Toute analyse des origines de Ambassador Morgenthau’s Story doit être amorcée par une étude de la lettre adressée le , par l’ambassadeur Morgenthau, à son ami et confident, le Président des États-Unis, Woodrow Wilson. Car, c’est dans cette lettre jusqu’à présent inédite, que Morgenthau exposait son idée d’écrire un livre ainsi que les objectifs qui le poussaient à le faire. Il joignit à son exposé un appel à la bénédiction du Président pour ce projet. Étant donné le fait que son unique dessein était de susciter l’appui du public pour l’effort de guerre des Etats-Unis, en entreprenant un travail de propagande antigermanique et antiturc qui "remporterait une victoire pour la politique de guerre du gouvernement", il n’est pas étonnant que Morgenthau ait reçu la bénédiction du Président. Il développa son projet par écrit à Wilson dans les termes suivants :

"...Extrêmement découragé par l’importance d’une opposition déclarée, par l’énorme indifférence vis-à-vis de la guerre, ainsi que par l’absence d’enthousiasme parmi ceux qui soutiennent la guerre...

...je pense écrire un livre où je mettrai à nu, non seulement l’infiltration de l’Allemagne en Turquie et dans les Balkans, mais tout ce système tel qu’il apparaît dans chaque pays au monde. Car en Turquie, l’esprit néfaste de l’Allemagne est au pire, allant jusqu’au crime le plus horrible de tous les temps, le massacre des Arméniens et des Syriens. Ce détail particulier et la complicité de l’Allemagne, marquera sûrement les foules américaines dans les petites villes et les régions rurales du pays comme aucun autre aspect de la guerre ne peut le faire, et les convaincra de la nécessité de porter la guerre à une conclusion victorieuse...

Thomas Woodrow Wilson
Thomas Woodrow Wilson

Nous devons remporter une victoire pour la politique de guerre du gouvernement ; chaque mesure ou chaque moyen légitime doit être pris en considération pour y parvenir." [1]

XX Burton J Hendrick
XX Burton J Hendrick

Dans son expression la plus simple, la présente étude vise à déterminer, si oui ou non, Ambassador Morgenthau’s Story, est fidèle au programme de son auteur, à savoir, utiliser "chaque moyen légitime" pour atteindre le but fixé qui est de convaincre les "masses américaines" de soutenir la guerre. Moins d’un an après la date de la lettre de Morgenthau à Wilson, le livre était publié en feuilletons mensuels dans l’une des revues les plus réputées des États-Unis, The World’s Work (tirage à 120.000) [2] ; repris dans plus d’une douzaine de grands journaux du pays ayant un tirage cumulatif de 2.630.256 [3] ; le volume, lui-même fut lancé en fanfare par Doubleday, Page & Co. [4], et totalisait déjà, à cette date, des ventes de plusieurs milliers de copies (au 1er juillet de l’année suivante les ventes atteindront 22.234 copies). [5]

En somme, l’objectif de Morgenthau de contribuer à l’effort de guerre des États-Unis, en écrivant un livre qui pourrait, selon ses propres mots, "marquer les foules américaines dans les petites villes et les régions rurales du pays comme aucun autre aspect de la guerre ne peut le faire" [6], a été atteint, allant même au-delà de ses espérances. En effet, aussitôt que World’s Work eût commencé à faire paraître les feuilletons des premiers chapitres du livre en , Morgenthau reçut une offre de Hollywood pour les droits d’un film à tirer de son "histoire", une offre accompagnée d’une promesse de 25.000 $ pour ces droits. Après une exaltation initiale et la rédaction d’un scénario de base du film [7], l’enthousiasme de Morgenthau au seuil d’une carrière cinématographique fut refroidi à la réception d’une deuxième lettre du président Wilson qui exprimait sa désapprobation non moins certaine dans les termes suivants :

"J’apprécie que vous m’ayez consulté sur la question de savoir si le livre peut être produit au cinéma et je dois dire ouvertement que j’espère que vous n’en ferez rien... Je pense, personnellement, que nous sommes déjà allés trop loin dans ce sens. Ce n’est pas seulement une question de goût. - Je ne voudrais nullement me fier à mon goût dans une affaire pareille, - mais c’est surtout une question de principe... Il n’y a rien d’utile qu’on puisse faire pour le moment concernant le massacre des Arméniens, par exemple et l’attitude du pays vis-à-vis de la Turquie est déjà fixée. Elle n’a point besoin d’être renforcée d’avantage." [8]

Moins d’un an auparavant, c’était l’accord de Wilson que Morgenthau avait sollicité pour lancer son projet. Et, en fait, ce n’est que lorsque Wilson l’ait agrée et eût écrit : "Je pense que vos plans pour dévoiler entièrement certains aspects des intrigues allemandes sont excellents et je souhaite que vous entrepreniez d’écrire et de publier un livre qui en parle" [9], que Morgenthau a répondu aux approches préliminaires de Burton J. Hendrick de Doubleday, Page & Company à laquelle appartenait World’s Work [10] et que le projet a commencé à prendre forme.

Il n’est pas peu étonnant de voir correspondre un président des Etats-Unis d’Amérique et un ancien ambassadeur sur un sujet de cette nature. Mais c’était en temps de guerre et comme la correspondance Morgenthau-Wilson, l’illustre dès le début, Ambassador Morgenthau’s Story fut conçue en tant que partie intégrale du "Récit du Président Wilson". C’était un désir d’accroître l’appui à l’effort de guerre de Wilson qui encouragea Morgenthau à écrire un travail antigermanique et antiturc qui convaincrait les Américains de la nécessité "de porter la guerre à une conclusion victorieuse". [11]

En d’autres termes, et comme Morgenthau l’avait projeté de prime abord, son "récit" était conçue comme une propagande de guerre c’est-à-dire une contribution à l’effort de guerre de l’Entente. C’est contre cet arrière-plan que nous tenterons de savoir comment et par qui le livre a été réellement écrit, et d’élucider le problème plus vaste de la véracité de l’histoire qu’il affirme narrer.