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Jean-Marc « Ara » Toranian, la concurrence victimaire et les Juifs

Publié le | par Maxime Gauin | Nombre de visite 5786
Jean-Marc « Ara » Toranian, la concurrence victimaire et les Juifs

Jean-Marc « Ara » Toranian n’est pas content, une fois de plus. Il tempête contre un éditorialiste de France Culture, Brice Couturier, qui a fait une remarque intelligente, avec le mot « Arméniens » dedans ; il n’en fallait plus. Voici ce qu’a dit M. Couturier :

« Or voilà qu’est apparu un antijudaïsme d’un type nouveau. Il a plusieurs sources. Il est d’abord le produit de la concurrence mémorielle. Comme le disait Jean-Michel Chaumont, tous les groupes s’estimant victimisés, Noirs, Arméniens, victimes du communisme dans les pays de l’Est, Palestiniens, disputent aux Juifs le paradoxal privilège de victimes ultimes. Dieudonné ne cesse de proclamer que la mémoire de l’esclavage a été oblitérée par celle de la Shoah. »

L’éditorial enflammé par lequel M. Toranian est une sorte de remake des protestations qu’il avait élevées dans Le Nouvel Observateur en 1986, après que cet hebdomadaire eut pertinemment pointé la « jalousie » des terroristes de l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie (ASALA) à l’égard des Juifs.

En 1986 comme en 2014, M. Toranian est mal placé pour jouer la musique de la « solidarité » arméno-juive. Jusqu’en 1983, il fut en effet le porte-parole de l’ASALA en France, le rédacteur-en-chef du journal Hay Baykar (caisse de résonance de ce groupe terrorsite), et le responsable de la banche politique de l’ASALA en France, le Mouvement national arménien (MNA), qui servait à cacher les assassins et poseurs de bombes de l’ASALA lorsqu’ils venaient commettre des attentats en France, à dissimuler leurs armes et leurs explosifs. Tout cela fut exposé lors du procès de Créteil, en décembre 1984 — qui s’est soldé par plusieurs condamnations à des peines de prison ferme pour association de malfaiteurs et détention illégale d’explosifs [1] — puis au procès de Bobigny, au printemps 1985, pour la plus grande rage des intéressés [2]. Quel rapport, me direz-vous, avec les Juifs ? L’ASALA était, bien avant l’attentat d’Orly, antisioniste et antisémite, liant inextricablement l’antisionisme, l’antisémitisme et la haine des Turcs, par exemple dans un communiqué de 1979, où était fustigée « la Turquie sioniste » (alors que, si, certes, la Turquie a reconnu Israël dès 1949, l’alliance israélo-turque a commencé, pour la plus grande part, après 1980). Le fondateur de l’ASALA, Hagop Hagopian, était une créature de Waddi Haddad, chef d’une des franges les plus radicales de l’Organisation pour la libération de la Palestine (OLP). Sans le réseau Haddad (qui incluait des néonazis allemands, ainsi que le nazi suisse François Genoud), l’ASALA n’aurait pas existé dans les années 1975-1982 ; l’ASALA participa même à l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic, à Paris, en 1980 [3].

Quant au journal de M. Toranian, Hay Baykar, il publiait des articles de ce genre, qui, bien avant Dieudonné, nazifiaient les Juifs :

« M. Barbie, qui, lui, est reconnu comme étant un criminel de guerre, a une formule pour expliquer l’arrogance de ceux qui sont dotés du pouvoir militaire : ‟à l’armée, on vous demande de gagner, un point c’est tout”. Gagner, c’est justement ce qu’est en train de faire le gouvernement Begin qui, de la Knesset à la rue, fait l’unanimité autour de sa politique [4]. »
« Peu importe en fait quels ont été les exécutants de cette politique, ces simples besogneux d’un dessein machiavélique. Ceux là n’ont été — comme le furent avant eux les Kurdes et les soldats allemands — que des pions manipulés par cette même logique d’extermination qui, animant aujourd’hui les dirigeants hébreux, guidait autrefois les dirigeants jeunes-turcs et nazis. Car personne ne songe un instant à minimiser la responsabilité du gouvernement israélien. Celui-ci, par l’entremise de messieurs Begin et Sharon, reprend en droite ligne l’héritage gluant laissé par les Talaat et Hitler. […] Sans doute, cette fois-ci, en planifiant cyniquement les massacres palestiniens, Begin a-t-il visé trop haut. […] Begin n’est-il pas prêt à créer de toutes pièces une vague d’attentats antisémites en Europe, court-circuitant ainsi toutes les propositions de paix au Proche-Orient [5] ? »

Erreurs de jeunesse (que l’intéressé ne semble pas regretter) ? Mais alors, comment expliquer que le site de M. Toranian, armenew.com, ait publié l’an dernier des comptes-rendus d’hommages rendus à Garéguine Nejdeh [6], sans émettre la moindre critique, sans dire que Nejdeh était un criminel de guerre, un nazi ? Comment expliquer l’impunité quasi-totale des abonnés d’armenews.com lorsqu’ils écrivent des propos antisémites sur le forum de ce site (de tels messages ne sont presque jamais effacés) ?

Il y aurait encore beaucoup de choses du même genre à dire, mais passons : on peut être personnellement mal placé pour évoquer un sujet, tout en ayant raison sur le fond. Alors, que nous dit M. Toranian ?

« Aucune organisation arménienne n’a jamais contesté le martyr des Juifs et le fait que la Shoah constitue de par le nombre des victimes et l’étendue du crime, le plus grand génocide du XXe siècle. »

C’est faux, et il peut difficilement l’ignorer. En 2002, un nommé Romen Yepiskoposyan fit paraître à Erevan un livre (arménien et en russe) intitulé Le Système national. Outre des passages racistes contre les Turcs aussi bien que contre les Juifs (p. 127 : « Il existe deux nations dans le monde d’aujourd’hui qui incarnent le mal dans sa forme la plus concentrée et la plus agressive. Ce sont les Juifs — nation de démolition, investie de la mission de démolir et de décomposer —, et les Turcs — nation assassine, investie d’une mission de détruire et de supprimer »), cet ouvrage nie l’existence des chambres à gaz nazies, qualifiant la Shoah de « mythe inventé par le sionisme » (on croirait lire du Roger Garaudy). Or, le livre de M. Yepiskoposyan fut présenté devant l’Union des écrivains arméniens, où il s’est attiré des commentaires tels que : « Enfin un livre sur lequel nous pouvons nous appuyer pour éduquer les jeunes générations ! » Je n’ai pas trouvé d’éditorial de M. Toranian qui s’en indignât.

En France même, il y eut des affiches expliquant que le prétendu « génocide arménien » était beaucoup plus grave que la Shoah. Elles sont consultables sur le site de l’Association pour la recherche et l’archivage de la mémoire arménienne (ARAM) :

http://webaram.com//sites/webaram.com/files/ARM_ARAM_AFF_01/FR_ARAM_Affiches.html (pages 35 à 37).

Sur ces affiches, se trouvent non seulement la fausse phrase sur les Arméniens attribuée à Hitler (et dont l’authenticité fut rejetée par le tribunal de Nuremberg), un racisme grossier, et des délires statistiques, mais aussi des affirmations abruptes et sans fondement, rabaissant le génocide des Juifs :

« Ce génocide, plus odieux que le crime nazi, reste impuni ! »
« Justice pour le plus grand génocide contre l’humanité. »

Et puisque M. Toranian lui-même tient, dans sa réaction, à parler de la Seconde Guerre mondiale, rappelons que la Fédération révolutionnaire arménienne, le plus important parti de la diaspora, a collaboré avec l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie, pour des raisons qui étaient d’abord idéologiques. C’est ainsi que le 812e bataillon arménien de la Wermacht compta 20 000 membres (dont certains ont commis des crimes horribles jusqu’en France), et les unités arméniennes de la SS au moins 11 000. J’en ai déjà parlé, inutile d’y revenir.

M. Toranian nous dit aussi :

« Est-il nécessaire d’évoquer ce monument au cœur d’Erevan dédié aux martyrs des génocides juif et arménien ? »

Eh bien parlons-en. La petite stèle en mémoire de la Shoah, placée à Erevan en 1999, a été victime de plusieurs attaques par des néonazis locaux. Trois semaines après son inauguration, elle était volée. En 2002, elle fut de nouveau volée ; les douze arbres qui l’entouraient furent coupés. Le ministre arménien des Affaires étrangères, Vartan Oskanian, parla de « négligence », sans plus [7]. En 2004 puis en 2005, le monument fut de nouveau vandalisé [8]. Le 19 décembre 2007, une croix gammée a été gravée dessus [9]. Encore en octobre 2010, le petit monument était souillé d’inscriptions nazies [10]. Dans le même temps, l’Union des Arméniens aryens (sic) a pu prôner — en jouissant d’une quasi impunité — l’expulsion des Juifs et des « enjuivés » d’Arménie. Il ne faut s’étonner que la communauté juive d’Arménie, qui comptait plusieurs milliers de membres dans les années 1970, se limitait déjà, dans les années 2000, à quelques centaines de personnes âgées, dissimulées derrière des noms en « yan » dans l’espoir (vain) de ne pas être victime de l’antisémitisme local.

Comme il s’agit d’une réponse à un éditorial, j’ai essayé d’être ici aussi bref que possible, en évitant tout développement sur la participation d’Arméniens à des émeutes antisémites à İzmir, au début du XXe siècle, les massacres de Juifs par des Arméniens à Hakkari (Turquie) en 1915 [11], puis en Azerbaïdjan en 1918, ou encore l’alliance indéfectible, de nos jours, entre Erevan et les mollahs iraniens (ceux qui voudraient rayer Israël de la carte, financent Alain Soral et organisent des colloques négationnistes). Les exemples donnés ci-dessus, cependant, sont déjà, en eux-mêmes, suffisants pour montrer le degré d’honnêteté dont a fait montre, cette fois encore, l’ancien porte-parole de l’ASALA en France.


[1« Procès des boucs émissaires de la répression anti-arménienne à Créteil », Hay Baykar, 12 janvier 1985.

[2« Bobigny — La solidarité arménienne condamnée », Hay Baykar, 10 mai 1985. Condamné au terme de ce procès pour recel de malfaiteur, M. Toranian fut relaxé en appel au bénéfice du doute.

[3« Le néonazi Odfried Hepp est arrêté en France — Un entraînement dans des camps palestiniens », Le Monde, 16 avril 1985 ; Nathalie Cettina, Terrorisme : l’histoire de sa mondialisation, Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 45-46 et 190-191 ; Michael M. Gunter, “Pursuing the Just Cause of their People”, A Study of Contemporary Armenian Terrorism, Westport-New York-Londres, Greenwood Press, 1986, pp. 92-93 Gaïdz Minassian, Guerre et terrorisme arméniens, 1972-1998, Paris, Presses universitaires de France, 2002, pp. 28-29.

[4Sato Papazian, « Israël : une commission Cahin-Cahane », Hay Baykar, 4 mars 1983, p. 16.

[5Sato Papazian, « Begin, un criminel de guerre, prix Nobel de la paix », Hay Baykar, 29 septembre 1982, p. 5.

[11Rapport du commandant de gendarmerie de Van, 24 mai 1916, traduit en français dans Kara Schemsi (Reşit Saffet Atabinen), Turcs et Arméniens devant l’histoire, Genève, Imprimerie nationale, 1919, p. 63.

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