Les archives soviétiques, ouvertes depuis une quinzaine d’années, fournissent de nombreux documents sur les déportations. Toutefois, les chiffres avancés dans les rapports classés « secret absolu » sont à manier avec précaution. Ainsi en est-il, dans le cas des Musulmans de Géorgie, du terme de « Turc soviétique ».
D’autre part, l’absence formelle d’accusation justifiant la déportation aux yeux des autorités est une porte ouverte à toutes les interprétations. Des zones d’ombres persistent en ce qui concerne les causes de ces déportations. Bien des conjectures, des plus paranoïaques au moins scrupuleuses, expriment une idée sur la question.
Deux chercheurs américains, S. E. Wimbush et R. Wixman (1975), mettent en avant le concept de Türlük, ou « turcité » des Meskhètes qu’ils rattachent au monde turc, et font de ce caractère identitaire la cause de leur déportation. Ces auteurs affirment que la déportation serait le fait des Arméniens qui entretiennent une « animosité traditionnelle » envers tout le monde turc depuis les massacres de la fin du XIXe siècle et le génocide de 1915. Le but des Arméniens aurait été de nettoyer ce qu’ils considèrent comme leur terre historiquement arménienne des « Turcs » les peuplant. Ainsi, en pleine guerre, des articles d’universitaires arméniens publiés dans la presse soviétique revendiquent ces territoires. Mais ces arguments particulièrement arménophobes paraissent bien minces au vu des éléments historiques. Les Arméniens ne
sont pas les seuls à revendiquer des territoires en Anatolie, les Géorgiens aussi font de telles déclarations visant le retour du Lazistan turc. Or ni l’une ni l’autre de ces républiques soviétiques ne peuvent avoir d’initiative dans un domaine aussi sensible et stratégique que celui des frontières internationales. Bien au contraire, ces revendications nationalistes sont incitées et instrumentalisées par le Kremlin, qui entreprend une politique d’agression verbale et diplomatique contre Ankara. Le but des dirigeants soviétiques est alors de donner une assise historique à leurs propres revendications territoriales impérialistes qui vont jusqu’à inclure les détroits turcs. Or, les deux auteurs tournent tous leurs arguments à seule fin de faire croire que la RSS d’Arménie serait assez puissante pour dicter ses prétentions à Moscou et pour inciter la déportation d’éléments turcs d’URSS. Toutefois, rien ne vient corroborer l’existence d’un tel lobby arménien autour de Staline.
Dans son article (1998), l’historien géorgien G. Mamoulia a pour objectif l’absolution des Géorgiens dans le processus de prise de décision concernant la déportation. En faisant reposer toute la responsabilité sur les donneurs d’ordre moscovites, il fait plus que disculper la Géorgie, il la glorifie en prouvant que Tbilissi avait non seulement voulu protéger ses Musulmans de la déportation en ne faisant que les déplacer, mais aussi en ayant réussi à sauver les Adjares. De cette manière, il lave la Géorgie de tout soupçon de collaboration active et volontaire avec Staline et Beria. Il affirme que son pays a fait montre de la meilleure volonté possible pour protéger les Musulmans de Meskhétie, que ces derniers ont toujours été considérés comme des citoyens géorgiens en voie d’être complètement intégrés linguistiquement et culturellement.
Cet article poursuit deux buts. D’une part, il tente de faire admettre au gouvernement géorgien que le rapatriement est moralement nécessaire, d’autant plus qu’il n’est pas à l’origine de leur déportation. D’autre part, il cherche à prouver aux musulmans de Meskhétie, majoritairement sceptiques quant à l’amitié « naturelle et historique » des Géorgiens à leur égard, que leur patrie d’origine est et a toujours été leur alliée.
Le seul coupable de la déportation est toute la hiérarchie soviétique et non le peuple ni les autorités géorgiennes.
L’historien russe P. Polân (2001) propose de classer la déportation des Musulmans de Géorgie dans la catégorie des « déportations totales à caractère préventif ». Pour cela, il rappelle qu’en 1950-1952, Iraniens et Assyro-Chaldéens de Géorgie sont à leur tour déporté. Il en déduit que tous les citoyens soviétiques ayant des liens réels ou supposés avec leur patrie d’origine supposée (l’Irak, l’Iran, la Grèce, la Turquie) sont systématiquement soupçonnés. Les frontières sont littéralement nettoyées de ces « éléments indésirables » menaçantes aux yeux d’un système stalinien sur la défensive. L’ennemi intérieur est ainsi préventivement démasqué afin de protéger la forteresse soviétique. Cette approche qui fait de la sécurisation des frontières internationales de l’URSS l’argument majeur justifiant les déportations est la plus communément admise au sein de la communauté scientifique. Seule la terminologie appliquée à l’acte même de la déportation diverge parfois selon les auteurs. Ainsi, J.O. Pohl (2002) est l’un des rares à qualifier les déportations de génocide, suivant en cela la définition onusienne. Ce faisant, il privilégie une approche plus juridique qu’historienne.
C’est surtout en Géorgie qu’un autre débat vient se superposer à celui de la terminologie : il s’agit de juger la déportation et ses conséquences. Comment faire de ce non-événement un événement intégré à la chronologie historique géorgienne sans risquer de culpabiliser les Géorgiens ? Comment aborder le thème sensible de leur retour en équilibrant les aspects purement juridiques et les questions politiques et identitaires ? Face à la déportation et à la question de la réhabilitation et du rapatriement des Musulmans de Meskhétie, les Géorgiens sont divisés. Ceux opposés au rapatriement insistent sur l’impossible cohabitation entre Géorgiens et « Turcs ». Dans ce cadre, la déportation, bien que tenue pour un acte criminel, aurait permis la normalisation de la situation d’une Géorgie qui, selon eux, doit être ethniquement homogène.
Cette approche est privilégiée notamment par la classe politique et la plupart des médias. De leur côté, les partisans du rapatriement minimisent la mémoire des récents conflits turco-géorgiens et insistent sur le contexte soviétique. Ils cherchent à déculpabiliser le peuple géorgien, « victime » lui aussi de la politique soviétique, en l’exonérant de toute collaboration active et volontaire avec le pouvoir soviétique (Mamuliâ, 1998). La solidarité ethnique entre musulmans de Meskhétie et Géorgiens est soulignée afin de susciter un accueil positif de la politique de rapatriement auprès d’une population largement hostile aux « Turcs ».
Suivant cette approche réconciliatrice, le rapatriement est un droit indiscutable, bien que certains souhaitent que seuls les Musulmans d’orientation géorgienne - les soi-disant « Meskhs » - soient réhabilités (K’amadze, 2005 ; M. Natmeladze, 2002 ; T. Putkaradze, 2005). Dans les deux cas, la déportation, souvent qualifiée de « crime contre l’humanité », est distinguée de la question du rapatriement. Cette dernière ne relève pas du droit international, mais dépendrait de la politique géorgienne et, dans une moindre mesure, des pressions d’organismes internationaux tel le Conseil de l’Europe.
Copyright © Online Encyclopedia of Mass Violence
Voir également :
Wikipedia.org
Ahiskalilar.org
Les mémoires | Bibliographie |