Pierre Nora, éminent historien français, est décédé le 2 juin 2025 à Paris, à l’âge de 93 ans .
Connu pour ses travaux sur la mémoire collective et son opposition aux lois mémorielles, il laisse derrière lui un héritage intellectuel majeur.
Un défenseur de la liberté historique
Pierre Nora s’est toujours opposé aux lois mémorielles, estimant que l’histoire devait rester l’affaire des historiens et ne pas être dictée par le législateur. Il redoutait que ces lois conduisent à une « police de la mémoire » où les historiens se verraient interdits de poser des questions ou d’explorer des zones sensibles, sous peine de sanctions. Selon lui, l’histoire officielle dictée par l’État relevait d’un régime autoritaire, pas d’une démocratie libérale.
Un parcours intellectuel remarquable
Né en 1931 à Paris, Pierre Nora a poursuivi une carrière parallèle d’universitaire et d’éditeur. Il a été directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et a dirigé la revue Le Débat de 1980 à 2020 . Il a également été élu à l’Académie française en 2001.
Un héritage durable
Pierre Nora laisse derrière lui une œuvre considérable, notamment la direction de la série Les Lieux de mémoire (1984-1992), qui a profondément influencé la manière dont la mémoire collective est étudiée en France . Son engagement pour une histoire libre et critique demeure un repère essentiel pour les historiens et les citoyens attachés à la liberté de pensée.
Pierre Nora, ou pourquoi il faut laisser l’histoire aux historiens
Parler d’histoire, c’est toujours parler du passé — mais c’est surtout parler du présent. Et dans cette France marquée par une inflation de « lois mémorielles », Pierre Nora n’a cessé de nous rappeler une chose simple et essentielle : ce n’est pas au législateur de dire l’histoire.
À l’heure où le Parlement vote pour reconnaître telle tragédie, tel génocide, telle mémoire, Nora s’est dressé, presque seul, contre cette tendance qu’il jugeait dangereuse. Non pas parce qu’il niait l’importance des victimes, ni parce qu’il refusait les responsabilités historiques, mais parce qu’il croyait profondément à l’autonomie de l’histoire comme discipline.
Historien des lieux de mémoire, il savait mieux que quiconque combien les mémoires sont plurielles, conflictuelles, vivantes. Pour lui, les mémoires relèvent des individus, des groupes, des associations — mais l’histoire relève des historiens. Et c’est tout le problème des lois mémorielles : elles transforment des drames historiques en vérités officielles, fixées par le droit.
Prenons un exemple. En 1990, la loi Gayssot a introduit une infraction spécifique pour sanctionner le négationnisme, ce qui paraissait nécessaire face à la montée des discours révisionnistes. Mais à partir des années 2000, d’autres lois ont suivi : reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, reconnaissance du "génocide arménien", ou même (dans une version finalement abandonnée) valorisation du « rôle positif » de la colonisation. Pour Nora, on glissait peu à peu vers une histoire officielle, définie par la loi, où les débats historiques devenaient des litiges judiciaires.
En 2005, il cosigne l’appel « Liberté pour l’histoire », une pétition de grands historiens qui dénoncent ce qu’ils appellent « la police de la mémoire ». Leur cri d’alarme est clair : on ne peut pas légiférer sur le passé sans risquer d’entraver la recherche, la discussion, l’interprétation. Car l’histoire n’est pas une vérité figée : c’est une enquête perpétuelle, une remise en question des certitudes, un travail critique. Là où la mémoire sacralise, l’histoire interroge. Là où la mémoire commémore, l’histoire analyse.
Pierre Nora n’était pas un provocateur. C’était un défenseur acharné de la nuance, de la complexité, de la distance critique. Et il avait compris avant beaucoup que vouloir « réparer » le passé par des lois, c’est prendre le risque d’appauvrir notre rapport collectif à ce passé.
Aujourd’hui, alors que chaque groupe réclame sa reconnaissance, son inscription mémorielle dans le marbre de la République, on ferait bien de relire Pierre Nora. Non pas pour nier les souffrances, mais pour rappeler que la justice, ce n’est pas l’histoire — et que l’histoire, ce n’est pas la loi.