L’AVENTURE EXTRAORDINAIRE DE LA MONNAIE TURQUE
A LA VEILLE DU 95ème ANNIVERSAIRE DE LA REPUBLIQUE DE TURQUIE UN BREF APERÇU DES PREMIERS BILLETS DE BANQUE DE LA REPUBLIQUE ET LEUR RECIT JUSQU’A NOS JOURS
Présenté par Salih Bozok
Les premiers billets de banque sous le sceau de la République furent imprimés en 1927 alors que la frappe des premières pièces de monnaie date de 1924. La réforme de l’alphabet étant postérieure à ces dates, les billets et pièces portent les marques de l’ancienne écriture “ottomane”, avec également des inscriptions en français, et les moyens de payement de l’empire déchu restèrent toutefois longtemps en circulation en dépit de l’instauration du nouveau système monétaire.
Spécimens des billets de banque ottomans (1915-1918)
Vers fin 1925, une loi portant sur “la substitution des nouveaux moyens de payement aux anciens” fut promulguée et une commission, composée des représentants de toutes les banques agissant sur le territoire de la République fut constituée sous l’égide du Ministère des Finances en vue de mettre en œuvre la réforme. Au bout de neuf mois de travaux, la commission présidée par Abdülhalik Renda, ministre des finances de l’époque, décida de l’impression d’une première série de coupures de 5, 10, 50, 100, 500 et 1.000 livres, confiées à l’imprimerie anglaise Thomas De La Rue, en l’absence d’équipement nécessaire en Turquie, à cette époque. Notons que les derniers billets ottomans étaient également imprimés en Angleterre. Il faudra attendre la fin des années 50 et le débuts des années 60 pour la mise en place de l’imprimerie nationale dédiée à cette activité dans le cadre de la Banque Centrale de la République.
Du point de vue numismatique, ces billets sont très rares, et le nombre de personnes détenant actuellement la coupure de 1000 ayant la plus forte valeur de la série, est estimé à 6 ou 7 collectionneurs uniquement !
Les premiers billets de la République - 1927
Bref aperçu historique des billets de banque de la République (D’après le quotidien “Cumhuriyet” d’İstanbul – 17 Octobre 2011)
L’utilisation de divers objets tels que coquillages ou métaux précieux depuis les temps immémoriaux, en tant que moyens d’échange, avant l’apparition de la monnaie, est chose connue. Les recherches historiques font remonter à l’an 118 avant notre ère l’utilisation de la monnaie-peau de cuir par les Chinois, et l’apparition de la monnaie-papier en Chine à partir de l’an 806 de notre ère, alors que les billets de banque de la République de Turquie ont une Histoire de 84 ans seulement.
L’émission en Occident des premiers billets de banque date de la fin du 17e, et le mérite revient à l’Administration de Massachussets en Amérique en 1690 et aux “Goldsmiths” en Angleterre, avant la généralisation progressive de ce type d’émission avec la fondation de la Banque d’Angleterre en 1694, suivie d’autres banques centrales.
L’Histoire de la monnaie qui porte les marques socio-économiques de son temps, a la particularité de témoigner également de son Histoire économique. Dans ce contexte, les billets de banque de la République sont également imprégnés de leur temps et portent des messages importants par leurs motifs, dessins et figures. Nous rappellerons que les premières coupures furent imprimées en 1927, et le premier billet conçu en alphabet latin turc fut mis en circulation le 15 Octobre 1937 sous la forme d’une coupure de 5 livres.
Emission en 1937 de la deuxième série de billets et leur substitution aux coupures de la première série
La deuxième série composée de coupures de 1, 2½, 5, 10, 50, 100, 500 et 1.000, comportait en nouveauté celle de 2½.
La monnaie métallique en circulation consistait en pièces de 1, 5, 10, 25 et 50 “kuruş”. Une monnaie d’une valeur faciale d’une livre, frappée sous forme d’une pièce en argent, fut substituée à la coupure de même valeur et les billets d’1 livre préparés en spécimens ne virent jamais le jour.
Suite à la mort d’Atatürk en 1938 et la mise en circulation en 1937 et 1938 de la nouvelle série de 5, 10, 50 et 100, des modifications intervinrent dans le programme d’émission. Une partie des billets de 500 et de 1000 mis en circulation en 1939 avec l’effigie d’Atatürk furent remplacés par des coupures de même format portant l’effigie d’İnönü élu Président de la République en successeur d’Atatürk.
Années de guerre et besoins en petites coupures
La guerre ayant éclaté en Europe courant 1939, la Banque Centrale demanda l’autorisation du Gouvernement pour une nouvelle émission de petites coupures et de pièces en prévision de besoins. Le changement de l’effigie du Président exigeait des modifications de filigrane et de dessins sur les modèles existants, ainsi que la conception de nouvelles pièces. Les billets furent commandés à l’imprimerie Thomas De La Rue qui avait imprimé les séries précédentes, et pour les pièces de 50 piastres (kuruş), la firme anglaise Bradbury Wilkinson fut contactée. Du fait de retards accumulés, la livraison ne pouvait se faire avant début 1941.
Réimpressions du fait de naufrages en série…
La France et l’Italie étant en guerre, la Méditerranée s’enfonça dans l’insécurité du point de vue du transport maritime. En outre, les imprimeries prévues se trouvaient désormais en zone de guerre. Les établissements Thomas de la Rue, cibles de bombardements allemands sur Londres, furent sérieusement endommagés. Dans ces conditions, des coupures de 500 et 1000, à l’effigie d’İnönü, d’une valeur totale de 100 millions de livres, furent embarquées à bord d’un navire le 30 juillet 1940 et livrées à destination dans le port d’Istanbul par la voie maritime de Suez. Par la suite, 5 millions de coupures de 1 livres, 200 millions de 200 et 25 millions de 50 piastres furent embarqués sur deux navires à destination de la Turquie en octobre 1940.
Le cargo “Fabian” chargé des nouvelles coupures d’1 livre coula dès son appareillage. Le navire “City of Roubais” transportant les billets de 100 livres et de 50 piastres à l’effigie d’İnönü, sombra à son tour, après 5 mois de trajet, suite à un accident survenu lors de l’escale dans le port du Pirée en Grèce.
Par la suite, un lot de 7 millions de coupures d’une livre réimprimés à la place de celles perdues dans le naufrage de “fabian”, ainsi que 15 millions en solde de nouvelles coupures de 50 piastres et de 194 millions de coupures de la précédente série İnönü de 50 livres furent expédiés à Istanbul. Or, ces lots de 50 livres et de 50 piastres, arrivés à destination, ne purent jamais être mis en circulation pour la bonne raison que la première partie des 126 mille coupures de 50 livres était perdue lors de l’incendie de l’imprimerie après le bombardement, et il n’était pas possible d’utiliser le restant en quantité insuffisante.
Les billets de 50 piastres ne pouvaient être non plus mis en circulation, car les coupures de l’autre partie étaient en grande partie “récupérée” par la population locale après l’accident du port du Pirée. Le gouvernement d’Ankara, informé de l’incident par cable, s’empressa de déclarer son intention de renoncer à sa décision de mise en circulation de ces moyens de payement. Les autorités grecques remirent aux représentants du Gouvernement turc, les faibles quantités de billets qu’elles purent récupérer.
Les problèmes survenus lors de l’impression et la livraison des billets et la dépendance de l’étranger de ce fait, orientèrent le Gouvernement vers la recherche de solutions dans le pays. Tout en considérant souhaitable l’impression des coupures en Turquie, le pouvoir reporta ce projet dans une période de guerre où les retraits d’argent des banques atteignaient des montants importants, par crainte de perte de confiance en la monnaie et de risques d’introduction frauduleuse de coupures à travers les frontières.
La Turquie, tout en poursuivant une politique de neutralité, traversait une période difficile du fait de la guerre qui faisait rage autour, et le besoin en monnaie croissait. La possibilité d’impression en Allemagne furent mises en valeur au lieu et en place des pays nécessitant un transport par voie maritime, et des coupures de 10 et 100 livres, suivies de billets de 50 piastres furent commandées et imprimées à l’imprimerie Reichsdruckerei de Berlin.
Séries mises en circulation à l’insu de la Banque Centrale
Au cours de cette période survint un fait digne d’intérêt. Les 9 millions de coupures de 100 livres commandés à Berlin et livrées en 4 séries. A,B,C et D, furent mises en circulation le 15 août 1942. Quelques années plus tard, des coupures de séries E,F,G,H et J affluèrent en quantité à l’insu de la Banque Centrale qui dut les retirer de la circulation par une intervention rapide en 1946. Aucune commande ne fut passée à l’imprimerie allemande suite à cet incident. La grande partie des billets de série 3 de la période 1946-1948 et la totalité des coupures de la séries 4 furent imprimées dans les établissements d’American Banknote Company.
Par décision du Gouvernement en date du 14 mars 1947, les coupures ottomanes toujours en circulation furent reprises, échangées contre de l’or dans une période d’un an. Ainsi furent-ils définitivement retirés de la circulation les derniers billets ottomans hérités par la République, au 25e anniversaire de sa proclamation.
Billet d’1 million en 1995
Par suite de l’émission de la série 7, la Turquie connut successivement des billets de 5.000, 10.000, 20.000, 50.000, 100.000, 250.000,et 500.000 livres, et la coupure d’un million fit son apparition en 1995, tandis que la pièce de 1000 livres n’existait déjà plus. Dans les années de forte inflation, des billets de 5, 10 et 20 millions se succédèrent. A l’entrée du nouveau “millenium”, la nouvelle unité de monnaie en Turquie était donc le million !
Dès le début des années 2000, une réforme monétaire fut mise en application en deux étapes, afin de mettre fin au chaos suscité par la multiplication des zéros. Dans un premier temps, et en vertu de la loi promulguée le 28 janvier 2004, une série de billets de 5, 10, 20, “nouvelles livres”, de même conception graphique que les billets en circulation pour faciliter l’adaptation, mais “délestés” de leurs six zéros, ainsi que de coupures de 50 et 100 de conception nouvelle furent mis en circulation en janvier 2005.
Cette réforme, conçue comme un signe de détermination dans la recherche de stabilité économique et monétaire fut présentée comme un ”projet national” et donna lieu à ce titre à une intense campagne de sensibilisation dans les médias.
A l’étape suivante, les billets de ”nouvelles livres turque” (YTL) de série 8 furent retirés de la circulation et remplacés par des coupures de conception nouvelle émis en janvier 2009, par le retour à la “livre turque” (TL) nouvelle version, toujours en circulation. Cette dernière série est composée de coupures de 5, 10, 20, 50, 100 et 200 livres.
L’ensemble de la “billetterie turque”, depuis les débuts de la République jusqu’à nos jours, est composée de 24 coupures différentes mises en circulation en 9 séries d’émission et de 126 modèles, hormis les “bons ottomans” utilisés comme moyens de payement jusqu’en 1928 et les billet de “Banque Ottomane” en circulation jusqu’en 1948.
La marque du temps
Les billets de la République, du fait de leurs dessins, motifs et figures imprimés dessus, portent les marques de leur temps. Ainsi voit-on sur les coupures d’1 livre de la première série, un paysan, considéré par Atatürk comme le “maitre de la nation” labourant la terre, et le bâtiment de l’Assemblée nationale au dos. Les coupures de 5 et de 10 portent toutes les deux le “loup gris” en face, en tant que symbole du nationalisme turc, et au dos, respectivement le bâtiment de l’Assemblée et la forteresse d’Ankara. Le rail, considéré comme une des entreprises majeures de la République, orne ainsi le billet de 1000 émis en 1927.
Les billets de la série 2 mettaient en exergue les monuments, en faisant également référence à la capitale Ankara avec sa forteresse et ses célères chèvres. La série 3, tournant le dos aux bâtiments, donna la priorité aux paysans, au raisin qui était l’un des principaux produits d’exportation de l’époque, aux élèves des écoles professionnelles travaillant devant des machines en tant que symboles d’industrialisation, ainsi que les scouts très actifs dès les premières années de la République.
Dans les séries suivantes, les coupures furent ornées des lieux historiques, bâtiments publiques, personnalités célèbres, ainsi que des réalisations importantes comme le pont sur le Bosphore, la centrale thermique d’Afşin à Elbistan et le barrage Atatürk de Şanlıurfa dans le sud-est du pays.
Mille pièces d’or à l’effigie du Sultan Reşat (Mehmet V) pour mille billets ottomans
Güçlü Kayral, membre de directoire de la Société Turque de Numismatique, déclara récemment que le billet de 1000 livres de la première série, datant de 1927, était actuellement la coupure à plus forte valeur parmi les billets émis jusqu’à nos jours et équivalait à 1000 livres ottomanes valant mille pièces d’or de l’époque Mehmet V. “A son époque, dit-il, ce billet avait un tel pouvoir d’achat qu’on pourrait acheter nombre de maisons, auberges et hammams avec.” İl continua en ces termes : “İl fut imprimé en très petite quantité, autour de 16.000 exemplaires. On dit qu’il en reste 23 exemplaires non remis à la Banque Centrale. D’autres disent 16. On en connait 6 ou 7 en fin de compte. Aux enchères, un exemplaire a récemment trouvé acheteur à 250 mille livres, mais finalement il n’a pas été cédé. D’après les rumeurs, il a été vendu sous le manteau.”.
Des spécimens de la série 1937 à l’effigie d’Atatürk et une pièce métallique
Séries historiques “İnönü” des années 1940
Séries 1952 - 1957
Années “millions” 1990 - 2000
Mes mots de la fin concernent les fluctuations de la monnaie turque et sa dépréciation au fil du temps.
1 dollar US s’échangeait en 1933 contre 2 livres. Grâce à une politique monétaire austère, et en dépit des difficultés et privations des années de guerre, la livre garda sa valeur tant bien que mal.
La Turquie, fidèle à la devise d’Atatürk, fondateur de la République “Paix dans le pays, paix dans le monde” réussit à préserver sa neutralité tout en maintenant l’équilibre et de bonnes relations diplomatiques et économiques entre les parties, ainsi que de solides liens d’amitié avec ses voisins. En 1946, année de l’institution du système pluripartiste, le dollar, monnaie de la superpuissance émergente, valait 2.80 TL, et en 1961, après les années du pouvoir du Parti Démocrate (1950-1960), il cotait à 9 TL. Au cours du processus d’ouverture à l’économie du marché et de développement des échanges avec les marchés extérieurs se poursuivant dans le cadre de la globalisation et de l’intégration à l’économie mondiale, la perte de valeur de la monnaie nationale s’accéléra de façon brutale, notamment dans les années 1990 de forte inflation.
Le dollar qui s’échangeait en 1980 à 80 TL, grimpait en 2001 à 1 million 650 mille TL et trouvait acheteur à 1.80 “nouvelle livre” (YTL) de 2005, “délestée” de 6 zéros....
Sa parité actuelle est située autour de 6 TL suite à des fluctuations importantes au cours des derniers mois.
L’aventure de la livre turque se poursuit donc...et nul ne peut présager de son avenir.
Salih Bozok
21 Octobre 2018
Version Turque disponible ici