ATATÜRK par Ayten AKGÜRBÜZ

Partie 5 - La déportation des Musulmans de Georgie

La déportation des Musulmans de la région géorgienne de Meskhétie est l’une des nombreuses déportations perpétrées par le régime stalinien au cours de la Seconde guerre mondiale. Elle se produit en quelques jours, en novembre 1944, bien après que l’Armée rouge eut défait la Wehrmacht à Stalingrad et alors qu’aucune présence allemande ne menace le Caucase. Cette déportation, à l’instar de toutes les précédentes, se déroule selon un processus bien rodé. Près de 100 000 musulmans sont ainsi exilés de leur région montagneuse du sud de la Géorgie vers les lointaines républiques d’Asie centrale. Les déportés, alors qu’aucune accusation précise n’est portée à leur encontre, sont taxés de traîtres à la nation soviétique. Ils subissent l’exil, se retrouvent en liberté surveillée et sont victimes d’une punition collective héréditaire.

Sommaire :

par Sophie Tournon



Histoire

Les mémoires

Publié le | par TN-pige | Nombre de visite 218
Les mémoires

La mémoire collective géorgienne s’est construite sur des trous et des pages blanches qui sont
progressivement devenus des dénis. Le non-événement que constituait la déportation des Meskhètes en URSS est alors devenu un oubli volontaire, un « angle mort » de l’histoire officielle de la Géorgie actuelle, totalement absent des manuels scolaires et universitaires. Alors que, dans un premier temps, les témoins sont contraints au silence par le pouvoir en place, une fois libérés de leur mutité forcée après 1989, ils se heurtent à la surdité volontaire des Géorgiens.

Le difficile travail de mémoire s’explique aussi par l’impossibilité de commémorer les dates clés de l’histoire contemporaine des Meskhètes. En effet, les dates anniversaires de 1994 et 2004 n’ont donné lieu à aucune manifestation commémorative, malgré l’activisme de quelques associations meskhètes. Le gouvernement géorgien, toujours réticent à ouvrir le dossier de leur réhabilitation, entretient des rapports ambigus avec une population selon lui non clairement identifiée. Les origines ethniques turques ou géorgiennes des déportés sont encore au centre d’âpres débats qui obèrent toute réflexion sur leur situation présente d’apatrides, de déracinés et « d’oubliés de l’histoire » (Tournon, 2004).

La Géorgie, terre d’origine des déportés, cherche par tous les moyens à ne pas se souvenir de la déportation et à éviter toute allusion à un éventuel retour, malgré l’obligation de rapatrier les Meskhètes dans les 12 ans imposée par le Conseil de l’Europe en 1999. En outre, la Géorgie parvient à se déculpabiliser en soulignant la responsabilité de la Russie, juridiquement seule héritière de l’URSS. De son côté, la Russie s’appuie sur le droit et les recommandations internationales (ONU) qui privilégient la solution du rapatriement pour tous les réfugiés. Elle affirme que la Géorgie se soustrait à ses obligations morales et historiques en refusant tout
droit aux Meskhètes, les enfermant volontairement dans le statut de réfugiés permanents. Pour autant, la Russie n’a pas non plus opéré ce qu’il est désormais convenu d’appeler un retour sur soi via un « devoir de mémoire ». Les déportations ne sont toujours pas des événements incorporés dans l’histoire officielle ni intégrés dans la mémoire collective, et ce, malgré quelques travaux de qualité (Zemskov, 2003 ; Bugaj et Gonov, 1998). De plus, la région de Krasnodar est la seule à ce jour à refuser la citoyenneté russe aux 15 000 réfugiés meskhètes y résidant, dont une grande partie s’est déjà rendue aux Etats-Unis grâce au programme américain d’aide aux réfugiés (Swerdlow, 2007).

L’histoire et la mémoire de la déportation des Musulmans de Meskhétie auraient pu sombrer dans un oubli total si un autre événement traumatisant ne les avait ravivées de manière spectaculaire. En juin 1989, des pogromes - des émeutes spontanées selon Osipov (2004) - visant la minorité meskhète dans la vallée de Ferghana, en Ouzbékistan, deviennent l’un des symptômes les plus médiatiques et les plus dramatiques de l’effondrement de l’URSS. Ces pogromes, qui font officiellement 100 morts et 500 blessés, essentiellement parmi les Musulmans de Meskhétie, réduisent à néant le mythe de l’amitié entre les peuples (Lur’e,
Studenikine, 1990). Ils révèlent au public soviétique l’existence d’une population jusque-là inconnue. Dès lors, les Meskhètes deviennent objet d’histoire, mais d’une histoire qui dérange et qui est immédiatement marginalisée. Parce qu’ils apparaissent au moment où les républiques soviétiques acquièrent leur indépendance et se détachent de leur passé soviétique, alors qu’ils étaient des exilés soviétiques hyper-médiatisés, les Meskhètes deviennent des réfugiés apatrides retombés dans l’oubli. La mémoire de la déportation est alors reléguée en marge d’une histoire des nationalismes russes et géorgiens renaissants. Les hauts faits d’un passé géorgien glorifié prennent le dessus sur les pages sombres d’une histoire des déportations non assumée par l’État géorgien.

La déportation des Musulmans de Georgie

Actuellement, en Géorgie, les discours sur la déportation des Musulmans de Meskhétie investissent la scène politique. Pour les uns, la déportation constitue l’événement fondateur de l’histoire contemporaine des Meskhètes, elle marque à jamais leur mémoire collective, fonde leur identité. Deux opinions s’opposent toutefois : selon l’une, les Meskhètes sont des Turcs (Junusov, 2000) qui doivent retourner en Meskhétie, leur terre historique, avec des droits culturels adaptés à leur langue et leur confession. Dans ce cas, le terme turc Meskhète, voire même Turc Ahiska, est préféré. Selon l’autre opinion, les déportés sont majoritairement des Géorgiens musulmans, appelés alors des Meskhs, réclamant leur rapatriement. Dans
les deux cas, le gouvernement géorgien se refuse à tout dialogue, arguant de difficultés économiques, sociales et ethniques dans un pays déjà secoué par des conflits réels ou latents aux périphéries (Abkhazie, Ossétie, Djavakhétie.) Par ailleurs, les nationalistes géorgiens et une grande partie de la population géorgienne opposent à la déportation de 1944 la mémoire des conflits de 1918 (G. K’amadze, 2004). Le souvenir sporadiquement hypertrophié de l’alliance turco-meskhète de 1918 sert à légitimer la déportation des « Turcs » de Géorgie.

Cette opposition mémorielle, cette mise en concurrence des victimes géorgiennes et meskhètes visent à relativiser l’impact historique de la déportation et à dénier tout droit au retour des déportés. De même, elles tendent à dédouaner la Géorgie non seulement d’un « devoir de mémoire », mais aussi et surtout d’un « devoir d’histoire ». L’histoire nationale géorgienne ignore les mémoires de ses minorités. Ainsi, la déportation est-elle envisagée comme un événement non géorgien, donc indigne de figurer dans l’histoire nationale.

Copyright © Online Encyclopedia of Mass Violence


Voir également :
 Wikipedia.org
 Ahiskalilar.org


Les témoins Interprétations et qualifications des faits

Lire également
Les commentaires du Premier ministre Pashinyan sur les événements de 1915 suscitent des accusations de négationnisme

Les commentaires du Premier ministre Pashinyan (…)

1er février 2025

Comment décrivez-vous l'état présent des affaires entre la Turquie et l'Arménie ?

Comment décrivez-vous l’état présent des (…)

4 juillet 2024

Talat Pacha a-t-il expédié des Télégrammes secrets ordonnant de procéder à des massacres ?

Talat Pacha a-t-il expédié des Télégrammes (…)

4 juillet 2024

Les arméniens de Turquie sont-ils opprimés en Turquie aujourd'hui ?

Les arméniens de Turquie sont-ils opprimés en (…)

4 juillet 2024