien de ce parti, en 1909. Il fut finalement assassiné, à cause de sa loyauté à l’État ottoman, par des terroristes de la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA-Dachnak) en décembre 1912.
Les Jeunes-Turcs allèrent si loin que l’ex-terroriste Garéguine Pasdermadjian, exilé en 1896 en raison de sa participation à la prise d’otages à la Banque ottomane, à İstanbul, fut autorisé à se présenter aux élections législatives de 1908. Il fut député d’Erzurum jusqu’en 1912. Trahissant une nouvelle fois son pays, Pasdermadjian partit dès 1914 en Russie pour organiser le recrutement des volontaires arméniens dans l’armée russe. Parti aux États-Unis en 1917, il mourut des suites d’une grave dépression nerveuse en 1923, l’année du traité de Lausanne.
Les efforts du CUP pour créer une bourgeoisie turque n’ont pas changé la prééminence économique des chrétiens. En 1913-1915, 50 % du capital ottoman appartenait à des Grecs, 20 % à des Arméniens, 5 % à des Juifs — soit 75 % à des Ottomans non-musulmans — 10 % à des étrangers et 15 % à des Turcs. L’accusation selon laquelle le déplacement forcé d’Arméniens était motivé par un dessein de spoliation et a changé radicalement la répartition du capital n’a tout simplement aucun sens. La majorité des Arméniens les plus riches, notamment à İtanbul et İzmir, fut exempté de déplacement, comme la plupart des hommes d’affaires grecs. L’Anatolie orientale fut complètement ravagée par la Première Guerre mondiale, particulièrement à cause des destructions perpétrées à grande échelle par les volontaires arméniens de l’armée russe. À Erzurum et Van, presque aucune maison de musulmans n’était debout en 1918 ; à Bitlis, aucune.
Erzurum, 1918.
L’appropriation de maisons arméniennes en Anatolie orientale fut plus souvent une question de simple survie qu’une accumulation de capital. Et parmi ceux qui ont réellement usurpé, plus d’un fut sévèrement puni par ordre du CUP : plus 1 600 musulmans passèrent en court martiale en 1915-1916 pour assassinat, viol ou (inclusif) vol contre des Arméniens.
Malgré le déplacement forcé, qui s’appliqua à des centaines de milliers de personnes, beaucoup de fonctionnaires arméniens demeurèrent en fonctions. Il y eut même des soldats et des officiers arméniens dans des unités combattantes, sur le front arabe et aussi sur le front du Caucase, en particulier dans le détachement Stange — unité accusée sans preuve, par certains auteurs arméniens, d’avoir été un fer de lance dans une « campagne d’extermination » contre la population arménienne ottomane.
La guerre d’indépendance et le régime kémaliste (1919-1950)
Il est parfois rappelé, à juste titre, que la plupart des Turcs israélites, de même que les musulmans, ont participé à la guerre turque de libération nationale, comme soldats en Anatolie, en apportant une aide matérielle et morale à İstanbul. Mais il est presque complètement oublié aujourd’hui qu’il y eut aussi des Arméniens qui y ont participé. L’association Karabetian, créée dès 1919, fournit clandestinement des armes, des munitions et de l’argent au mouvement kémaliste. En 1920, le groupe changea de nom, devenant l’Association pour l’amitié turco-arménienne ; elle fut déclarée par Kemal Atatürk seul représentant légitime des Arméniens turcs à la conférence de Lausanne (1922-1923).
Un peu plus connu est Berç Keresteciyan, qui fut directeur général adjoint de la Banque ottomane et vice-président du Croissant rouge turc. Il sauva la vie d’Atatürk en 1919, le faisant prévenir que son navire allait être coulé. Puis, il contribua au financement de la guerre de libération nationale, tant en ouvrant un compte à la banque ottomane pour le mouvement kémaliste qu’en utilisant son argent personnel. « Türker » (le Turc valeureux) fut ajouté à son patronyme en 1934, lors de la réforme des noms de famille en Turquie — une preuve claire que la définition de l’identité turque par Atatürk était civique et non « raciale » ou religieuse. Keresteciyan Türker fut élu deputé (sans étiquette) en 1935. Réélu en 1939 et 1943, il se retira des affaires publiques en 1947, âgé de 77 ans, et mourut à İstanbul en 1949.
Il est évident que la réforme linguistique fut l’une des principales étapes de la politique d’Atatürk visant à créer un pays moderne, doté d’une forte identité nationale. Le premier président de la Société de la langue turque fut un Arménien, Hagop Martayan (1895-1979), choisi pour ses très grandes qualités de turcologue. Martayan reçut le nom de Dilaçar (« ouvreur de langue ») en 1934.
Toutefois, la contribution la plus considérable de non-musulmans à la révolution turque est probablement celle des réfugiés allemands et autrichiens, pour la plupart juifs, qui ont fui le nazisme. Des centaines d’universitaires, d’ingénieurs et d’artistes ont apporté une contribution sans prix à la modernisation de la Turquie (voir Arnold Reisman, Turkey’s Modernization. Refugees from Nazism and Atatürk’s Vision, Washington, New Academia Publishing, 2006 ; traduction en turc : Nazizmden kaçanlar ve Atatürk’ün vizyonu, İstanbul, İş Bankası, 2011 ; voir aussi Dirk Halm et Faruk Sem, Exil sous le croissant et l’étoile, Paris, Turquoise, 2009). Pour ne citer que deux exemples, Alfred Kantorowitz, qui resta en Turquie de 1933 à 1948, refondit complètement la dentisterie en Turquie. Le premier bâtiment de la faculté de langues, d’histoire et de géographie d’Ankara Üniversitesi fut dessiné par l’architecte Bruno Taut (photo). Le corps de Taut repose dans le prestigieux cimetière des Martyrs à Edirnekapı (İstanbul).
Outre cet accueil de Juifs exceptionnellement talentueux, des milliers d’israélites d’origine turque furent sauvés en France et en Grèce par la diplomatie turque ; des dizaines de milliers d’autres, peut-être jusqu’à 100 000, ont pu fuir en Palestine via la Turquie, grâce à l’action conjointe des autorités turques et des associations sionistes (voir Stanford J. Shaw, Turkey and the Holocaust, New York-Londres, New York University Press/MacMillan Press, 1993).
Comme il a été expliqué dans l’introduction, cet article ne prétend pas que la situation des non-musulmans fût parfaite. L’impôt sur la fortune appliqué en 1942-1943 mériterait une étude spécifique — et dépassionnée ; remarquons simplement, avec Bernard Lewis, que ce prélèvement « s’avéra n’avoir guère causé de dommages, dans l’ensemble, à la position des capitalistes non musulmans » (Islam et Laïcité. L’émergence de la Turquie moderne, Paris, Fayard, 1988, p. 414).
Conclusion
Pour Abdülhamid II, de même que pour les Jeunes-Turcs et la République kémaliste, la fidélité à l’État comptait davantage que la fidélité à l’islam, et la compétence, beaucoup plus que l’origine ethnique. Ces trois régimes différents partageaient une même approche pragmatique de ce sujet. Les trois furent, et sont encore, diffamés par des ultranationalistes grecs et arméniens, ainsi que par leur relais occidentaux, présentés comme « fanatiquement musulmans », sinon comme « racistes ». Tous trois présentent en effet un tort impardonnable aux yeux de ces propagandistes : être turc.
La Fédération révolutionnaire arménienne (section d’Erevan) brûle le drapeau turc. Avril 2011.