Février-mars 1920 : une campagne francophobe et turcophobe des organisations nationalistes arméniennes
Une des duperies favorites de la propagande nationaliste arménienne, quand elle tente d’extorquer l’une ou l’autre loi inconstitutionnelle sur les évènements de 1915-1916, consiste à déplacer le problème vers l’occupation française de la Cilicie (région d’Adana) et des « confins militaires » (région de Gaziantep), de la fin de 1918 à janvier 1922. J’ai déjà fait justice des accusations délirantes relatives au retrait français, de novembre 1921 à janvier 1922, et rappelé une partie des crimes de la Légion arménienne, créée en 1916 et dissoute en 1920 par le gouvernement français (en raison de ses crimes, justement). Je voudrais cette fois balayer l’autre mythe principal, relatif à cette période : le « massacre » de Maraş, en 1920.
Maraş fut d’abord occupée, sans incident notable, par l’armée britannique, durant une partie de l’année 1919, puis passa sous contrôle français le 28 octobre. Dès janvier 1920, la ville se souleva. La révolte fut causée par l’agressivité de la Légion arménienne, utilisée pour occuper la ville, agressivité qui est allée jusqu’au meurtre [1]. Le 11 février 1920, le général Quérette fit évacuer Maraş ; au moins cinq mille Arméniens (les plus compromis) suivirent les troupes françaises, dont environ deux à trois mille furent fauchés, en chemin, par la neige et le froid, l’hiver 1919-1920 ayant été exceptionnellement rigoureux (et neigeux) dans la région [2].
Durant les mois de février et mars 1920, une intense propagande s’est déployée en France [3], et, de façon plus agressive, aux États-Unis [4] ainsi qu’en Grande-Bretagne, où l’armée française était accusée d’avoir lâchement « abandonné les Arméniens » au « massacre ». La propagande sert toujours, même des décennies plus tard. Le 17 juin 2000, au Sénat, quand les nationalistes arméniens s’activaient pour extorquer (malgré deux votes négatifs, en mars 1999 et en février-mars 2000), une « reconnaissance » inconstitutionnelle de la qualification de « génocide arménien », Gerard Libaridian a prononcé un discours qui débutait en ces termes, particulièrement francophobes :
« Je voudrais commencer par quelques remarques hors texte [sic]. Ma femme, qui vient d’une famille de survivants de Marach [Maraş] en Cilicie, n’était pas d’accord pour que je participe à ce colloque. Pas pour les raisons que d’autres dans la communauté à Paris ont présentées, mais parce qu’elle ne peut pas oublier ou pardonner la manière dont s’est fait la retraite de Marach par les soldats français dans la nuit, les pieds des chevaux emballés pour que les Arméniens de la ville ne se rendent pas compte de leur destin avant que les soldats soient sortis de la ville. Et tout ça, après que la France eut encouragé les Arméniens à revenir à Marach et à se battre contre les Turcs.
Peut-être que la France, comme les autres Grandes Puissances, doit commencer par accepter sa propre responsabilité ainsi que celle du gouvernement jeune-turc dans cette tragédie que fut l’histoire des Arméniens de 1878 à 1923. »
M. Libaridian n’en était pas à son coup d’essai : en 1982, il était venu spécialement des États-Unis pour témoigner en faveur de Max Hraïr Kilndjian, jugé puis condamné par la cour d’assises d’Aix-en-Provence pour sa participation à une tentative d’assassinat contre l’ambassadeur de Turquie à Berne [5]. M. Libaridian n’est pas non plus un cas isolé : ses propos ont été repris et amplifiés par le collectif VAN [6] (groupuscule virulent, qui ne semble pas considérer l’attentat d’Orly comme un acte terroriste, puisqu’il ne parle à son sujet que de « terrorisme » entre guillemets) et par Nil Vahakn Agopoff [7], qui fut naguère un dirigeant du Conseil de coordination des associations arméniennes de France (CCAF) et qui ne cache pas son racisme [8]. On voit bien quel genre de milieu aime à répandre l’accusation de « massacre » contre les Turcs et celle de « trahison » contre les Français. Examinons maintenant les faits historiques.
Le 7 mars 1920, le président du Conseil (c’est-à-dire le chef du gouvernement), ministre des Affaires étrangères, Alexandre Millerand, transmit à l’ambassadeur français à Londres un télégramme envoyé par l’amiral Ferdinand de Bon, commandant de la flotte française en Méditerranée, basé à İstanbul (notons au passage que l’amiral de Bon avait combattu aux Dardanelles de 1915 à 1916, et avait été le chef d’état-major de la Marine de 1917 à 1919). Ce document est d’une extrême importance, car il expose l’un des seuls recoupements systématiques des différentes accusations de « massacre d’Arméniens » à Maraş, en 1920. L’amiral de Bon explique qu’il s’est renseigné auprès des officiers français, du haut-commissaire britannique à İstanbul, auprès des Arméniens et des « diverses autorités religieuses qualifiées » — sans doute les responsables des Églises grégorienne, catholique et protestante. La conclusion est cinglante :
« Il en résulte que jusqu’ici, il est impossible de préciser qu’il y aurait eu quelque part des massacres d’Arméniens . On en parle beaucoup, mais personne n’a pu me fournir une indication sûre et exacte. […] Il semble que dans la lutte que nos troupes ont eu à soutenir dans cette ville, [des] Arméniens auraient pris part à [cette] action et subi des pertes comme tous [les] combattants. Une étude sérieuse des chiffres fait penser que ces pertes arméniennes n’ont pas excédé un millier. […]
Je ne saurais assez mettre en garde le ministre [de la Marine] contre les bruits tendancieux répandus par [les] intéressés au mépris de toute exactitude [9]. »
Quelques jours plus tôt, Le Petit Parisien estimait que les pertes arméniennes dues aux « violences » de Maraş n’atteignaient pas les 1 600, ce qui est cohérent avec l’estimation de l’amiral Le Bon [10]. De même, dans les deux comptes-rendus successifs qu’il a publiés sur l’affaire de Maraş, l’hebdomadaire parisien L’Illustration n’évoque aucun « massacre » d’Arméniens désarmés dans cette ville : des affrontements, oui ; deux mille Arméniens fauchés par la neige après qu’ils se sont repliés avec les militaires français, oui ; un quelconque « massacre », non [11]. Comme ces articles ont paru en mai puis en juillet, leurs auteurs avaient eu tout le temps de vérifier, de réfléchir, de recouper. Toujours dans le même ordre d’idées, à l’automne 1920, le chef du Service de renseignements (SR) de la Marine française en Turquie, le lieutenant de vaisseau Henri Rollin, rappelait qu’au début de mars 1920, « une véritable campagne de presse et de nombreux télégrammes expédiés le même jour [souligné dans le texte] de tous les vilayets d’Anatolie avaient annoncé des massacres organisés par les Turcs », or, de ces prétendus « massacres », « le moins qu’on puisse dire est qu’on en avait fortement exagéré l’importance [12]. »
Le chef de la communauté protestante arménienne en personne, Zenope Bezdjian, reconnut en mars 1920, devant le haut-commissaire américain à İstanbul, l’amiral Mark L. Bristol, que « ce qui a été rapporté sur les massacres [en Cilicie] a été considérablement exagéré, et que c’était là une grave erreur [13]. »
Désire-t-on des sources qui ne soient ni françaises, ni turques, ni arméniennes ? Le colonel américain Charles Furlong, qui s’était rendu en Turquie, écrivit au président W. Wilson que « les prétendus massacres qui auraient récemment eu lieu à Maraş n’ont pas été prouvés » et qu’il semblerait que ce fût, en l’occurrence, plutôt le contraire [14]. Le 4 mars 1920, le missionnaire américain William Nesbitt Chambers présenta à l’amiral Bristol, un projet de lettre parlant de « 6 à 7 000 Arméniens massacrés, au total, en Cilicie », dont 3 500 à 4 500 à Maraş. Bristol lui demanda sur quoi il s’appuyait, et Chambers répondit : des sources arméniennes. Bristol lui expliqua que ces sources n’étaient pas fiables, et Chambers eut l’honnêteté d’admettre finalement qu’en effet, elles ne l’étaient pas ; l’accusation de « massacre » fut ainsi retirée de la version finale de cette lettre. « Durant la discussion », explique l’amiral Bristol, « M. Peet [trésorier du Near East Relief, « l’Assistance au Proche-Orient »] se montra favorable à mon point de vue. » Dix-huit jours plus tard, l’amiral Bristol reçut trois représentants de la presse étasunienne, et leur lut ce que lui avait rapporté un compatriote, le docteur Lambert, lequel s’était rendu à Maraş : « une description très intéressante, et probablement la meilleure preuve à notre disposition sur l’ensemble de la situation. » Le docteur Lambert ne présente pas les évènements de Maraş comme un « massacre unilatéral », mais comme un affrontement interethnique sans merci [15].
À cet égard, il est important de citer Maxime Bergès, officier français qui a combattu à Maraş, car il décrit en ces termes la destruction partielle de la ville par des incendies qu’allumèrent délibérément des Arméniens :
« en plus des Français et des Turcs qui cherchent à se détruire par le feu, les Arméniens de Marach assouvissent leurs vengeances. On voit, d’heure en heure, de nouvelles fumées noires dénoncer de nouveaux feux à mesure que les anciens s’évanouissent dans les cendres consumées. Ils naissent sournoisement, ces incendies, dans la pénombre du crépuscule neigeux ; on voit tout à coup ; au hasard des ruelles, une petite flamme clignotante rosir la grisaille environnante ; elle a le rose vif et transi d’une engelure, le rose douloureux d’une chair qui a froid ; mais bientôt, elle s’élance en un grand feu de joie bondissant, dévore sa proie et, son œuvre finie, reprend son clignotement transi parmi les décombres fumants : Marach brûle [16] ! »
Dans son analyse de la révolte de Maraş, l’historien américain Robert Zeidner réduit les accusations de « massacres d’Arméniens » à des « rumeurs », aucune source à ce sujet n’étant citée, par lui, de façon favorable [17]. Au terme d’une étude méthodique des sources turques et américaines, l’historien turc Yücel Güçlü rejette également l’accusation de « massacre » lors de la révolte, et souligne l’existence de crimes de guerre arméniens dans cette région (dans la ville même, mais aussi les campagnes environnant Maraş) [18].
Maintenant que l’absence de « massacre d’Arméniens » lors de la révolte de Maraş a été prouvée, ainsi que la réciprocité des violences, achevons la démonstration en précisant ce qui est arrivé aux Arméniens restés après le retrait français. Le docteur Lambert, témoin américain déjà cité, précise, dans un télégramme rédigé deux semaines après la retraite française, que « Turcs et Arméniens se sont réconciliés après le retrait français du 11 février. […] Sécurité garantie par les autorités turques. Américains d’Aïntab [Gaziantep] et Marach [Maraş] en sûreté [19]. » Encore en octobre 1921, soit plus d’un an et demi après le retrait français, le Service de renseignements de l’armée de terre française au Levant n’y remarquait aucun massacre, aucune déportation, la seule difficulté notable rencontrée par les Arméniens de Maraş étant la taxe d’exemption de service militaire [20] — une taxe à laquelle l’enrôlement dans l’armée kémaliste permettait, par définition, d’échapper.
C’est donc une véritable falsification historique, à prétention culpabilisatrice, qui perdure depuis 1920, et qui doit être combattue.
[1] SR [Service de renseignements] Marine, Turquie, n° 1327, 20 novembre 1919, SHD, 1 BB7 234 ; télégramme du général Gouraud, haut-commissaire à Beyrouth, 3 mars 1920, Archives du ministère des Affaires étrangères (AMAE), microfilm P 16673.
[2] Georges Boudière, « Notes sur la campagne de Syrie-Cilicie : l’affaire de Marache », Turcica IX/2-X, 1978, p. 160.
[3] « Les événements de Cilicie », Bulletin arménien, 29 février 1920.
[4] Yücel Güçlü, Armenians and the Allies in Cilicia (1914-1923), Salt Lake City, University of Utah Press, 2010, p. 126.
[5] Comité de soutien à Max Kilndjian, Les Arméniens en cour d’assises : terroristes ou résistants ?, Marseille, Parenthèses, 1982, pp. 123-126.
[8] « Les turco-tatars chiites d’Azerbaidjan ont un malheureux automatisme à vouloir massacrer les Arméniens chrétiens […]. » http://www.armenews.com/forums/viewtopic.php?pid=107394#p107394
[9] AMAE, P 16673. Je n’ai trouvé, à mon grand regret, qu’une seule étude historique qui ait cité ce document si intéressant : Kâmuran Gürün, Le Dossier arménien, Paris, Triangle, 1984, p. 332. K. Gürün (qui cite ce document d’une façon plus brève qu’ici) a cependant fait une légère erreur, en omettant de signaler que le « je » qui parle n’est pas le ministre des Affaires étrangères, mais l’amiral de Bon.
[10] « Le faux bruit de la prise d’Alexandrette », Le Petit Parisien, 1er mars 1920, p. 3.
[11] « Marache et Ourfa », L’Illustration, 1er mai 1920 ; « Notes de Syrie — Le deuxième siège d’Aïntab », L’Illustration, 17 juillet 1920.
[12] SR Marine, Turquie, n° 2353, 10 octobre 1920, AMAE, P 16674.
[13] Mark L. Bristol, War Diary (« journal de guerre »), 13 mars 1920, Library of Congress (LC), Washington, Bristol papers, carton 1.
[14] Lettre du 23 mars 1920, National Archives and Records Administration (NARA), College Park (Maryland), 867.01/34, citée dans ATAA, Book review : « A Shameful Act », Washington, 2007, p. 12, http://www.ataa.org/reference/pdf/akcam.pdf
[15] Mark L. Bristol, War Diary, 4 et 22 mars 1920, LC, Bristol papers, carton 1.
[16] Maxime Bergès, ‘La Colonne de Marach et quelques autres récits de l’armée du Levant, Paris, La Renaissance du Livre, 1924, p. 81.
[17] Robert Zeidner, The Tricolor over the Taurus, Ankara, TTK, 2005, pp. 175-183 (1re édition, New York, Peter Lang, 1996).
[18] Yücel Güçlü, Armenians and the…, pp. 118-127.
[19] Télégramme du 26 février, LC, Bristol papers, carton 76.
[20] Bulletin de renseignements n° 271, 18-19 octobre 1921, Service historique de la défense (SHD), Vincennes, 4 H 61, dossier 3.