France-Turquie-Arménie
Protestation suite aux tribunes de M. Toranian dans « Le Monde »
Nous publions le courriel adressé au « Monde » et à ses responsables par M. Nuri Yıldırım, ancien ambassadeur de Turquie et ancien conseiller du ministre des Affaires étrangères.
Objet : Protestation suite aux tribunes de M. Toranian dans « Le Monde »
Madame, monsieur,
Pour la troisième fois, depuis octobre 2010, Jean-Marc « Ara » Toranian a publié une tribune dans Le Monde. Qu’a-t-il donc de particulier, à part diriger un journal (Les Nouvelles d’Arménie magazine) qui doit écouler, au plus, trois ou quatre mille exemplaires tous les mois, et diriger un groupe d’associations (le Conseil de coordination des associations arméniennes de France) qui se ridiculise chaque fois un peu plus, depuis 2007, par la maigreur des effectifs rassemblés lors de ses manifestations ?
En tant qu’ancien ambassadeur de Turquie, je suis assez bien placé pour savoir ce que M. Toranian a de particulier : il a été porte-parole d’un groupe terroriste sanguinaire, l’Armée secrète pour la libération de l’Arménie (ASALA), de 1976 à 1983 ; puis d’un groupe dissident, l’ASALA-Mouvement révolutionnaire, de 1983 à son démantèlement par la police française, en 1985. Mehmet Baydar, consul de Turquie à Los Angeles, et son adjoint Bahadır Demir, qui était mon ami au lycée puis à l’université, ont été assassinés, le 27 janvier 1973, par Gourgen Yanikian, l’inspirateur de l’ASALA ; Hay Baykar, journal édité par M. Toranian de 1976 à 1988, a consacré tout un dossier à l’assassin Yanikian, en 1983, pour dire combien son geste fut admirable et exemplaire. C’est moi qui avait été chargé de rapatrier en Turquie les corps de Mehmet Baydar et Bahadır Demir. En 1981, j’ai remplacé Gökberk Ergenekon comme conseiller de l’ambassade de Turquie à Rome ; Gökberk Ergenekon avait dû rentrer en Turquie pour se remettre des graves blessures qui lui avaient été infligées lors de la tentative d’assassinat commise contre lui par l’ASALA. Instruit par ce drame, j’ai loué à Rome un appartement pourvu de deux sorties. Nommé en 1982 consul général à Tabriz (Iran), je n’ai dû mon salut qu’à la police iranienne : le 24 avril de cette année-là, une foule de sympathisants de l’ASALA manifesta à proximité du consulat, d’une façon qui ne laissait planer aucun doute sur leurs intentions, au cas où ils auraient pu pénétrer dans l’enceinte de la représentation turque. Mon épouse a emmené nos deux filles, alors très jeunes, dans une pièce située à l’opposé de la rue, et tourna le bouton du lecteur de cassettes audio, pour qu’elles n’entendent pas les hurlements de haine poussés par les voyous qui s’agitaient non loin de l’immeuble. Je n’ai, du reste, obtenu la protection de la police iranienne que grâce à mes liens d’amitié avec le préfet de Tabriz, un Azéri.
En 1985, trois terroristes arméniens ont froidement abattu un agent de sécurité canadien, Claude Brunelle, qui tentait de les empêcher dans l’ambassade de Turquie à Ottawa. Le sacrifice de ce héros n’a toutefois pas été vain : il a ralenti les criminels, et l’ambassadeur Coşkun Kırca, un des diplomates que j’ai le plus admiré, a pu sauver sa vie en sautant par la fenêtre du deuxième étage. Bien que les trois meurtriers ne fussent pas affiliés à l’ASALA, mais à un autre groupe terroriste arménien, le journal de M. Toranian fustigea leur condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une peine de sûreté de 25 ans : Hay Baykar parla d’un « verdict terroriste » (sic).
Dois-je aussi rappeler à des Français l’attentat d’Orly, qui tua huit personnes, dont quatre de vos compatriotes, le 15 juillet 1983 ? Voici ce que M. Toranian pensait du verdict prononcé au procès de cet attentat (perpétuité pour Waroujan Garbidjian, quinze ans pour Soner Nayir, dix ans pour Ohannès Semerci) :
« Un militant arménien vient d’être condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Ainsi la montée de la répression anti-arménienne que nous dénonçons inlassablement depuis des mois aura atteint, le dimanche 3 mars, à 3 heures du matin, son point culminant.
[…]
Ce scénario s’est reproduit avec Soner Nayir, lui aussi désigné à la vindicte publique au moment de son arrestation comme l’auteur de l’attentat d’Orly. […] Quant à Ohannès Semerci, simple porteur de valise, il aura lui aussi été sacrifié au nom à la fois que de la responsabilité collective, de la psychose antiterroriste gagnant actuellement le pays et sur l’autel du rapprochement franco-turc.
Ces trois condamnations constituent un nouveau coup porté à la cause arménienne. » (Hay Baykar, 11 mars 1985).
Dois-je rappeler à des journalistes que le 24 avril 2009, M. Toranian appela ses « compatriotes » à « revenir au militantisme des années 1975-1980 » ?
Alors, je vous le dis, madame, monsieur : c’est une gifle qu’une fois de plus, Le Monde a infligé aux victimes du terrorisme. C’est une honte qu’un quotidien respectable, comme le vôtre, serve de plateforme à un partisan du terrorisme, qui aurait dû passer de longues années en prison pour apologie de crime, outrage à la magistrature et incitation au meurtre. Hélas, le prestige du Monde en Turquie ne manquera pas d’en souffrir ; le contraste est criant avec la qualité de votre collaboratrice Sophie Habib, qui est une très bonne amie à moi.
Veuillez recevoir, madame, monsieur, l’expression de ma plus ferme protestation — et néanmoins de mon respect, en espérant que vous changiez d’attitude,
Nuri Yıldırım, ancien ambassadeur de Turquie.
Ankara, 24 avril 2011.