15 avril 2024

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100e anniverssaire de la république de Turquie

Les communautés turcs de Paris expriment les divisions politiques que l’on retrouve à Istanbul et Ankara. L’armée en moins.

Les clivages et subtilités de la politique turque vous échappent ? La polarisation laïcs-nationalistes et islamo-conservateurs vous dépasse ? Inutile de faire le voyage d’Istanbul pour essayer de comprendre. Direction le Xe arrondissement de Paris, descendez à la station Strasbourg-Saint-Denis, tournez rue de l’Echiquier, et c’est sur quelques mètres… l’échiquier politique turc dans toutes ses nuances qui y vit, mange, travaille et discute.


Politique

La Turquie de demain existe déjà (à Paris)

Publié le | par Hakan | Nombre de visite 542

Les deux camps qui s’affrontent en Turquie s’opposent également ici à Paris, d’un trottoir à l’autre. D’abord, ceux du camp des islamistes de l’AKP (le parti pour la justice et le développement) et de son Premier ministre, grand vainqueur du référendum du 12 septembre (58% de « Oui » à la réforme constitutionnelle). Ils ont vitrine sur rue, au numéro 20. La librairie Mevlana, du nom d’un mystique turc du XIIIe siècle y propose des livres religieux et des romans à l’eau de rose très appréciés des islamistes.

La prose du créationniste turc Haran Yahya occupe aussi les rayons, aux côtés de CD de musique soufie, de drapeaux turcs et de banderoles vertes reproduisant en lettres arabes une sourate du Coran « Dieu est grand, Mohammed est son prophète et son messager ». Au fond de la pièce, sur une étagère, en hauteur, un étonnant alignement de paquets de cigarettes et de briquets. « Mon mari persuade toutes les personnes qui entrent ici d’arrêter de fumer ; souvent convaincus par ses arguments, ceux-ci se défont de leur paquet et briquet qu’il collectionne », explique Canan, assez fière des « trophées » vertueux de son époux. La tête couverte d’un foulard coloré, les formes cachées sous un ample pardessus, la jeune femme tient la boutique, peu fréquentée en semaine.

« Avancée démocratique »

Française d’origine turque, Canan a étudié le droit et soutenu un Mémoire sur « Le statut des femmes en islam » sous la direction du Professeur Lunel à l’Université de Saint-Denis. « Je n’ai porté le foulard qu’une fois mariée, c’est ma façon de me réserver pour mon mari. Celui-ci ne me l’a pas demandé mais cela allait de soi pour nous ». Canan a dit « Oui » aux révisions constitutionnelles proposées lors du référendum du 12 septembre, des réformes qui réduisent le pouvoir longtemps exorbitant des militaires et de l’appareil judiciaire turcs, bastion du kémalisme. « Si on veut intégrer l’Union européenne, il n’est pas plus mal que l’armée retourne dans ses casernes et ne fasse plus de politique », juge cette admiratrice du premier ministre Recep Tayyip Erdogan. « Comme lui, on n’a pas peur, on est prêt à tout. Grâce à l’AKP, la Turquie connait une avancée démocratique qui permet aux gens de vivre leur identité culturelle et religieuse ». Seul regret de Canan : n’avoir pu voter. « Le Premier ministre nous a promis de faire installer des bureaux de vote dans les consulats, j’attends avec impatience ! », explique la jeune femme. « Si le “Oui” l’a emporté, c’est bien parce que le peuple n’est pas idiot, il veut que la Turquie avance ! », conclue-t-elle.

Sur le trottoir d’en face, c’est une autre librairie, Özgül Kitabevi, plus fréquentée, qui propose un très vaste choix de livres en turc et en français. Son propriétaire, Özer aurait, lui, voté « Non » à ce "plébiscite" dont le seul objectif est, dit-il , de « laminer le pouvoir militaire et le pouvoir judiciaire. L’Europe et les Etats-Unis soutiennent Erdogan mais cela peut mal tourner. Le risque c’est qu’une dictature islamique se mette en place, l’islam modéré ça n’existe pas ! ».

L’islam modéré n’existe pas

Petit-fils d’un officier proche du fondateur de la Turquie moderne Mustafa Kemal, militant d’extrême gauche dans les années 70, Özer s’est installé en France il y a plus de 30 ans. Il n’est jamais retourné en Turquie : « j’ai oublié le visage de ma mère et celui de mon père », dit-il en allumant cigarette sur cigarette. On devine qu’il n’ira pas de sitôt remettre, contrit, son paquet et son briquet à son voisin d’en face. « On sait très bien ce que veulent les Etats-Unis : que la Turquie devienne un Etat islamique avec un Kurdistan indépendant ». Une vieille hantise qui ne lâche pas le camp nationaliste-laïc.

« Les anciens révolutionnaires d’extrême gauche, tel Özer mélangent allègrement kémalisme et marxisme, explique le journaliste turc, Sabetay Varol. Plutôt tiers-mondistes qu’internationalistes, ils reprochent à ce gouvernement d’être pro-capitaliste et pro-américain ». Excellent libraire, Özer propose tout de même les derniers essais et romans rédigés par ses anciens compagnons politiques, des intellectuels de gauche, tels Orhan Pamuk, Ali Bayramoglu, Ferat Kentel, Ahmet Insel ou Cengiz Aktar, qui soutiennent aujourd’hui l’AKP. « C’est un mystère : je ne comprends pas comment ils peuvent s’aveugler ainsi sur ce parti ! », s’exclame-t-il.

Un peu plus loin toujours dans la « rue de l’échiquier politique turc », Kaya, un jeune Turc d’origine kurde partage avec le camp du « Oui » la haine de l’armée turque engagée depuis 35 ans dans une guerre qui ne dit pas son nom contre le mouvement séparatiste kurde. Arrivé clandestinement il y a dix ans, Kaya a acquis le statut de réfugié politique après avoir connu les geôles et la torture. Mais il aurait voté « Non » car « Tayyip Erdogan n’a rien fait pour les Kurdes ». « Tous les jours il y a des morts, des arrestations, la torture continue, alors pas question de soutenir ce gouvernement », précise ce boulanger en malaxant nerveusement la pâte feuilletée du borek. A Paris, Kaya est plus radical que le parti des Kurdes, le BDP, qui en Turquie n’avait pas appelé à voter « Non » mais à s’abstenir. Le vote est obligatoire, malgré cela le mot d’ordre a été largement suivi dans le sud-est du pays.

Une communauté hétérogène

Un peu plus loin, voici Semir qui a voté, lui, au retour de ses vacances en Turquie, dans les bureaux ouverts à cette intention à l’aéroport d’Istanbul. « Erdogan a fait de bonnes choses mais j’ai dit “Non” à cause de sa femme qui est voilée ! Je ne supporte pas cela, c’est rétrograde au XXIe siècle ». Cet artisan serrurier de 35 ans vit en France depuis 1989. Il est alévi c’est-à-dire qu’il pratique, comme 15 autres millions des siens en Turquie, un islam qui ne voile pas les femmes, qui ne fait ni le ramadan ni les cinq prières quotidiennes. Un islam syncrétique dans lequel femmes et hommes prient et dansent côte à côte.

Souvent républicains et laïcs convaincus, les Alévis sont des « musulmans de seconde classe » par rapport à la majorité sunnite à laquelle appartiennent la plupart des ministres et députés turcs. Cet été, Semir est allé voir ses parents à Erzurum, à l’est du pays ; « C’était le Ramadan. Je devais acheter trois tomates et un bout de pain pour déjeuner en cachette avec mes enfants à l’extérieur de la ville sinon on risquait de se faire injurier ou même frapper parce qu’on ne jeûnait pas. La pression religieuse s’est accentuée ces dernières années », dit-il.

Baptisé « La petite Turquie », le Xe arrondissement turc aurait-il également voté à 58% « Oui », comme en Turquie ? Zeki, directeur de l’agence de voyage Beytour, spécialisée sur les voyages en Turquie, est catégorique : « A l’identique, j’en suis certain. Il y aurait eu le même pourcentage. Je n’ai pas de statistiques évidemment mais j’entends ce que disent mes clients ! ». La communauté turque de France, entre 300 et 400.000 personnes, est loin d’être homogène. La première vague d’immigrés turcs arrivés de façon régulière dans les années 70 pour pallier au manque de main d’oeuvre française n’a pas grand chose à voir avec ceux des années 80, attirés par un statut de réfugié politique en France ou avec ceux , arrivés clandestinement, plus récemment. Mais on y retrouve les mêmes clivages qu’en Turquie.

« Intégration ne signifiait pas assimilation »

« En France aussi, les Turcs et les Kurdes s’opposent, selon Özer, le libraire kémaliste, mais la grande différence c’est que ni l’Etat, ni l’armée turque, ni des puissances extérieures n’interviennent pour jouer les uns contre les autres ». L’enjeu n’a donc rien à voir : ici, les Turcs redoutent surtout d’être assimilés aux militants kurdes, plus politisés, qui défilent régulièrement dans les rues de Paris pour réclamer la libération de leur leader Abdullah Ocalan, emprisonné depuis plus de dix ans par Ankara. « La plupart des Turcs qui sont en France ne font pas de politique, ils sont là pour le boulot et gagner de l’argent, c’est leur objectif numéro un », explique Marc, un commercial, chemise bleue et pantalon de flanelle, qui a dû changer son prénom de Mustafa au profit d’un prénom plus chrétien pour obtenir un travail.

Les différentes communautés turques (alévis, sunnis, kurdes) vivent plus refermées sur elles-mêmes, aussi. Chacune leur association et leur café. De plus, la France n’est pas une ancienne puissance coloniale pour les Turcs, eux-mêmes héritiers d’un Empire. Ce qui explique leur moindre intérêt pour la scène politique française et leur attachement nationaliste à la Turquie. « Intégrez-vous , prenez la nationalité française puisqu’on vous la propose ! », a lancé en substance Tayyip Erdogan aux quelque 6.000 Turcs de France et d’Europe venus le voir et l’écouter au Zénith en avril. Avant d’ajouter qu’« intégration ne signifiait pas assimilation ». Comme en Turquie, « le soutien à l’AKP progresse dans les cités des banlieues au détriment des mouvements ultranationalistes », prétend San, étudiante franco-turque à Science-Po.

Mais ce n’est pas tant l’influence de l’AKP dans certaines banlieues françaises qui inquiète Sémir l’Alévi. C’est son pouvoir en Turquie. « Je me fais du souci pour mes parents », dit-il. Et même Canan, l’admiratrice de Tayyip Erdogan, montre quelque réserve. Lorqu’on lui demande si elle irait s’installer en Turquie, sa réponse est immédiate : « j’ai bien plus de liberté en France, s’exclame-t-elle, bien plus que je n’en aurais là-bas ! ».

par Ariane Bonzon pour Slate


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