Les causes de cette déportation massive sont variées et font toujours débat. Une chose est sûre : ces déportés ne sont jamais accusés de collaboration avec l’ennemi allemand. Parmi les explications avancées pour comprendre la déportation, deux faits s’imposent d’eux-mêmes. D’une part, cette population vit dans une région montagneuse frontalière de la Turquie, alliée non déclarée de l’Allemagne nazie. D’autre part, ceux qui sont déportés en tant que « Turcs, Khemchiles (Arméniens musulmans) et Kurdes » sont tous de culture musulmane sunnite et sont largement turcophones.
Seuls les « Turcs », qui forment l’écrasante majorité des déportés de Géorgie (90 %), ont un ethnonyme problématique. Ce terme imposé à l’occasion de la déportation recouvre une réalité disparate, source de débats identitaires jusqu’à nos jours (Tournon, 2006) : sont-ils Turcs ou Géorgiens ? Ces déportés désignés sous l’appellation « Turcs » puis « Turcs soviétiques » ont toujours possédé une identité ethnique problématique. Les recensements tsaristes les désignaient sous différentes dénominations : Géorgiens, sunnites, Ottomans, Azerbaïdjanais. Plus tard, le simple fait qu’ils soient musulmans suffit aux autorités soviétiques à faire d’eux des alliés potentiels des Turcs, et ce, d’autant plus que la frontière entre la Géorgie
soviétique et la Turquie est connue pour sa porosité.
Toutefois, les intellectuels et les autorités géorgiennes les considèrent comme des Géorgiens islamisés par trois siècles de joug ottoman. C’est pourquoi, dans l’optique d’un nettoyage des frontières turco-soviétiques, le gouvernement de la République soviétique de Géorgie propose comme alternative à toute déportation le déplacement de cette population dite à risque vers l’intérieur du pays. Ce plan prévoit en outre une politique de re-géorgianisation de ces Musulmans qui ne se conçoivent pas tous Géorgiens (Mamuliâ, 1999). Mais Staline et Beria privilégient la solution de la relégation aux confins de l’URSS, avec l’assignation définitive
d’une identité turque déduite de leur langue et de leur culture religieuse.
L’identité ethnique et religieuse de cette population n’explique pas tout, la situation de la Meskhétie motive aussi en partie la déportation. Les dirigeants soviétiques savent que des troupes turques sont dépêchées à la frontière avec l’URSS. Même si cette présence est plus défensive qu’offensive, Staline préfère sécuriser la frontière. De plus, il a pour projet caché l’annexion du nord de la Turquie et de ses détroits. À cette fin, le nettoyage des frontières de tout élément douteux est indispensable. Les Musulmans de Meskhétie, qui, jusqu’en 1921, ont combattu auprès des Turcs contre les chrétiens, sont dès lors condamnés comme traîtres
potentiels. Seuls les Adjares musulmans, clairement identifiés comme Géorgiens et jouissant d’une république autonome, sont épargnés.
Le 31 juillet 1944, Staline signe l’ordre de déportation. Du 15 au 18 novembre, les habitants de 212 villages des régions de Adiguéni, Akhaltsikhé, Aspindza, Akhalkalaki et Ninotsminda sont raflés. Du 25 au 26 novembre, quelques centaines de « Turcs » sont déportés de l’Adjarie voisine. Officiellement, les déportés sont au nombre de 91 000, mais des chercheurs hésitent encore sur le nombre réel de victimes. Selon les Copyrights © Online Encyclopedia of Mass Violence La déportation des Musulmans de Georgie sources, la fourchette oscille entre 90 000 et 116 000 déportés. Au total, la moitié d’entre eux est constituée de mineurs de moins de 16 ans, de 27 000 femmes et d’environ 19 000 hommes âgés ou handicapés. En 1944, au moment de la déportation, près de 40 000 Géorgiens musulmans combattent au front. Seuls 20 000
survivront et devront rejoindre les exilés en Asie centrale (Bugaj, 1998).
Une bande de sécurité de 7 à 80 kilomètres instaurée en Meskhétie est ponctuée de postes militaires filtrant les entrées et sorties pour « sécuriser » la frontière avec la Turquie. La région est ainsi placée sous étroit contrôle. La plupart des villages vidés sont réinvestis par des Géorgiens déplacés de force d’Imérétie.
D’autres villages sont purement rasés et certains transformés en champs. Les cimetières et autres lieux de mémoire ont dans l’ensemble disparu, seule une poignée de sites religieux ont été épargnés. Environ 11 000 musulmans de Meskhétie sont exilés en Kirghizie, 30 000 au Kazakhstan et 54 000 en Ouzbékistan. Les conditions d’accueil sont disparates, la majorité des exilés vivent dans des baraquements délabrés qui ne les protègent pas de l’hiver rigoureux. Rares sont ceux qui habitent sous un toit décent, nombre d’entre eux sont sans abri. Comme la plupart des déportés avant eux, ils deviennent des « colons spéciaux », citoyens de seconde zone, interdits de tout déplacement au-delà de cinq kilomètres de leur lieu d’assignation, ce qui les oblige à se présenter toutes les deux semaines à la komandature pour se signaler au
NKVD. L’écrasante majorité, y compris les mineurs, travaille dans des kolkhozes, 6 000 sont dans des sovkhozes et 1 300 dans des usines, tous perçoivent des salaires de misère dans des conditions difficiles (Afanasiev ; Werth, 2004).
Pendant longtemps, les Musulmans de Meskhétie espèrent que Staline, tenu pour innocent et ignorant de leur cas, leur rendra justice. Après sa mort en 1953, une série de lois permet de libérer certaines catégories de populations : les mineurs, les conjoints de citoyens libres, les invalides et les héros de la guerre. En 1956, Nikita Khrouchtchev libère partiellement les peuples punis les uns après les autres. Le 28 avril, Les Turcs, Khemchiles et Kurdes redeviennent des citoyens soviétiques mais ne peuvent ni réclamer réparation ni retourner dans leurs lieux d’origine. En 1957, N. Khrouchtchev consent à rétablir dans leurs droits et dans leur « patrie » certains peuples : les Tchétchènes, les Ingouches, les Balkars... Les Tatars de Crimée,
les Allemands de la Volga et les Musulmans de Meskhétie ne bénéficient pas de telles décisions, leur exil est maintenu arbitrairement.
Cependant, le 31 octobre 1957, un décret ambigu rend espoir aux déportés. Ils obtiennent le droit de se rendre dans la république caucasienne d’Azerbaïdjan et d’en devenir les citoyens. Jusqu’à 40 000 d’entre eux font le choix de l’intégration dans ce pays proche culturellement de leur identité musulmane et géographiquement de leur patrie géorgienne. Mais cette demie solution aboutit à la scission définitive entre deux mouvements identitaires existant parmi les exilés. Le premier, majoritaire, considère les déportés comme ethniquement Turcs et accepte l’intégration en Azerbaïdjan. Le second, minoritaire, les voit comme des « Meskhètes » géorgiens et n’envisage que le retour en Géorgie. Or la Géorgie se refuse à toute négociation sur le thème sensible du rapatriement (×nusov, 2000 ; Umarov-Gozali]vili X.,1994).
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Voir également :
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