Gaye Petek affronte sans doute, ces jours-ci, un des plus grands combats de son parcours militant. L’association d’aide aux personnes turques et d’origine turque Elele, qu’elle a fondée, est sur le point de fermer. Faute de subventions.
J’ai voulu rencontrer cette féministe laïque, qui depuis des années mène un combat pour le rapprochement entre la France et la Turquie.
Nous nous donnons donc rendez-vous au siège de l’association, dans un quartier foisonnant de restaurants turcs. D’une voix grave reconnaissable entre toutes, elle s’exclame : "il pleut encore !". Je la suis dans son bureau au premier étage où elle me propose, à plusieurs reprises, du café.
J’écoute son itinéraire : née à Izmir, elle arrive à Paris à 5 ans. Son père est exilé politique. Sa mère, femme au foyer, est une femme de la ville. En Turquie, la différence entre la réalité des femmes paysannes et celles de la ville est énorme. "A Paris, nous avons vécu dans une chambre de bonne, des toilettes sur le pallier. Mais je n’en n’ai aucun ressentiment ; la France est le pays qui m’a accueillie. Quand j’allais aux Bains-douches, ma mère faisait en sorte que ce soit une fête. Et puis, c’était amusant les gens qui chantaient sous la douche ! Nous avons vécu chichement, mais, chez nous, des écrivains, des peintres passaient. Ils ont peuplé ma vie, et m’ont aidé à construire ma double identité, mon équilibre", se souvient Gaye.
Années 70, elle aide les migrants turcs
Passionnée de culture, elle fait des études de lettres françaises, de sociologie, de théâtre. Elle rencontre un juif de Turquie, professeur de lettres à Istanbul, qui deviendra son mari. En 1971, elle repart en Turquie et s’installe avec lui. Mais rattrapé par le coup d’état militaire, le couple revient poser ses valises en France.
Les travailleurs turcs commencent à arriver en France. Elle choisit alors de travailler au Service Social d’Aide aux Emigrants.
Femme de terrain, elle fait des formations collectives pour ces travailleurs, dans les chantiers, dans les usines : accueil, information et accompagnement.
La crise économique aidant, ces travailleurs comprennent qu’ils sont durablement en France. Les femmes et les enfants arrivent à la faveur du regroupement familial. "J’ai pris beaucoup de plaisir dans ce travail : ces femmes paysannes me faisaient connaître l’Anatolie, la campagne est venue à moi."
Puis elle intègre pour deux ans, la délégation française au Haut Commissariat aux Réfugiés."J’étais officier de protection, me dit-elle avec un sourire malicieux. Je m’occupais des réfugié/es d’Irak, d’Iran, d’Afghanistan, mais là, j’étais sur la plan international."
Un combat pour la diversité culturelle
Ensuite, elle travaille pour l’Association de Développement pour les Relations Interculturelles. Elle sillonne la France, les régions, et écrit un rapport sur l’action à mener pour intégrer les populations turques. Nous sommes à un tournant dans l’histoire.
La volonté gouvernementale est de faire entrer les immigrés dans les services de droit commun en oubliant la diversité culturelle ; c’est alors le début du repli identitaire et communautaire. Le cultuel va se substituer au culturel : les mosquées turques vont fleurir en France.
Gaye, féministe et laïque, a vu le danger. Avec son amie Pina Hukum, elles décident de créer une association : ce sera Elele "main dans la main" en turc.
L’objectif : l’accompagnement à l’intégration, le suivi social et juridique, l’autonomie des femmes, l’aide à la réussite des enfants.
Contre le communautarisme
Gaye obtient du ministère des Affaires sociales le soutien et le financement de son projet. Mais le communautarisme se renforce "c’est un rempart très oppressif pour les femmes, les filles et pour tous les jeunes". Les mariages forcés et les violences contre les femmes augmentent, selon elle.
Elele élargit alors ses activités pour former, par exemple, des acteurs sociaux et des enseignants. "J’ai même fait de l’information collective dans les mosquées turques, pour y expliquer les valeurs de la laïcité et de la République, dit-elle en souriant, car il ne faut pas leur céder la place."
Femme de compromis… sans compromissions
Convaincue que la laïcité est un élément fondamental du vivre ensemble et de l’égalité entre les hommes et les femmes, "femme de compromis mais pas de compromission", elle travaille avec tous les gouvernements : vice-présidente du Conseil National pour l’Intégration des Populations Emigrées, membre de la Commission Stasi, présidente de 1999 à 2009 du Haut Conseil à l’Intégration, membre du conseil d’administration de la Cité nationale de l’Histoire de l’Immigration.
Alors, sa colère éclate : colère face au mépris des services de l’Etat, colère face à la gestion "stupide" de la problématique migratoire. Puis, sa colère retombe, face au bilan de son parcours. Avant de me raccompagner à la porte, elle me propose des loukoums et m’offre le catalogue de l’exposition "l’Ecole Turque à Paris" ; et de sa voix grave elle ajoute : "Tu n’as pas de parapluie ? Il pleut encore !".
Source/Lien : Youphil