7 mai 2024

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100e anniverssaire de la république de Turquie

Les dessous des Mémoires de l’Ambassadeur Morgenthau


Livres

IV - Le cas de Talaat bey

Publié le | par Hakan | Nombre de visite 479
IV - Le cas de Talaat bey

Le traître par excellence dans le livre, et la cible la plus importante de la vindicte de Morgenthau, est Talaat Bey [1], le ministre ottoman de l’Intérieur. Un examen du traitement qui lui a été infligé servira dès lors à établir la grande divergence inexplicable entre les événements tels qu’ils sont rapportés par Morgenthau d’une part, dans son journal et ses lettres durant son séjour à Constantinople ( - ), et de l’autre, dans son livre en . Les exemples qui suivent -en aucun cas exhaustifs - et présentés dans l’ordre dans lequel ils apparaissent dans le livre, serviront à illustrer ce point :

1) En décrivant "Talaat, le chef dans ce groupe d’usurpateurs", Morgenthau déclare :

"Je puis en outre affirmer qu’il se souciait fort peu du Mahométisme car à l’instar de la majorité des chefs de son parti il faisait fi de toutes les religions.

Je hais tous les prêtres, rabbins et hodjas" me dit-il un jour." [2]

Talaat Bey, ministre ottoman de l’Intérieur.

Talaat Pacha
Talaat Pacha

Cette photographie qui fut offerte à l’Ambassadeur Morgenthau se trouve à la Bibliothèque Présidentielle Franklin Delano Roosevelt. à Hyde Park. N.Y. [FDR-PHM - Collection Photo.]
En fait, il n’y a pas une seule référence dans les documents d’époque de Morgenthau à Constantinople qui confirme cette déclaration. Au contraire, la seule référence aux convictions religieuses de Talaat se trouve dans une note du journal du , où décrivant un souper la veille auquel il avait invité Talaat, le Grand Rabbin Nahoum, sa femme et Schmavonian, Morgenthau écrivait :

"Talaat m’a dit l’autre soir qu’il était le plus pieux du cabinet ; Djahit ne l’était pas du tout et Djemal un peu." [3]

Même si on n’est pas sûr que Talaat ait été effectivement le plus religieux des leaders Jeunes Turcs, le journal et les lettres personnelles de Morgenthau contiennent une douzaine de références sur les proches rapports qui existaient entre Talaat et le Grand Rabbin Haim Nahoum, chef des communautés juives ottomanes, ce qui remet en cause la véracité des propos prêtés à Talaat disant à Morgenthau qu’il "haïssait tous les prêtres, rabbins et hodjas". [4]

Pourquoi alors Morgenthau a-t-il voulu décrire Talaat comme étant athée, alors qu’il se contredit lui-même dans son propre journal ? La réponse évidente est que Morgenthau trouvait que ses allégations pouvaient être utiles à créer un sentiment de dégoût et une révulsion chez le public qu’il visait, en décrivant le traître comme athée et non comme favorable à la religion, même si c’était l’Islam.

2) Dans la partie du livre traitant du retour forcé des Grecs établis sur la côte égéenne de l’Anatolie vers les îles d’où ils sont originaires (fin du printemps, début de l’été ), Morgenthau écrit :

"Je connaissais bien Talaat alors, je le voyais presque chaque jour et il avait l’habitude de discuter pratiquement avec moi chaque phase des relations internationales. Je fis de vives objections contre les traitements infligés aux Grecs, je lui dis qu’ils provoqueraient une impression désastreuse à l’étranger et que les sympathies américaines en seraient affectées." [5]

Les frères Soghomon à droite Sahak et Misak Tehlirian volontaires dans l'armée russe
Assassinat de Talaat Pacha
Les frères Soghomon à droite Sahak et Misak Tehlirian volontaires dans l’armée russe

Contrairement aux affirmations de Morgenthau sur ses rapports quasi-quotidiens avec Talaat. Une analyse détaillée de son journal durant la période allant du au démontre que Morgenthau et Talaat se sont vus seulement une vingtaine de fois, dont huit à peine étaient des réunions en bonne et due forme, le reste du temps, ils se sont rencontrés lors d’occasions mondaines. [6] Tout au long de la période en question, Morgenthau a vu Talaat pour des raisons de service, une fois toutes les trois semaines. Ainsi, lorsque la crise des expulsions atteint son point le plus aigu (mi mai-juin 1914), Talaat et Morgenthau ne se sont pas rencontrés du tout. Le journal de Morgenthau enregistre des réunions seulement le et ensuite le . [7]

Le journal ne confirme pas non plus l’assertion de Morgenthau affirmant qu’il avait fait des remontrances à Talaat sur sa manière de traiter les Grecs. Au contraire, il établit que l’affaire ne fut au centre des discussions que lors d’une seule de leurs réunions, celle du . A cette occasion, Morgenthau a simplement pris note de la justification de Talaat de déporter les Grecs sans faire aucune représentation de quelque manière qu’elle soit :

"Schmavonian et moi-même sommes passés chez Talaat. Il a été franc... Il semblait déterminé de voir les Grecs de la campagne, non des villes, quitter leur pays ; les Grecs ici payent des taxes au gouvernement grec, collectées par les métropolites dit-il, ils veulent reprendre leurs îles, dit-il ; il admet la supériorité grecque dans l’éducation et leurs capacités pour le commerce..." [8]

Dans sa lettre hebdomadaire à sa famille, datée du , il rapporte la même conversation comme suit :

"Dans l’après-midi, j’ai rendu visite à Talaat. Il a été très franc... Ils sont incontestablement déterminés de voir ceux des Grecs qui vivent hors des villes quitter leur pays dans le calme et aussi rapidement que possible. La question qui semblait l’irriter le plus était que ces Grecs ottomans payent des taxes au gouvernement grec et une partie de l’argent gagné sur le sol turc servira à payer les bateaux que la Grèce vient de nous acheter. Mon secrétaire [Hagop S. Andonian] m’a appris dernièrement que lorsqu’il allait au Robert College, vingt ans auparavant, les étudiants grecs avaient l’habitude de payer chaque semaine une contribution à la flotte grecque et cela de leur argent de poche. Talaat avoua qu’ils voulaient soit récupérer les îles soit expulser les Grecs du continent." [9]

Loin de faire des remontrances à Talaat sur le comportement des Ottomans à l’égard de la population grecque, Morgenthau semble n’avoir prononcer la moindre phrase pouvant suggérer qu’il trouvait cette politique inacceptable. Pourquoi alors en , prétend-il qu’il avait fait "de vives objections contre les traitements infligés aux Grecs", ou qu’il "le voyait presque chaque jour" et que "Talaat avait l’habitude de discuter pratiquement chaque phase des relations internationales avec moi" ? [10] Une fois encore, il ne peut y avoir qu’une raison : Morgenthau prépare le terrain pour appuyer sa prétention à avoir établi avec Talaat des rapports de familiarité et d’autre part il tente d’affermir son crédit en tant que défenseur de toute minorité persécutée par les Turcs musulmans.

3) En essayant de décrire les motivations qui ont dicté la politique de Talaat à l’égard des minorités, Morgenthau écrit :

"...Talaat m’expliqua sa politique nationale. Ces différents blocs au sein de l’Empire Turc dit-il, ont toujours conspiré contre la Turquie ; par l’hostilité de ces populations indigènes, elle a perdu province sur province : la Grèce, la Serbie, la Roumanie, la Bulgarie, la Bosnie, l’Herzégovine, l’Égypte et Tripoli. L’Empire ottoman s’est amoindri ainsi jusqu’à ce qu’il fût près de disparaître. ’Pour que survive cette dernière parcelle de notre Patrie, ajouta-t-il, nous devons nous débarrasser de ces peuples étrangers’. ’La Turquie aux Turcs’, telle était maintenant son idée dominante." [11]

Cette prétendue conversation, comprenant la phrase de Talaat "La Turquie aux Turcs" se déroula, selon le livre, lors de la même discussion référée plus tôt dans laquelle Talaat expliquait son désir de forcer les Grecs établis sur la côte égéenne de retourner dans leurs foyers d’origine dans les îles. Comme nous l’avons déjà vu, aucune référence ne vient appuyer les vues attribuées à Talaat sur "la Turquie aux Turcs" ni dans le journal ni dans les lettres de Morgenthau ayant rapport à cette réunion.

Pourquoi alors Morgenthau a-t-il voulu attribuer ces mots à Talaat Bey ? La réponse est simple une fois encore : il voulait que la figure de proue du triumvirat Jeune-Turc exprime verbalement un des leitmotifs majeurs du livre, à savoir que c’est le nationalisme turc à outrance qui a déclenché leur tentative "d’exterminer" les Arméniens. Ce thème, dont il est impossible de retrouver l’évidence d’une trace, ni dans le journal ni dans les lettres, apparaît tout au long du livre. A plusieurs reprises, nous pouvons y lire des déclarations telles que "La Turquie aux Turcs" [12], "A ses yeux, la Turquie était exclusivement une terre pour les Turcs ; il dédaigne tous les autres éléments dans sa population" [13], "C’était sa détermination de turquifier tout l’Empire" [14], "ils ont décidé de créer une nation exclusivement pour les Turcs" [15], "leur passion de turquifier la nation semblait aboutir logiquement à l’extermination de tous les Chrétiens" [16], et, "Le temps est arrivé de faire de la Turquie une nation exclusivement turque" [17]. C’est presque comme si nous étions exposés à une répétition "insidieuse" conçue pour nous convaincre que les Jeunes-Turcs étaient des idéologues racistes. Si Morgenthau lui-même en est arrivé à croire ceci sur les Turcs en , ce ne peut être qu’après son départ de Turquie en qu’il a adopté ce point de vue car rien de ce qu’il a noté durant son séjour à Constantinople ne vient étayer cette opinion.

4) Décrivant une réunion avec Talaat, le , lors de laquelle l’alliance turco-allemande était à l’ordre du jour, Morgenthau nous relate la discussion suivante :

"Au cours de cette entrevue, Talaat me déclara franchement que la Turquie avait décidé de se ranger aux côtés des Allemands et de vaincre ou mourir avec eux. Il allégua les motifs que l’on connaît et ajouta que si l’Allemagne était victorieuse - et Talaat dit qu’il ne se doutait pas que l’Allemagne serait victorieuse - le Kaiser se vengerait sur la Turquie de lui avoir refusé son concours." [18]

En d’autres termes, Talaat est décrit ici comme quelqu’un qui a pris une décision de real politik et a décidé de se ranger du côté des Allemands en se basant sur sa propre conviction que les Allemands allaient emporter la guerre. Alors qu’aucune lettre de famille sur cette réunion n’existe, Morgenthau a noté ses impressions de cette réunion du avec Talaat dans son journal probablement quelques heures après les fait. Voici qu’il a écrit :

"Suis passé... chez Talaat... Nous avons eu une discussion intéressante ; il admet ouvertement qu’ils allaient se ranger du côté des Allemands ; advienne que pourra ; il dit qu’ils doivent avoir un pays puissant sur lequel compter, et s’ils n’avaient pas décidé de dépendre des Allemands, ceux-ci auraient été les premiers, une fois vaincus, à suggérer le partage de la Turquie ; ils étaient prêts à vaincre ou mourir avec eux." [19]

Dans le livre, Morgenthau a dénaturé le récit de son journal pour transformer un Talaat très hésitant, sans aucune opinion quant à l’issue de la guerre, un Talaat qui a simplement adopté le moindre des maux dans l’espoir de rester à la surface en un opportuniste qui, après avoir soupesé les alternatives, se rallie au côté des Allemands à cause de sa foi en l’invincibilité allemande. Pourquoi ? Tout simplement parce que cela ne convient pas à sa thèse de ne pas avoir le traître principal de son histoire engagé à fond au côté de la néfaste machine de guerre allemande. Morgenthau a sacrifié toute prétention à la véracité historique en faveur de ce qui peut être appelé un coup de propagande à court terme.

5) En relatant une visite à Talaat tard dans la nuit du , pour protester contre le traitement des ressortissants anglais et français, Morgenthau écrit :

"Voyons, Talaat, dis-je, sentant l’urgence de lui parler sans détour, ne sentez-vous pas combien vous agissez follement ? Vous m’annoncez, il y a quelques heures, votre résolution de traiter décemment les Français et les Anglais, vous m’avez prié d’en publier la nouvelle dans la presse américaine et étrangère...

Une nouvelle, télégraphiée à ce moment à Talaat, ruina presque ma cause... son visage perdit son expression de gaieté et devint quasi-féroce ; il se tourna vers moi et m’expliqua :
’Les Anglais ont bombardé les Dardanelles ce matin et tué deux Turcs !’ Puis enchaînant, il continua : ’Nous avons l’intention de tuer trois chrétiens pour chaque musulman massacré’.
...
Enfin nous prîmes les derniers arrangements en vue du départ du train. Talaat avait souvent changé d’humeur pendant cette longue entrevue, se montrant tour à tour maussade, aimable barbare et complaisant.
" [20]

Ce récit qui couvre six pages du livre de Morgenthau, décrit Talaat Bey comme un enfant gâté, séduit par la candeur de Morgenthau et lui passant en fin de compte tous ses souhaits. Une bonne part du récit consiste en prétendues conversations rapporté dans le style direct. Il décrit en détail Talaat Bey qui débuta en tant que télégraphiste, "assis là en pyjama gris et fez rouge, transmettant activement ses dépêches", [21] etc. En fait, toute la source de ces six pages de dialogue ininterrompu entre Talaat et Morgenthau est la note suivante de son journal du  :

"Schmavonian et moi sommes allés à la [Sublime] Porte et ensuite chez Talaat, lui en pyjama, sa femme regardant à la dérobée à travers les portes. Bedri est apparu, le téléphone fonctionnait. Je leur ai dit clairement que j’avais répandu la nouvelle et que s’ils se dérobaient, des blâmes suivront ; il admit que c’était le général chef d’état-major allemand qui de retour avait trouvé qu’ils étaient trop clément et était intervenu. Il y a déjà des conflits entre civils et militaires et entre les Turcs et Allemands, des troubles en vue ; a promis d’essayer et de laisser les étrangers [rester] dans l’intérieur à moins que Beyrouth, Smyrne et d’autres ports non protégés soient bombardés, alors tout le monde sera gardé en otage. Le Gouverneur de Syrie informera notre consul que trois chrétiens seront tués pour chaque musulman de tué. Les Dardanelles ont été bombardé de 8:30 à 8:40 et deux Turcs ont été tués. A 7:45, Talaat nous a dit que le train pouvait partir. Nous sommes retournés à la station vers 8:10 lorsque le départ a été annoncé. Quelle joie." [22]

C’est ici un exemple pratiquement typique de récit du livre n’ayant presque aucune ressemblance avec le passage dans le journal sur lequel il aurait dû être basé. Du portrait de Talaat "ce Turc énorme", courbé sur son appareil télégraphique et "frappant les touches avec une irritation croissante" [23] (alors qu’il parlait au téléphone), à sa prétendue réaction au bombardement des Dardanelles, résultant en la mort de deux civils, menaçant de tuer trois chrétiens pour chaque musulman massacré [24] (amalgamant dans le désordre deux événements complètement isolés), c’est-à-dire du début à la fin, toute la série apparaît comme moins réelle que surgit d’une imagination débordante. Encore une fois, la question est pourquoi ? Ici également, c’est l’intention de Morgenthau de décrire Talaat, comme le prototype du Turc, brutal, cru, et vicieux dans ses actions. Seule l’influence cajoleuse de l’ambassadeur américain, Henry Morgenthau, peut contrôler le Turc, imprévisible et dangereux. En réalité, le ministre de l’Intérieur et le chef de facto du gouvernement d’un Etat auprès duquel Morgenthau était accrédité comme ambassadeur, l’a reçu durant une situation de crise chez lui, et a consacré du temps à résoudre la question des étrangers, ressortissants des états belligérants désirant quitter le pays sans visa de sortie, en donnant une série de coups de téléphone. Cet acte de générosité désintéressée est tourné en parodie, lorsque Talaat est décrit en écolier chahuteur et caractériel, n’étant tenu en bride que par la fermeté de Henry Morgenthau. Si Burton Hendrick peut être excusé d’avoir mal interprété les récits laconiques du journal, il apparaît que tous les détails fictifs dans cette partie du livre ont du être ajoutés en par Morgenthau en personne.

6) Il est souvent difficile de trouver un lien entre les passages du livre et les références du journal dont ils sont supposés être inspirés. Par exemple lorsque Morgenthau et compagnie écrit :

"Je suis allé voir Talaat encore une fois. La première chose qu’il fit, fût d’ouvrir son secrétaire et d’en tirer quelques dépêches jaunes.
 Pourquoi ne nous donnez-vous pas cet argent ? dit-il en ricanant.
 Quel argent ? demandai-je.
 Voici un cablôgramme pour vous d’Amérique, vous envoyant une grosse somme pour les Arméniens ; vous devriez en faire meilleur usage et nous la remettre à nous Turcs ; nous en avons autant besoin qu’eux.
 Je n’ai pas reçu un tel cablôgrarnme, répondis-je.
 Oh non ! mais ça viendra, je reçois toujours vos cablôgrammes avant vous, savez-vous ? Après les avoir lus, je vous les fais parvenir.
" [25]

Non seulement Talaat Bey lisait le courrier des autres, mais il s’en vantait. Non seulement il a entrepris "l’extermination" des Arméniens, mais il est tellement sans coeur qu’il ose en réalité demander à Morgenthau de lui donner l’argent que les Américains généreux ont collecté pour soulager ces populations qui souffrent. C’est par une lecture très attentive du journal de Morgenthau, qu’on peut trouver le récit qui sert de source à cette déclaration. On peut y lire :

"Lui [Talaat] m’a demandé si j’allais prendre l’argent supplémentaire offert par les États-Unis à moi, par câble, aujourd’hui ; c’était une admission qu’il avait lu ou connaissait le contenu de mon télégramme." [26]

Il y a plusieurs problèmes dans l’interprétation du passage repris dans le livre :

a) le récit du journal dont il est tiré est daté du , six mois avant le début des déportations des Arméniens et en fait, dix mois avant l’arrivée de l’aide américaine destinée aux Arméniens ;

b) le récit du journal note clairement que Morgenthau avait déjà reçu le télégramme en question, en d’autres termes, Morgenthau ne laisse pas entendre que Talaat se réfère à un message que lui-même n’avait pas encore vu ;

c) Morgenthau ne fait que déduire de la question de Talaat que celui-ci avait vu, ou avait été informé du câble sur le sujet des fonds ; il n’en est pas informé par Talaat lui-même qui, dans le livre, se vante de recevoir tous les câbles avant que Morgenthau n’ait pu les voir.
Il est évident que Hendrick avec l’accord tacite de Morgenthau, a de nouveau tout simplement fabriqué de toute pièce une discussion de plus entre Talaat et Morgenthau dans le but de décrire le leader turc comme un être profondément répugnant et inhumain.

7) A l’occasion, Morgenthau dépasse même la "licence poétique" et invente littéralement de prétendues conversations qui n’ont aucun fondement ni dans le journal ni dans les lettres. Et peut-être la plus compromettante des accusations de cette nature est la suivante que Morgenthau décrit ainsi :

"Un jour Talaat me demanda la chose la plus étonnante que j’ai jamais entendu. La New York Life Insurance Company et l’Equitable Life of New York avaient depuis des années fait des affaires considérables avec les Arméniens. L’habitude d’assurer leur vie n’était qu’une autre preuve de leur frugalité.

Je voudrais, dit Talaat, que vous me fassiez avoir par les compagnies américaines d’assurances sur la vie une liste complète de leurs clients arméniens, car ils sont presque tous morts maintenant, sans laisser d’héritiers ; leur argent revient par conséquent au gouvernement, c’est lui qui doit en bénéficier. Voulez-vous me rendre ce service ?
C’en était trop, et furieux je lui dis. ’Ne comptez pas sur moi pour vous procurer ces listes’ et me levant, je le quittai.
" [27]

Plus peut être que n’importe quel autre incident rapporté dans le livre, ce mépris vulgaire de la vie humaine et de la décence s’inscrit de lui -même dans la mémoire du lecteur. Il est évident que personne ne pourrait inventer une telle conversation. Cela a dû se produire de la manière que l’a relaté Morgenthau. Mais en est-il vraiment ainsi ? Un examen attentif de tout ce que Morgenthau a écrit depuis le début de la déportation des Arméniens en jusqu’à son départ le ne permet pas de retrouver la moindre trace de cette prétendue conversation. Vu le fait que nous avons des centaines de références dans le journal pour cette période à Talaat et à la manière dont étaient traités les Arméniens, cette lacune est difficilement explicable. De plus, Morgenthau a rédigé de nombreux rapports pour le Département d’Etat sur les Arméniens et aucun ne mentionne cette discussion. Enfin, pour la période en question, nous avons un jeu complet de lettres à la famille couvrant plusieurs centaines de pages qui sont littéralement truffées de récits de rencontres avec Talaat et des discussions concernant le sort des Arméniens. Leur contenu recouvre jour par jour les derniers douze mois de la mission de Morgenthau en Turquie. Or, elles non plus ne font pas mention de la requête révoltante de Talaat demandant que le gouvernement turc soit le bénéficiaire des polices d’assurances détenues par ces Arméniens morts du fait du traitement qui leur a été infligé. Plus éloquent que cet argument "in absentia" est le fait que cette prétendue conversation entre Talaat et Morgenthau est la seule de toutes celles mentionnées dans le livre dont on ne trouve aucune trace ni dans le journal ni dans la correspondance. Bref, cela semble n’être qu’une tentative de plus pour obscurcir encore davantage l’image déjà si sombre que nous présente Morgenthau de Talaat Bey.

C’est après un examen plus approfondi des Documents Morgenthau que l’on est confronté par une explication encore plus troublante de la raison pour laquelle Morgenthau aurait pu inclure cette fiction dans son livre. En consultant les notes du journal antérieures à la période des déportations arméniennes, c’est-à-dire avant le il apparaît que Morgenthau a bien soulevé lors d’une réunion avec Talaat, les affaires d’une des compagnies auxquelles il se réfère dans son livre. En effet, le (trois entières semaines avant le début des déportations) nous lisons dans le journal :

"Suis passé chez Talaat au bureau du ministre du Commerce ; je lui ai parlé des fonds de la compagnie New York Life Insurance Company." [28]

Est-il possible que c’est à partir de ces deux lignes du journal que Hendrick ait imaginé la prétendue conversation dont on a déjà parlé plus haut ? Et comme dans le cas de la discussion rapportant que Talaat Bey aurait lu les câbles de Morgenthau et suggéré que l’argent destiné aux Arméniens soit remis au gouvernement turc, est-il possible que Hendrick ait entièrement forgé cet épisode (probablement avec la complicité de Morgenthau) ? Et, une fois de plus, la réponse est affirmative. Même s’il y a eu une question relative aux fonds de la compagnie New York Life Insurance, bloqués en Turquie, cela n’a rien à voir avec les Arméniens. Bien au contraire, une série de faits rapportés dans le journal de Morgenthau pour la période de mars et d’ nous permet d’affirmer catégoriquement que la question était tout autre que celle dépeinte dans le livre.

Nous pouvons résumer ainsi les notes du journal concernant la question de la compagnie New York Life Insurance :

le , un Mr. Feri, le représentant à Constantinople de la compagnie d’assurances, rendit visite à Morgenthau et l’informa que le gouvernement ottoman refusait de débloquer leurs comptes en banque parce que le siège de leur compagnie se trouvait à Paris (l’Empire ottoman était alors en guerre avec la France) ; [29]

le , Morgenthau, souleva la question au cours d’un entretien avec Talaat Bey qui l’informa du fait suivant : "En ce qui concerne les fonds de la New York Life, la compagnie n’a jamais été enregistrée et ils ne veulent pas qu’elle retire ses fonds, comme ils craignent qu’elle ne puisse faire face à ses échéances ici" ; [30]

comme déjà relevé, le , le journal de Morgenthau écrit qu’il "est passé chez Talaat au ministère du Commerce et parlé des fonds de la compagnie New York Life Insurance" ; [31]

Donc, voilà, en tout et pour tous les références concernant les fonds de la compagnie New York Life Insurance dans les documents de Morgenthau. Le texte du montre clairement que, loin d’être désireux de devenir les bénéficiaires des biens des Arméniens décédés, Talaat et le gouvernement turc avaient intérêt à ce que la compagnie maintienne assez de capitaux en Turquie pour garantir le paiement de toute future réclamation.

La logique la plus simple nous indique que la version de Morgenthau est fausse car son journal prouve que tout au long de sa mission à Constantinople, la compagnie d’assurance avait son propre représentant dans la capital ottomane ; ainsi, si Talaat avait voulu une liste des assurés, il n’avait qu’à la lui demander. [32]

Encore une fois, la question à poser est la suivante : pourquoi ce passage apparaît-il en premier lieu dans le livre ? En plus du but maintenant clairdelapartde Morgenthau, de vouloir noircir la réputation de Talaat Bey de toutes les manières possibles et imaginables, il a bien pu avoir eu une raison beaucoup plus intéressée d’inclure ce passage. Une lecture approfondie des documents de Morgenthau démontre qu’au moment même où Morgenthau écrivait son livre, il était aussi membre du conseil d’administration de... l’Equitable Life Insurance Society à New York ! [33] En fait, son journal pour l’année indique que le , il prit part à 12:00 à une réunion du conseil de cette compagnie, et qu’il rencontra Burton J. Hendrick à 14:30 [34] (probablement pour travailler sur le manuscrit). Morgenthau, qui a été élu membre du conseil d’administration le  [35], avait été très fier d’avoir été choisi et il écrivit même à son fils Henry Jr. : "Je pense que le fait d’être sélectionné comme un des curateurs fiduciaires de Equitable Life Insurance Society démontre que les pouvoirs financiers se sont déjà rendu compte que mon nom et mes conseils auront de la valeur" [36]. Il se peut fort bien que le passage en question n’ait été qu’une "pub" pour les assurances sur la vie en général. En faisant mention de la "Equitable Life Insurance Society" et en louant les Arméniens qui avaient eu la clairvoyance de s’assurer sur la vie, il se peut que Morgenthau ait tout simplement voulu lancer une réclame gratuite à l’intention des membres du conseil d’administration qui avaient eu la prescience de reconnaître déjà en que, selon ses propres termes "mon nom et mes conseils auront de la valeur". Bien qu’on n’ait pas le droit de dépasser le champ des hypothèses, une chose est claire : rien ne laisse supposer dans les notes de Morgenthau que la prétendue conversation entre Talaat Bey et Morgenthau ait réellement eu lieu.

8) Non content de rapporter des conversations fictives entre Talaat et lui-même, Morgenthau parfois ne fait qu’assembler des faits qui se sont déroulés à des occasions diverses, créant ainsi une impression totalement fausse. Un exemple de cette technique porte sur une conversation beaucoup plus sérieuse entre les deux hommes sur le traitement des Arméniens. Cette rencontre eut lieu le et se tint sur l’initiative de Talaat qui fit dire à Morgenthau (par l’intermédiaire de leur ami commun le Grand Rabbin Haïm Nahoum) qu’il désirait voir l’ambassadeur des État-Unis en tête-à-tête, c’est à dire sans le truchement de son interprète et escorte arménien Arshag Schmavonian, car il désirait parler "des affaires arméniennes". [37]

La version de Morgenthau dans son livre débute comme suit :

"Au début d’août... il m’envoya un messager spécial, me demandant si je ne pouvais le recevoir seul, il dit qu’il fournirait son propre interprète ; pour la première fois, Talaat reconnaissait que son traitement des Arméniens était un sujet auquel j’avais le droit de m’intéresser. L’entrevue eut lieu deux jours après. Le hasard voulut que depuis ma dernière visite j’eusse fait couper ma barbe. Dès que j’entrai, le robuste ministre me dit sur son ton railleur habituel : ’Vous voilà redevenu un jeune homme, si jeune que je ne puis plus vous demander conseil et avis comme autrefois’.

’J’ai fait couper ma barbe, répondis-je, parce qu’elleétait devenue toute grisonnante à la suite de votre traitement des Arméniens’." [38]

En réalité, "l’incident de la barbe" ne se produisit pas le à propos de l’affaire arménienne, mais un mois plus tôt, le , date à laquelle le journal de Morgenthau rapporte ce qui suit :

"...Talaat me taquina sur le fait que je m’étais fait couper la barbe et me dit que, puisque j’étais redevenu jeune, il ne pouvait plus me demander conseil... Je lui ai expliqué que je m’étais rasé parce que ma barbe était devenue grisonnante en raison du traitement réservé aux Arméniens." [39]

En juxtaposant l’échange de plaisanterie du et le très sérieux rendez-vous sur la "Question Arménienne" qui se tint en fait un mois plus tard, Morgenthau crée l’impression que Talaat n’était pas très sérieux lorsqu’il l’invita à discuter du problème arménien le . Comment aurait-il pu être sérieux en abordant des questions de vie et de mort par une plaisanterie sur la barbe de Morgenthau ? Ce n’est que lorsque l’on lit le texte du journal du qu’on se rend compte à quel point l’entrevue était sérieuse :

"Je rendis visite à Talaat. Il avait un homme à lui qui servait d’interprète. Il parla d’abord en anglais mais Talaat lui-même se rendit compte qu’il était lent et lui demanda de s’exprimer en allemand, ce qu’il fit beaucoup mieux. Talaat m’expliqua qu’il préférait que je vienne toujours seul chaque fois qu’il était question des Arméniens. Ainsi, il admettait qu’il était disposé à discuter la question des Arméniens avec moi. Il me dit qu’ils basaient leurs réticences envers les Arméniens sur trois points :
 qu’ils s’étaient enrichis aux dépens des Turcs ;
 qu’ils voulaient les dominer et instaurer un Etat séparé ;
 qu’ils avaient ouvertement soutenu les ennemis des Turcs et que ces derniers en étaient venus à prendre la décision irrévocable de les neutraliser avant la fin de la guerre.

J’avançai toutes sortes d’arguments mais il me dit que c’était inutile ; qu’ils avaient déjà disposé de trois quart d’entre eux, qu’il n’en restait plus un à Bitlis, Van, Erzurum et que la haine était si forte à présent qu’ils devaient en finir. Je lui parlai des pertes commerciales que cela représentait et il dit qu’ils n’en avaient cure, qu’ils avaient fait des estimations et qu’ils savaient que cela ne dépasserait pas les cinq millions de livres sterlings pour les banques etc. Il dit qu’ils voulaient traiter les Arméniens de la façon que nous traitons les nègres. Je crois qu’il voulait dire les Indiens. Je lui ai demandé de faire exception pour quelques-uns, ce qu’il promit de faire ; il promit aussi de façon catégorique que ceux vivant à Constantinople pourraient quitter le pays. Je l’interrogeai sur la déportation de quelques soixante personnes ; il me répondit que c’était des gens qui étaient venus ici d’Izmit. Il me fut impossible de l’émouvoir. Il dit qu’ils prendraient soin des Arméniens du Zor et d’ailleurs mais qu’ils n’en voulaient pas en Anatolie. Je lui dis à trois reprises qu’ils étaient en train de commettre une lourde erreur et qu’ils auraient l’occasion de se repentir. Il dit : ’nous savons que nous avons commis des erreurs mais nous ne nous repentons jamais.’" [40]

D’après le ton et le contenu de la discussion, c’était un entretien beaucoup plus grave que le récit du livre veut bien le laisser entendre. Il n’y a aucune trace de plaisanterie dans le journal, bien au contraire. Talaat semble tout à fait ingénu. Une lecture attentive de ses commentaires tels qu’ils apparaissent dans le journal de Morgenthau montre que sa comparaison entre leurs plans pour les Arméniens et la façon dont les Américains traitaient les nègres, était en dépit de la remarque de Morgenthau, bien correcte. Il voulait se référer en fait à la "ségrégation" comme sa dernière phrase sur la question le montre clairement : "Il dit qu’ils prendraient soin des Arméniens du Zor et d’ailleurs mais qu’ils n’en voulaient pas en Anatolie." [41]

Pourquoi Morgenthau ne relève-t-il pas cette affirmation de Talaat ? Parce qu’elle recoupe bien les informations qui lui parviennent de diverses sources y compris de Zenop Bezjian. le vekil (représentant) des Arméniens protestants de l’Empire ottoman. Un mois après sa conversation avec Talaat, Morgenthau reçut la visite de Bezjian qu’il note ainsi dans son journal :

"’Zenop Bezjian, vekil (représentant) des Arméniens protestants me rendit visite. Schmavonian le présenta ; c’était son camarade de classe. Il me parla longuement de la situation [à l’intérieur]. Je fus surpris de l’entendre dire que les Arméniens du Zor étaient plutôt contents ; qu’ils avaient déjà repris leurs affaires et gagnaient bien leurs vies ; ce furent les premiers à être déportés et à arriver là sans être massacrés. Il me donna une liste indiquant l’emplacement des divers camps et il pensait que plus d’un demi-million avaient été déplacés. Il était très soucieux qu’on les aida avant l’arrivée de l’hiver." [42]

En dépit de tous les commentaires du livre, Morgenthau n’était point arrivé à la conviction ferme que les Arméniens étaient l’objet d’une tentative "d’extermination" de la part du gouvernement des Jeunes-Turcs et cela en .

9) En plus du fait de rapporter des conversations imaginaires, Morgenthau et Hendrick, à l’occasion, reprenaient aussi des rumeurs sans substance, les entouraient de guillemets et les attribuaient à Talaat. Un exemple nous en est donné dans le passage suivant :

"L’attitude de Talaat envers les Arméniens est tout entier résumé dans l’orgueilleuse fanfaronnade qu’il se permit vis-à-vis de ses amis : ’J’ai plus fait en trois mois pour résoudre le problème arménien qu’Abdul Hamid en trente ans !’" [43]

Vu les moyens brutaux mis en oeuvre par Abdul Hamid II pour réprimer en - la révolte des Arméniens, cette vantardise attribuée à Talaat ne peut à nouveau que glacer le cœur du lecteur. Par ces paroles, Talaat avouait implicitement qu’il avait tué plus d’Arméniens en trois mois qu’Abdul Hamid n’avait pu le faire en trente ans. Une fois encore, il était le criminel se vantant publiquement de ses crimes. La question qui reste à poser serait de savoir qui étaient les amis à qui Talaat s’était confié ainsi et lequel d’entre eux avait rapporté ce propos à Morgenthau ? Le journal de Morgenthau du nous fournit la réponse à ses questions. Il écrivit ce jour-là :

"Gates m’a raconté que Talaat avait dit qu’il avait fait plus en trois mois pour écraser les Arméniens qu’Abdul Hamid n’avait pu le faire en trente ans." [44]

La dernière personne qu’on aurait pu voir figurer parmi les "amis" de Talaat Bey est bien Caleb Gates, l’ancien missionnaire américain qui avait dirigé le Robert College durant le séjour de Morgenthau à Constantinople. Loin d’être amis, ils se connaissaient à peine, comme on le lit clairement dans le livre de Gates : Not To Me Only. Comme on pouvait s’y attendre, Gates ne reprend pas la rumeur dont il avait parlé à Morgenthau et ne la consigne pas comme un fait authentique dans son propre livre. [45] Morgenthau, lui ne souffrait pas de ce genre d’inhibition. Si cela allait dans le sens de présenter Talaat sous un jour négatif, il jugeait le fait digne de figurer dans son livre. Même des rumeurs, ornés de guillemets et placés dans la bouche de Talaat Bey, trouvaient place dans le livre. Bien entendu, ce bruit inspiré par Oates ne figure pas dans sa lettre hebdomadaire du . En effet, le jugement de Morgenthau sur Talaat en était bien différent de celui qu’il en avait en au moment de la rédaction de son livre.

10) En parlant d’une entrevue à l’improviste qui eut lieu le avec l’ambassadeur d’Allemagne Wangenheim, Morgenthau écrit :

"Quelques jours après son retour, je l’ai rencontré en allant à Haskeuy ; il dit qu’il se rendait à l’ambassade américaine et nous sommes rentrés à pied. Talaat m’avait récemment parlé de son intention de déporter tous les Arméniens restant en Turquie, déclaration qui me poussa à implorer une dernière fois la seule personne à Constantinople qui pût mettre fin à ces horreurs." [46]

Un examen approfondi du journal et des lettres établit le fait que, contrairement à l’assertion avancée dans ce passage, Morgenthau n’a pas vu Talaat Bey du tout durant la première moitié d’octobre (ou que celui-ci lui ait confié quoique ce soit dans ce sens lors des quatre précédentes entrevues du 6, 13, 20, et ). [47] Ce qu’il a entendu dire n’était que bavardage rapporté non pas par Talaat Bey comme il le prétend mais plutôt par les deux Arméniens de son personnel : Schmavonian et Andonian. Son journal du note :

"Schmavonian a entendu aujourd’hui deux déclarations absurdement contradictoires, l’une d’un député arménien qui lui aurait déclaré qu’il tenait de Talaat Bey qu’on ne ferait plus rien contre les Arméniens et qu’à présent ils comptaient prendre en main la question des Grecs ; au contraire, quelqu’un d’autre lui avait raconté qu’on envisageait de mener l’opération à terme. Andonian m’a raconté l’entrevue d’hier de Talaat et du patriarche arménien. Les déclarations de Talaat au patriarche étaient fort peu rassurantes. Il aurait dit que toute mesure prise à l’encontre des Arméniens était parfaitement justifiée, qu’il éprouvait un très fort ressentiment à l’égard des Arméniens qui avaient tenté d’obtenir une intervention européenne pour réformer l’administration en Anatolie et qu’il avait dit qu’ils n’attendaient qu’une occasion pour punir les Arméniens... Quand le patriarche lui eût répondu qu’ils devaient punir les responsables et non les femmes et les enfants, il rétorqua que de pareilles choses étaient inévitables !" [48]

En d’autres termes, la déclaration de Morgenthau dans son livre relatant sa rencontre du avec Wangenheim aurait dû être : "Schmavonian m’a dit récemment qu’un personnage anonyme lui avait dit que les Turcs envisageaient de mener l’affaire à sa conclusion et de déporter tous les Arméniens qui restaient", au lieu de : "Talaat m’avait récemment parlé de son intention de déporter tous les Arméniens restant en Turquie."

Une fois de plus, nous voyons Morgenthau rapporter des rumeurs émanant d’une source inconnue et qu’il tenait cette fois de son interprète/conseiller arménien et les attribuer à Talaat.

11) Vu la persistance avec laquelle Morgenthau a dénaturé, modifié ou simplement inventé la plupart des remarques attribuées à Talaat, il fallait s’attendre aussi à ce que tout ce qu’il raconte de sa dernière entrevue avant son départ d’Istanbul avec les leaders turcs soit tout aussi dénué d’authenticité. Il commence par écrire :

"Je fis ma visite d’adieu à Enver et à Talaat le 13 janvier." [49]

Dans cette courte phrase, il parvient à placer deux inexactitudes :

a) il n’a jamais eu d’entrevue d’adieu avec Talaat et Enver mais il les rencontra séparément ; et

b) ces deux entrevues séparées eurent lieu le . [50]
Après ce début pour le moins ambigu, on se demande bien comment Morgenthau va raconter cette entrevue d’adieu avec les leaders turcs Talaat Bey et Enver Pacha avec lesquels, selon son journal et sa correspondance, il aurait eu des relations mondaines et professionnelles parfaitement chaleureuses :

"Mais nous espérons que vous reviendrez bientôt, ajouta-t-il, [Talaat] selon la coutume polie (et peu sincère) des orientaux." [51]

Le rappel au lecteur que Talaat ne serait pas sincère, même dans ses adieux, est typique de la campagne Morgenthau/Hendrick de dénigrement. Mais une étude des documents qui existent encore sur le livre établit que, en cette circonstance, l’auteur de la calomnie est l’Honorable Robert Lansing, le secrétaire d’État américain. Comme on l’a dit plus haut, Morgenthau avait envoyé des ébauches de chacune des parties de son manuscrit à Lansing qui les commentait personnellement. En effet, juste avant la publication du livre, Morgenthau écrivit à Lansing pour lui demander la permission de remercier le secrétaire d’État américain "pour la peine prise par le Secrétaire d’État Robert Lansing pour la lecture du manuscrit ainsi que pour ses nombreuses suggestions précieuses et pertinentes". [52] Lansing déclina cet honneur : "Je suis sûr que vous serez d’accord avec moi si je vous dis qu’il serait préférable dans l’ensemble de ne pas citer mon nom en rapport avec le livre." [53] Morgenthau acquiesça et fut complice d’une grave mensonge par omission qui perdure jusqu’à nos jours. En effet, les commentaires de Lansing (écrits de sa propre main) étaient pris très au sérieux par Morgenthau et l’exemple suivant le prouve bien. Dans la copie manuscrite Morgenthau/Hendrick des derniers chapitres, on peut lire en fait, à la place du passage cité plus haut :

"’Mais nous espérons que vous reviendrez bientôt’, ajouta-t-il [Talaat]. ’Nous vous considérons presque comme l’un de nous’." [54]

La contribution de Lansing consista à rajouter la phrase avec l’habituelle politesse orientale peu sincère [55], un rajout que Morgenthau ordonna immédiatement à Hendrick de faire. [56] Non seulement l’apport de Lansing était complètement hors de propos mais encore une lecture du journal de Morgenthau concernant sa dernière rencontre avec Talaat Bey illustre parfaitement la vraie nature des relations entre les deux hommes :

"Je rendis aussi visite à Talaat et lui demandai sa parole de ne pas mettre d’obstacle aux intérêts américains ou autres qu’on m’avait confiés ni aux Juifs. Il me promit tout ce que je voulais sauf qu’il voulait se réserver le droit de s’amuser un peu aux dépens des Britanniques et des Français. Il dit que sa promesse ne serait valable que dans le cas où je reviendrai... Je demandais à Talaat si je devais rendre visite au Sultan pour lui faire mes adieux et il répondit qu’il fallait absolument que je le fasse et qu’il allait s’en occuper." [57]

N’importe qui lisant ce passage se rendra compte que, contrairement à ce que Lansing voulait insinuer, une amitié franche et sincère liait l’ambassadeur des États-Unis et le ministre ottoman de l’Intérieur. Pourquoi alors Morgenthau autorisa-t-il l’ajout d’une phrase aussi calomnieuse deux ans plus tard ? La réponse est simple et est liée au fait que Morgenthau écrivait une œuvre de propagande dans le but nettement affiché de mobiliser les suffrages pour l’effort de guerre du président Wilson. Il cacha consciemment le fait qu’il entretenait des relations étroites avec les leaders Jeunes-Turcs tout au long de son séjour à Constantinople et il sacrifia la vérité au profit de l’avantage plus important d’entretenir un courant antiturc lequel devait le cas échéant se transformer en courant belliciste.

C’est dans la partie finale des commentaires de Morgenthau sur ses adieux à Talaat qu’il montre à quel point il était prêt à déformer la vérité :

"C’est alors que, tout en connaissant l’inutilité de ma requête, pour la dernière fois j’abordai le sujet qui hantait mon esprit depuis tant de mois.

 Et les Arméniens ? La gaieté de Talaat disparut instantanément ; ses traits se durcirent et ses yeux brillèrent de nouveau du feu de la brute réveillée.

 A quoi bon reparler d’eux, dit-il avec un geste de la main, nous les avons liquidés, c’est fini.
C’est ainsi que Talaat et moi nous nous quittâmes. ’C’est fini’ furent ses derniers mots.
" [58]

Comme on le voit, le journal de Morgenthau ne contient rien qui puisse évoquer ce discours de clôture. On peut dire cependant une chose sur la manière avec laquelle Morgenthau et Hendrick ont brossé le portrait de Talaat : ce portrait était cohérent. Il va de calomnie en calomnie et au moment où il semble perdre de vitesse vers la fin, le secrétaire d’État américain, Robert Lansing se trouvait là juste à point pour relancer l’attaque.


[1Tout au long d’Ambassador Morgenthau’s Story, Talaat Bey est diffamé d’une manière inconcevable. Voir : AMS-pp. 20-24, 34-40,5051,58,78, 99-100, 123-127, 137-145, 154, 172, 194-195, 198-199,253-255, 286, 326-342, et 390-392. Un portrait plus sinistre et moins vraisemblable est dur à imaginer, surtout lorsqu’on le compare avec ce qui est connu de la personnalité de Talaat. J’ai utilisé la graphie anglaise d’époque, au lieu de l’orthographe turque moderne pour cette étude. D’où ’Talaat’ au lieu de ’Talât’ et ’Abdul Hamid’ au lieu de ’Abdülhamid’.

[2AMS : p. 20

[3LC :PHM-Bobine no.5 : note du journal pour le 10 juillet 1914. Voir aussi : FDR : HMS-boite no.5 : lettre de Morgenthau à la famille du 15 juillet 1914, pp. 10-11.

[4LC :PHM-Bobine no.5 : les notes du journal de Morgenthau pour toute la période de son séjour en Turquie, sont pleines d’informations sur ses rapports étroits avec Talaat Bey et le Grand Rabbin Haim Nahoum. Deux exemples suffiront à illustrer ces rapports : 1) Le 16 février 1914, le journal de Morgenthau comprend la note suivante : Nous avons dîné chez. le Rabbin Nahoum. May, Helen, Ruth, Schmavonian, Talaat et moi et sommes restés jusqu’à 23:00, à parler ; et 2) Juste trois jours après, le 19 février 1914, le journal inclut ceci : Talaat, Nahoum et Schmavonian étaient là pour le souper ; nous avons eu une discussion intense sur la situation turque.

[5AMS : p. 50

[6LC :PHM-Bobine no.5 : Notes pour les périodes entre le 1er janvier 1914 et le 2 juillet 1914.

[7LC :PHM-Bobine no.5 : Voir les notes pour la période allant du 4 mai 1914 au 2 juillet 1914.

[8LC :PHM-Bobine no.5 : Note du 2 juillet 1914.

[9FDR :HMS-BoÎte no.5 : lettre de famille de Morgenthau du 15 juillet 1914, pp. 3-4.

[10AMS : p. 50

[11AMS : p. 51

[12AM S : p. 116. Caractérisé comme "le point central de la politique turque"

[13AMS : p. 133. Opinion attribuée à Bedri Bey, le Préfet de police de la capitale.

[14AMS : p.174. Déclaré comme étant le but de Djemal Pacha.

[15AMS : pp. 283-84. Déclaré comme étant le dessein des Jeunes-Turcs.

[16AMS : p. 290. Donné comme raison pour vouloir tuer les non-Turcs.

[17AMS : p. 292. Donné comme un but de guerre de la Turquie.

[18AMS : p. 124.

[19LC :PHM-Bobine no.5 : Note du journal de Morgenthau du 29 octobre 1914.

[20AMS : pp. 141-146

[21AMS : p. 144

[22LC :PHM-Bobine no.5 : Note du journal de Morgenthau du 3 novembre 1914.

[23AMS : p. 144.

[24Ibid.

[25AMS : p. 332.

[26LC :PHM-Bobine no.5 : Note du journal de Morgenthau du 10 octobre 1914.

[27AMS : p. 339.

[28LC :PHM-Bobine no.5 : Note du journal de Morgenthau du 3 avril 1915.

[29LC :PHM-Bobine no.5 : Note du journal de Morgenthau du 24 mars 1915.

[30LC :PHM-Bobine no.5 : Note du journal de Morgenthau du 29 mars 1915.

[31LC :PHM-Bobine no.5 : Note du journal de Morgenthau du 3 avril 1915.

[32LC :PHM-Bobine no.5 : La note du journal de Morgenthau pour le 5 octobre 1915 dit les choses suivantes concernant le statut de la New York Life Insurance Company, à Istanbul : Les représentants de la New York Lire Insurance Company et leur avocat ont demandé conseil sur les étapes à prendre pour s’inscrire sous les nouvelles lois. Bien sûr, avec des représentants à Istanbul, la moindre information que le gouvernement pouvait désirer concernant les affaires de cette compagnie était facilement disponible. Que Talaat Bey ait demandé à Morgenthau des informations de n’importe quel genre concernant cette compagnie est invraisemblable.

[33De fait, Morgenthau a eu de longs rapports avec l’Equitable, rapports qui remontent à 1905 quand, en tant que membre du "comité des détenteurs de polices d’assurances" il combattit avec succès pour défendre la compagnie contre Edward H. Harriman. Pour un compte rendu détaillé de son rôle dans l’Equitable, voir Burton J. Hendrick : "Ambassador Morgenthau’s Story -Introductory Article", The World’s Work d’avril 1918, pages 620-637. Voir : LC :PHM-Bobine no.7, une lettre du 2 décembre 1915 (alors que Morgenthau était encore ambassadeur en Turquie), le nommant un des " Directeur de la Société " de ’Equitable Life Assurance Society of the United States’

[34LC :PHM-Bobine no.6 : journal de Morgenthau du 21 mars 1918.

[35LC :PHM-Bobine no.7 : lettre de S. S. McCurdy de Equitable Life à Morgenthau du 2 décembre 1915.

[36FDR :HMJ/Gaer-Boîtes 1 et 2. Dans une lettre adressée à "Mes Chers Enfants" du 29 juin 1915, Morgenthau commente son élection en tant que curateur fiduciaire de Equitable Life Assurance Society ; cela sous-entend qu’il avait pu être élu curateur fiduciaire avant cette date du 29 juin 1915 puis, par la suite, élevé au rang de directeur le 1er décembre 1915.

[37Bien que Morgenthau ait omis de donner le nom du messager le journal du 5 août 1915 éclaircit l’affaire. Comme c’était souvent le cas, Talaat communiquait avec Morgenthau par l’intermédiaire de leur ami commun le Grand Rabbin de la communauté juive de Constantinople, Haim Nahoum : Quand je revins, je trouvai Mme Nahoum qui me dit que son mari avait un message pour moi de Talaat. Je l’invitai et ils restèrent à dîner. Nahoum me dit que Talaat voulait que je passe le voir sans Schmavonian car il voulait me parler des affaires arméniennes. (LC : PHM-Bobne no.5) Il se peut que l’omission du nom du messager vient du fait qu’après avoir dépeint systématiquement Talaat Bey comme un personnage moins que sympathique, Morgenthau ne souhaitait pas avoir à répondre à des question de ses corelegionnaires demandant à savoir pourquoi le chef de la communauté juive de l’Empire ottoman était en termes si intimes avec le "mal personnifié".

[38AMS : p. 336.

[39LC :PHM-Bobine no.5 : Note du journal de Morgenthau du 3 juillet 1915.

[40LC :PHM-Bobine no.5 : Note du journal de Morgenthau du 8.8. 1915.

[41Ibid.

[42LC :PHM-Bobine no.5 : Note du journal de Morgenthau du 26 septembre 1915 ; voir aussi : FDR-HMS-Boîte no.8 : dans sa lettre à sa famille du 16 octobre 1915 (pages 5 et 6), Morgenthau ajoute la phrase "à l’intérieur" à son commentaire rapportant le fait que Bezjian lui aurait parlé longuement de la situation... clarifiant ainsi la nature de leur conversation.

[43AMS : p. 342.

[44LC :PHM-Bobine no.5 : Note du journal de Morgenthau du 18 juillet 1915.

[45Caleb Gates, Not To Me Only, Princeton (Princeton University Press), 1940. Voir p. 188 et suiv. le portrait peu flatteur de Talaat. En dépit de nombreuses anecdotes sur ses relations avec Talaat durant les années de guerre, Gates ne mentionne pas le "on-dit" qu’il communiqua à Morgenthau et que ce dernier présente comme un fait réel.

[46AMS : p. 380.

[47LC :PHM-Bobine no.5 : Notes du journal de Morgenthau de septembre 1915. Voir aussi : FDR :HMS-Boîte no.8 : lettres de Morgenthau à sa famille du 13 septembre 1915 et des 1, 10, 16, 25 octobre 1915.

[48LC :PHM-Bobine no.5 : Note du journal de Morgenthau du 7 octobre 1915.

[49AMS : p. 390.

[50LC :PHM-Bobine no.5 : Note du journal de Morgenthau du 29 janvier 1916.

[51AMS : p. 391.

[52FDR :HMS-Boîte no.12 : lettre de Morgenthau à Lansing du 22 septembre 1918.

[53FDR :HMS-Boîte no.12 : lettre de Lansing à Morgenthau du 2 octobre 1918

[54FDR : HMS-Boîte no.12 : page 6 de l’article 9 en annexe à la lettre de Lansing à Morgenthau du 2 octobre 1918.

[55FDR :HMS-Boîte no.12 : ibidem

[56FDR :HMS-Boîte no.12 : la lettre de Morgenthau à Hendrick du 3 octobre 1918 renferme les passages suivants : Veuillez trouver en annexe les suggestions du secrétaire d’Etat. J’ai indiqué les pages là où elles apparaissent dans la version de l’article tapée à la machine que je lui avais envoyée. Je trouve que la plupart de ces suggestions sont bonnes... Pour suggestion no.3, je pense qu’il serait bon d’insérer, à la fin de la ligne 13 après le mot "Ajouta-t-il" : "AVEC L’HABITUELLE POLITESSE ORIENTALE PEU SINCÈRE !"

[57LC : PHM-Bobine no.5 : Note du journal de Morgenthau du 29 janvier 1916.

[58AMS : p. 392.

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