EDITO
Fin avril, le texte définitif du jugement du 28 février 2013 — soit exactement un an après la décision du Conseil constitutionnel censurant la proposition de loi Boyer - a été communiqué par la 17e chambre du tribunal de grande instance (TGI) de Paris, dans l’affaire Oran contre Leylekian. Laurent Leylekian, ancien directeur général de la (très mal nommée) Fédération euro-arménienne pour la justice et la démocratie (FEAJD, Bruxelles) et ancien rédacteur-en-chef de France-Arménie (Lyon) a été condamné à verser 7 500 euros à sa victime, Sirma Oran-Martz (4 000 pour préjudice moral, 3 500 au titre du remboursement des frais d’avocat) ; à payer 90 euros à l’État, comme frais d’enregistrement du jugement ; et à 2 500 euros d’amende avec sursis (ce qui signifie qu’il ne paiera cette amende que s’il commet une nouvelle infraction pénale durant les cinq ans à venir ; le sursis est très fréquent dans les affaires de diffamation, pour les primo-délinquants). ...
Le « chasseur de sorcières » Laurent Leylekian condamné : une décision mémorable
Fin avril, le texte définitif du jugement du 28 février 2013 — soit exactement un an après la décision du Conseil constitutionnel censurant la proposition de loi Boyer - a été communiqué par la 17e chambre du tribunal de grande instance (TGI) de Paris, dans l’affaire Oran contre Leylekian. Laurent Leylekian, ancien directeur général de la (très mal nommée) Fédération euro-arménienne pour la justice et la démocratie (FEAJD, Bruxelles) et ancien rédacteur-en-chef de France-Arménie (Lyon) a été condamné à verser 7 500 euros à sa victime, Sirma Oran-Martz (4 000 pour préjudice moral, 3 500 au titre du remboursement des frais d’avocat) ; à payer 90 euros à l’État, comme frais d’enregistrement du jugement ; et à 2 500 euros d’amende avec sursis (ce qui signifie qu’il ne paiera cette amende que s’il commet une nouvelle infraction pénale durant les cinq ans à venir ; le sursis est très fréquent dans les affaires de diffamation, pour les primo-délinquants).
Le tribunal a fait une analyse rigoureuse des propos poursuivis « qui forment un tout indivisible et qui ne sauraient être artificiellement isolés les uns des autres » : « de tels propos, qui tendent à stigmatiser et à déconsidérer la partie civile, en lui imputant de participer à un vaste complot négationniste, ayant pour objet de subvertir, déstabiliser et combattre de l’intérieur des structures sociales et politiques de l’Union européenne, et de poursuivre la destruction des valeurs fondamentales du monde libre, portent sur des faits suffisamment précis pour pouvoir faire l’objet d’un débat contradictoire sur la preuve de leur vérité et sont contraires à l’honneur et à la considération de Sirma Oran-Martz » — ce qui veut dire qu’ils sont diffamatoires : la diffamation, en droit français, est l’imputation d’un ou plusieurs faits précis contraires à l’honneur et à la considération. M. Leylekian s’est livré à « une violente stigmatisation » de Mme Oran-Martz « et de ses ‘semblables’, par une accumulation d’images et de propos dévalorisants, faisant d’eux les ennemis du genre humain. » Mme Oran-Martz, souligne le tribunal, n’est « pas le monstre dénoncé par Laurent Leylekian dans des propos aussi violents qu’excessifs, et qui ne s’apparentent aucunement à un véritable débat d’idées, même polémique. » D’ailleurs, « à la barre, Laurent Leylekian a explicitement reconnu que son article ne se situait pas dans le cadre d’un débat d’idées ». Je me rappelle de ce moment où le président Alain Bourla fit remarquer à M. Leylekian : « Vous dites [suivait la référence exacte] : ‘je n’accepte pas le débat avec les Turcs, tant qu’ils n’ont pas reconnu le génocide arménien sans condition.’ Vous savez, monsieur Leylekian, il y a peu de débats entre gens qui sont totalement d’accord. » Puis, le magistrat fit éclater la contradiction entre ce que M. Leylekian a toujours dit, et la stratégie de défense laborieusement élaborée par son avocat, lequel soutenait que l’éditorial s’inscrivait dans un débat d’idées, certes polémique.
Le tribunal a sèchement rejeté l’offre de preuve et les prétentions de M. Leylekian à la bonne foi. Mieux : il a expliqué que l’éditorial de M. Leylekian « est issu d’une véritable dénaturation du sens et de la portée de la décision de justice évoquée dans les premières lignes », c’est-à-dire celle qui a débouté Mme Oran de ses demandes contre le maire de Villeurbanne Jean-Paul Bret. Les remarques citées par M. Leylekian, qui en durcit le sens, sont « sans portée juridique », comme l’a rappelé fort à propos la 17e chambre du TGI de Paris. L’article « dénué de tout véritable humour, par son ton et sa teneur, s’apparente à une véritable ‘chasse aux sorcières’ et à une violente stigmatisation de la partie civile. »
Si la décision est confirmée par la cour d’appel, elle aura une portée considérable, dans le prolongement de la condamnation de Movsès Nissanian par le TGI de Lyon, le 27 avril 2010. À Lyon, c’est l’injure qui avait été condamnée — l’assimilation, hélas fréquente jusque-là dans un certain discours arménien francophone, du contradicteur à un nazi, sans référence à un fait précis. Le jugement de Paris porte sur la diffamation : les accusations calomnieuses autour du « négationnisme d’État ». En cas de confirmation, il deviendra extrêmement risqué pour les nationalistes arméniens de France de se livrer au dénigrement qu’ils préfèrent : traiter ceux qui osent ne pas penser comme eux de « négationnistes au service de l’État turc ». Une autre leçon du procès de Paris, confirmant là encore celle de Lyon, c’est l’argumentation rationnelle qui est efficace. Alain Mascarou, témoin de la partie civile, s’est fait un plaisir de relever les perles de M. Leylekian sur l’histoire ottomane. Quant à moi, j’ai expliqué, notamment, combien il était absurde d’assimiler ceux qui contestent la qualification de « génocide arménien » à des faussaires [1] comme Robert Faurisson. J’ai poliment défié l’ancien bâtonnier de Paris Christian Charrière-Bournazel, qui avait la lourde tâche de défendre M. Leylekian. Je n’ai pas eu, pourtant, à subir la moindre tentative de déstabilisation de sa part : il ne m’a posé aucune question. Mieux : dans sa plaidoirie, il m’a fait le plus beau cadeau qu’il pouvait me faire, en qualifiant de « simulacres » les verdicts des cours martiales stambouliotes de 1919-1920, dont j’avais justement montré le caractère inique et partial durant ma déposition. Il ne faut donc pas craindre, ni de porter plainte avec constitution de partie civile, ni d’attaquer frontalement, devant le tribunal, l’accusation de génocide, pour peu, bien entendu, qu’on dispose d’arguments solides, et qu’on fasse clairement la différence entre contester cette accusation (ce qui est parfaitement fondé) et nier l’existence de crimes contre des Arméniens ottomans en 1915-1916 (ce qui serait historiquement faux et moralement indéfendable). Au contraire : c’est en répliquant rationnellement sur l’histoire que la partie civile a le plus de chance d’empêcher le prévenu de bénéficier d’une indulgence du tribunal.
Enfin, les réactions, côté nationaliste arménien, sont assez édifiantes. Il y eut, bien entendu des commentaires hystériques et paranoïaques, relevant de l’outrage à magistrat. Armenews.com et le collectif VAN ont même traduit l’éditorial de l’utra-fanatique Harout Sassounian, paru dans l’Armenian Weekly (Boston) et d’autres journaux arméno-américains, et consacré à ce jugement. Ce texte haineux sous-entend même que les magistrats agissaient sur ordre du gouvernement turc ! Nous sommes dans une démonologie qui n’a pas grand-chose à envier aux Protocoles des Sages de Sion. Néanmoins, ce qui est encore plus digne d’intérêt, car plus intelligent, c’est l’article de deux pages paru dans le numéro d’avril des Nouvelles d’Arménie magazine. Le texte, tout en se désolant du jugement et surtout du montant des dommages et intérêts accordés à Mme Oran-Martz, se termine par cette critique à peine implicite de la violence verbale de M. Leylekian :
« Cette affaire sonne comme un énième avertissement. La bonne volonté et la justesse de la cause arménienne ne suffisent pas. Gare aux excès de lyrisme, à l’improvisation et aux sirènes de l’émotion. Les doux temps anciens sont révolus, communiquer est devenu un acte juridique [2]. »
L’article cité ci-dessus est destiné principalement aux militants de la « cause », n’ayant paru que sur papier. Il n’en est que plus révélateur d’un début de prise de conscience. Oui, le temps où les extrémistes arméniens pouvaient se permettre n’importe quel langage, sans risque d’être poursuivis, est « révolu ». Pour le faire comprendre à certaines personnes particulièrement dures d’oreille, d’autres procès seront sans doute nécessaires.
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[1] Le 31 mai 2007, le TGI de Paris a débouté Robert Faurisson, qui poursuivait l’ancien ministre de la Justice Robert Badinter après que celui-ci l’eut traité de « faussaire ». En utilisant un tel terme, M. Badinter a « gardé une parfaite modération dans le propos », au vu des falsifications de M. Faurisson. Ce dernier fut condamné à verser cinq mille euros à l’ancien ministre, au titre de ses frais d’avocat. Je tiens à rappeler au passage que M. Faurisson fut condamné deux fois au pénal (pour diffamation envers un particulier et diffamation raciale) avant l’adoption de la loi dite Gayssot de juillet 1990.
[2] Jean-Jacques Avedissian, « 10 000 euros d’amende pour diffamation », Les Nouvelles d’Arménie magazine, avril 2013, p. 41.