Les Frères Turcs ont porté un coup dur à la politique chypriote de la Turquie

Les Frères Turcs ont porté un coup dur à la politique chypriote de la Turquie
Auteur : Yusuf Kanlı / Jeudi 10 avril 2025 / Rubrique : Politique
Pendant des années, les États turcs ont refusé de reconnaître le gouvernement chypriote turc. Le 4 avril, lors du sommet Union européenne - Asie centrale à Samarcande, ils ont reconnu le gouvernement grec chypriote. Ankara est restée silencieuse.
On dit souvent que la bonne diplomatie se fait dans la discrétion. Mais là, c’est trop ! Le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan… Tous trois ont préféré nommer des ambassadeurs auprès de Chypre du Sud, plutôt que de reconnaître la République turque de Chypre du Nord (RTCN). Et avant de prendre cette décision, ils n’ont ni consulté Ankara, ni le Conseil des États turcs. Et qu’a fait la Turquie ? Elle a adopté une position diplomatique étrange : le silence.
Le ministère des Affaires étrangères a ignoré l’ouverture de ces ambassades. Soyons clairs : ce silence dans la politique étrangère de la Turquie ne crée plus de « profondeur stratégique », mais un vide diplomatique. Alors que le gouvernement répond immédiatement aux débats intérieurs, comme celui sur le « régime putschiste », il n’a pas soufflé mot sur ce fiasco fraternel en Asie centrale. Peut-être que la politique étrangère est désormais un simple décor utilisé pour la politique intérieure. Tandis qu’on crie fort en coulisses, sur la scène internationale, on fait la sourde oreille.
12 milliards d’euros d’aide de l’UE
Et pourtant, ce qui s’est passé n’est pas anodin. Ces trois pays frères ont ignoré le peuple turc de Chypre en violant les principes fondamentaux du Conseil des États turcs. Cette nouvelle ouverture diplomatique, liée à un paquet d’investissement de 12 milliards d’euros proposé par l’Union européenne, entre en conflit avec l’idéal du monde turc. Et le gagnant, malheureusement, c’est Bruxelles.
Lors du sommet UE - Asie centrale à Samarcande, ils ont réaffirmé leur soutien explicite aux résolutions 541 et 550 de l’ONU, appelant à ne pas reconnaître la RTCN. En échange, des aides économiques ont été débloquées. Ainsi, la diplomatie chypriote menée par la Turquie depuis 40 ans a été contournée contre de l’argent. Il ne s’agit pas seulement d’un échec diplomatique, mais d’une trahison stratégique.
Et c’est de l’Europe, non de nos frères d’Asie centrale, que nous avons appris que la « fraternité » se résume désormais à des notes de bas de page dans des accords d’investissement.
Un passage du communiqué final du sommet résume tout :
« Nous réaffirmons notre engagement envers les résolutions pertinentes de l’ONU. »
Autrement dit : « Nous ne reconnaissons pas la RTCN, et nous ne la reconnaîtrons pas. »
Qui a signé cela ? Le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, membres du Conseil des États turcs, et le Turkménistan, observateur comme la RTCN. Ces mêmes frères avec qui nous dansions autour du feu de Norouz hier encore !
Pendant que les frères turcs reconnaissent les Grecs…
Comment la Turquie a-t-elle réagi à ces développements ?
Répétons-le clairement : elle n’a pas réagi.
Le ministre des Affaires étrangères, Hakan Fidan, est resté silencieux. Aucune déclaration de la présidence. Aucun mot de Binali Yıldırım, président du Conseil des sages du Conseil des États turcs.
Mais quand le chef de l’opposition, Özgür Özel, critique le « régime putschiste », la réponse a été immédiate : « Connais ta place ! »
Ce tableau révèle une chose : la politique étrangère turque est désormais éclipsée par les débats intérieurs, dépourvue de réflexes diplomatiques.
Et la RTCN a été laissée seule dans ce processus. En 2022, elle avait été admise comme membre observateur du Conseil des États turcs. Mais en 2023, elle n’avait pas été invitée au sommet d’Astana. Aujourd’hui, trois pays frères ouvrent des ambassades à Chypre du Sud. C’est une tentative systématique d’isolement de la RTCN. Pire encore, c’est l’effondrement de la politique turque sur Chypre.
L’opposition a qualifié cette situation de « fiasco diplomatique ». Mais les médias proches du pouvoir ont parlé de « développements temporaires et insignifiants ». La seule réaction du gouvernement ? Produire des slogans à l’intérieur et garder le silence à l’extérieur.
La grande question dans l’opinion publique reste sans réponse : « Que fait le gouvernement ? »
Les cartes s’élargissent, les cœurs se referment
Depuis longtemps, la Turquie mène sa politique étrangère en s’appuyant sur la notion de « géographie du cœur ». Mais les cœurs se sont refermés. Tandis que les cartes s’élargissent, la solitude de la Turquie s’approfondit.
Autrefois, on vantait la doctrine de la « Patrie Bleue » avec les navires Oruç Reis, Fatih et Abdülhamid Han. Aujourd’hui, ces navires croisent au large de la Somalie. Car la Turquie n’est plus présente en Méditerranée orientale. Ni à Chypre. Ni autour de la table.
Même la Syrie a établi des relations diplomatiques avec Chypre du Sud. Le drapeau grec chypriote flotte désormais à Damas. Et les États turcs, partenaires stratégiques de la Turquie, ont observé ces développements en silence. La Turquie, elle, était occupée à répondre aux critiques de l’opposition.
Pourtant, elle a longtemps été un moteur du Conseil des États turcs : alphabet commun, livres d’histoire, processus d’Orkhon, célébrations de Norouz… Tous ces projets incarnaient une grande vision. Mais cette vision n’a pas résisté aux contrats d’investissement. Bruxelles a gagné, Ankara a regardé.
Déception en RTCN
Le peuple turc de Chypre a une fois de plus constaté qu’il était seul. Ce ne sont pas les Grecs ou les Chypriotes du Sud qui lui ont tourné le dos cette fois, mais les « États frères ».
Le président de la RTCN, Ersin Tatar, rappelait encore le mois dernier, lors des négociations sous l’égide de l’ONU à Genève, que « la solution à deux États est la seule voie possible ». Une reprise des négociations est prévue en juillet.
Mais ce modèle de solution a été effacé des dossiers de l’UE. Et Ankara, qui soutenait Tatar, a fermé les yeux. Aucune décision parlementaire, aucune initiative diplomatique.
Le peuple chypriote turc exprime aujourd’hui sa colère dans les rues. La photo montre une manifestation d’enseignants pour l’éducation laïque à Nicosie, le 8 avril.
La solitude de la RTCN n’est plus seulement géographique, mais aussi psychologique.
Proclamée indépendante en 1983, elle est devenue diplomatiquement isolée en 2025.
Il faut poser la question : « Si même la Turquie ignore cette solitude, qui défendra la RTCN ? »
À quoi s’attendre à moyen terme ?
Les répercussions de cette crise diplomatique se feront sentir à long terme.
L’unité du Conseil des États turcs est ébranlée. Les membres ont cédé aux propositions économiques de Bruxelles. Cette fracture affaiblira la Turquie en Asie centrale.
L’UE n’offre pas seulement des investissements au monde turc, elle propose aussi une orientation.
La Turquie, elle, reste un spectateur passif.
Si elle veut renverser la tendance, elle doit parler franchement. Elle doit dire que ces ouvertures d’ambassades sont contraires à l’esprit de fraternité. Elle doit établir de nouveaux axes diplomatiques avec des alliés fidèles comme l’Azerbaïdjan. Elle doit remettre la reconnaissance de la RTCN à l’ordre du jour.
Mais surtout, elle doit séparer la politique étrangère des considérations intérieures.
La politique étrangère n’est pas l’affiche de la politique intérieure. Les réflexes diplomatiques ne consistent pas à répondre à l’opposition, mais à défendre les intérêts nationaux.
Et quand ces réflexes disparaissent, la Turquie se retrouve seule. La RTCN aussi.
Et la fraternité ne survit que dans les chansons.
Ce n’est pas seulement la fraternité qui se noie
Ce n’est pas seulement un échec diplomatique.
C’est l’effondrement d’une vision.
Une trahison envers une politique de plusieurs décennies.
Une rupture dans la prétention de la Turquie à un leadership régional.
Et le pire, c’est que cette blessure est auto-infligée.
La fraternité s’est noyée en Méditerranée orientale — non pas parce que les ennemis ont attaqué, mais parce que les amis ont tourné le dos, et que la Turquie n’a rien dit.
Et un jour, l’Histoire écrira peut-être :
« Autrefois architecte de l’unité turque, la Turquie a assisté en silence à la disparition de ses rêves sous les vagues, et s’est retrouvée seule sur tous les fronts. »