Le livre de Georges de Maleville
La tragédie arménienne de 1915
SOMMAIRE
Préface de l’historien Jean-Paul Roux
On écrit beaucoup sur les Arméniens. On écrit trop peut-être bien qu’il ne soit pas indifférent aux Français de connaître ce peuple dont maints de leurs concitoyens sont issus, qui a joué un si grand rôle dans l’élaboration de leur art médiéval et dont l’existence historique a toujours été si profondément dramatique : situés aux confins de deux univers, l’un occidental - Rome, Byzance, l’Empire Ottoman - l’autre oriental l’Iran - ils n’ont cessé d’être au lieu de rencontres et donc de conflits, avant même que le fantastique essor des Russes n’ait amené à leur septentrion, avec un nouvel Empire, de nouvelles causes de déchirements et de malheurs.
On écrit trop peut-être, parce que les livres et les articles qui se succèdent ne font guère que de se répéter. Sur les rayons de ma bibliothèque s’alignent des ouvrages dont bien peu sont originaux. Du passé, de la culture, de la République Socialiste Soviétique d’Arménie, rien ou à peine. On dirait que seule puisse nous interpeller la tragédie qui, au début de notre siècle, a jeté un voile de deuil sur cette civilisation deux fois millénaire. Et c’est, pour la présenter, toujours les mêmes mots, un discours qui ne se renouvelle guère. Un procès ? Nullement. Un acte d’accusation contre le gouvernement ottoman jugé responsable des innombrables morts d’hommes, de femmes et d’enfants arméniens dans la sombre année de 1915, jugé responsable de ce que l’on a nommé « le génocide ».
Le livre de Maître de Maleville, par ses intentions et par son ton - celui d’un maître du Barreau - tranche sur cette sombre et monotone production. Ce n’est certes pas celui d’un historien ou d’un archéologue, mais bien celui d’un avocat qui plaide avec talent et fougue pour une cause qui ne lui paraît pas entendue. On se croirait, à le lire, dans une salle d’audience et ses accents sont tels qu’il ne faut pas une grande imagination pour deviner les amples gestes du bras, l’élan de la poitrine tendue en avant pour convaincre, les modulations de la voix. Oui, un plaidoyer, le plaidoyer de la défense que, selon toute la loi des pays civilisés, il faut écouter avant de prononcer un jugement. Il faisait certainement défaut.
Maître de Maleville est un juriste bien connu de son milieu professionnel et c’est en tant que tel qu’il se penche sur les « pièces à conviction », en se demandant quelle peut être leur valeur, en les triant sans doute, en les disséquant, en essayant de démontrer qu’elles n’ont peut-être pas l’éminente importance qu’on leur accorde. N’est-ce pas le rôle reconnu de l’avocat ?
Il a souhaité que je le présente. Je ne doute pas qu’il eut bien pu s’en passer. Sa propre force s’impose. Comme historien du monde turc, je suis sans doute suspect de partialité et, bien qu’en tant qu’historien je cherche à n’en point avoir, je n’ose pas affirmer que j’en suis exempt. Je suis en tous les cas bien placé pour savoir combien elle ne manque pas aux adversaires de la Turquie. Aussi bien tairai-je ici mon sentiment. En rien je ne me sens juge ni juré. Il me sera cependant sans doute permis de dire que la démarche de Maître de Maleville est celle d’un homme libre, d’un homme qui dit avec netteté et courage ce qu’il a le désir de dire, sans se soucier des modes et des courants, et, croirais je, ce qu’il pense, en son âme et conscience, être la vérité. C’est un honneur des pays démocratiques que chacun puisse exprimer son opinion. C’est l’honneur de l’humanité que chacun puisse le faire. Dieu lui-même n’a-t-il pas laissé à ses créatures le droit de lui répondre non ?
Dédicace de l’auteur :
A monsieur Vincent Raedeker, turcologue, qui m’a fait découvrir les beautés de la langue turque et de la civilisation ottomane. En remerciement G.M.
Jean-Paul ROUX
Directeur de recherche au CRNS
Introduction
A la fin de l’année 1970, une exposition fit connaître au public parisien "les trésors de l’Arménie soviétique". Les visiteurs du Petit Palais découvrirent alors avec admiration l’art si roman de ces merveilleuses petites églises carrées nichées dans des paysages de montagne. Ce fut un grand succès culturel. Puis vint l’oubli. Des Arméniens, on se rappelait qu’ils constituaient une secte chrétienne, comme les Coptes, et que comme eux, ils vivaient isolés dans des montagnes perdues, mais pas en Afrique, au bout du monde, dans le Caucase. Et qu’un petit musée leur était consacré, au rez-de-chaussée de l’Hôtel d’Ennery, avenue Foch, - toujours désert. On n’en savait pas plus...
En 1974, la Turquie est intervenue à Chypre pour y sauver la communauté turque, menacée d’extermination.
En 1975, la Syrie a commencé à intervenir au Liban, dans un pays ravagé par l’occupation palestinienne.
Et brusquement, en octobre 1975, l’ambassadeur de Turquie à Paris est assassiné dans sa voiture quarante huit heures après son collègue de Vienne. Ces meurtres sont le début d’une longue série : depuis lors 21 agents diplomatiques turcs ont été assassinés, toujours dans des pays occidentaux. C’étaient - nous dit-on - les Arméniens qui se manifestaient. Ils auraient paraît-il - retrouvé la mémoire qu’ils avaient perdue. Et la disparition de cette amnésie se traduisait naturellement - tout spontanément - par un besoin irrépressible d’exterminer les représentants de l’État turc, partout où les assassins pouvaient les atteindre.
Mais comme au demeurant ces meurtres, si pénibles qu’ils fussent, risquaient de passer inaperçus aux yeux de la grande opinion publique, on les doubla très rapidement par un terrorisme systématique : attentats aveugles, poses de bombes dans des bâtiments commerciaux, prises d’otages, fusillade de la foule dans les aéroports. Faire couler en public le sang d’inconnus innocents était - prétendait-on - la manière des Arméniens d’exercer leur justice, car ils avaient une justice à se faire rendre - et cette justice exigeait des meurtres puisqu’ils avaient eux-mêmes - nous disait-on - été victimes d’un des plus grands génocides de l’Histoire.
Voilà grâce à quoi cette prétention finit par s’imposer dans le public, et par devenir, dans l’opinion, presque une évidence. Et c’est ainsi que l’on vit le gouvernement français donner - pour diverses raisons qui ne concernent nullement les Turcs - son approbation à l’érection à Alfortville du "Monument de la Haine", haine que les Arméniens, tous et spontanément, porteraient aux Turcs, haine qui se devrait d’être éternelle...
Car, à en croire ce slogan, aujourd’hui martelé par tout par les medias, les Turcs, en tant que Turcs, seraient les ennemis irréductibles des Arméniens, en tant que tels, - ceci depuis toujours. Ce discours est presque un lieu commun...
Et effectivement, aux hommes adultes d’aujourd’hui, un tel propos rappelle des souvenirs très anciens, des récits lus autrefois qui se rapportent à des périodes bien antérieures : des déclarations d’hommes politiques morts depuis plusieurs générations, les propos vengeurs de Gladstone sur les "massacres d’Arménie"...
Dans la très modérée "Histoire Contemporaine" de L. Genet, parue en 1945, manuel officiel à l’époque de l’enseignement secondaire libre en France, on peut lire (p. 517), à propos d’Abdul Hamid : "Comme l’Angleterre de Gladstone semble vouloir protéger les Arméniens, le sultan annonce des réformes. En fait, il prépare les massacres. Trois massacres successifs ont lieu (de 1894 à 1896)... La crise fait 250.000 victimes...". Voilà ce qu’on enseignait aux petits Français dans les lieux traditionalistes en 1945 !...
Comment au surplus, mettre en doute de pareils propos quand on lit les lignes suivantes de Benoist-Méchin, ami des Turcs, dans son beau livre sur Mustafa Kemal (p. 246) ? Il relate l’ordre donné par Atatürk en au général Kazim Kara Bekir, de refouler les troupes de la République arménienne constituée à Erivan, et il ajoute : "Le commandant de la 2e armée s’acquitta de cette tâche avec une rigueur impitoyable. Du moment qu’il s’agissait de massacrer les Arméniens, ses soldats avaient plutôt besoin d’être retenus qu’encouragés..."
Ainsi donc la cause serait jugée - et il s’agirait d’une évidence : spontanément, le plaisir des Turcs aurait consisté à massacrer des Arméniens en toute circonstance, et ceux-ci, terrorisés, auraient cherché refuge dans la Communauté internationale et dans l’opinion mondiale pour être protégés.
Aujourd’hui, ils referaient de même et le fameux "monument de la Haine" ne serait qu’un symbole de protection que l’humanité toute entière doit accorder à une communauté menacée...
Cette légende est bien ancrée dans l’esprit de la plupart du public...
Mais pourtant on la crie trop fort, avec trop de rage. Cette insistance permanente, cette précipitation à publier constamment des récits de massacres (il en paraît un chaque mois), ont quelque chose de suspect.
On parle trop d’horreurs, on publie trop de photographies (dont les origines sont toujours suspectes) accompagnées de légendes de plus en plus dramatiques, bien que l’observateur impartial en vient à soupçonner derrière ce matraquage fébrile, une mise en scène assez malsaine au service de quelque dessein inavoué.
Et si tout ceci précisément n’était que légende, grossissement démesuré de faits malheureux mais isolés et une énorme affabulation pour le surplus ?
Nous ne répondrons pas pour le moment à cette question ; nous expliquons simplement notre démarche, celle d’un observateur totalement indépendant qui a cherché à comprendre, par lui-même, un fait de société.
Nous avons été à Istanbul, nous avons visité la communauté arménienne, partout dans la ville, et nous avons scruté les visages. Nulle part, nous n’avons rencontré chez ces Arméniens qui côtoient des Turcs sans arrêt, un sentiment de peur. Dans les marchés, dans tel petit restaurant du port, le brassage des deux communautés est total, et se fait en sympathie, bien plus franchement qu’ici à Paris entre communautés immigrées. Bien plus, ces Arméniens parlent spontanément turc entre eux, c’est leur langue.
Il nous souvient d’avoir visité à l’improviste une petite école arménienne, le long du Mur, dans le quartier des Blachernes : il y avait des portraits d’Atatürk partout, dans chaque classe, dans les couloirs, dans l’escalier - bien plus que dans une ambassade. Et il s’agissait d’une école privée, gérée par le Patriarcat ! Ces petits Arméniens seront, plus tard, aussi intégrés dans la communauté turque qu’on peut l’être.
Cette crainte des Turcs, cette prétendue haine ancestrale n’existent donc pas dans les lieux mêmes où elles auraient - logiquement - les seules raisons possibles de perdurer.
Et l’observateur en vient à se demander s’il ne s’agit pas d’un sentiment totalement artificiel, fabriqué de l’extérieur par une propagande qui masque ses buts...
Ce premier doute en appelle d’autres :
Même si l’on admet - ce qui paraît bien difficile, c’est le moins qu’on puisse dire - le recours à une campagne terroriste pour prétendument venger tout un peuple et appeler à l’aide l’opinion internationale - même si l’on accepte, par une vue de l’esprit, le recours à ces procédés criminels - comment expliquer le surgissement brutal d’une vague d’attentats en prétendues "représailles" de faits survenus soixante-dix ans plus tôt et totalement oubliés ?
Comment justifier - rationnellement - ce terrorisme à retardement ? S’agit-il d’un sursaut - bien tardif - de la conscience populaire arménienne, ou bien plutôt d’une machination dont les Arméniens ne seraient que le prétexte ?
La "Croisade des Albigeois", la fameuse guerre du Nord contre le Midi a donné lieu, ici en France, à des horreurs inénarrables. Le massacre de la population de Béziers (en 1209) est resté célèbre. Imagine-t-on aujourd’hui des "Occitans" allant dynamiter la préfecture de Montpellier, avec ses habitants, pour prétendument venger leurs morts ?... Les ravages exercés par les armées suédoises durant la guerre de Trente Ans ont entraîné la disparition des deux tiers de la population de l’Allemagne du Sud-Ouest. Admettrait-on que les terroristes allemands aillent en rendre responsable l’ambassadeur de Suède et aillent l’assassiner pour faire prétendument justice à la population du Würtenberg ?
Or, c’est précisément ce qui se passe avec "l’affaire arménienne" et l’observateur désintéressé ne peut manquer d’être frappé avant même d’avoir ouvert le dossier, par le sentiment que toute cette agitation, criminelle ou non, au sujet de faits aussi anciens paraît fondamentalement artificielle.
Elle le devient bien plus encore quand on constate l’évolution récente du discours des Arméniens : leurs prétendus porte-paroles ne réclament plus seulement le prix du sang : ils prétendent que leurs aïeux ont été chassés de leurs terres sur lesquelles, eux, leurs descendants, auraient un droit d’héritage méconnu. La prétention politique devient plus précise, plus concrète.
Qu’en penser ? Beaucoup de Français, aujourd’hui, sont originaires de pays lointains qu’ils ont dû quitter en catastrophe, en y abandonnant les tombes de leurs ancêtres ; devraient-ils, aujourd’hui, assassiner leurs diplomates, notamment les Algériens ? Le temps reconstruit tout et il consolide définitivement toute situation non contestée pendant un long moment. Que dirait-on aujourd’hui de terroristes marocains qui s’en prendraient aux Espagnols et leur réclameraient la restitution de Grenade et de l’Andalousie ? On les croirait simplement faibles d’esprit. Or, les prétentions arméniennes n’ont même pas ce poids là...
L’observateur impartial des violences arméniennes actuelles, qu’elles soient verbales ou physiques, ne peut manquer d’être frappé de cette impression fausse. Il a le soupçon d’une mise en scène, fabriquée de toutes pièces par des réalisateurs cachés pour des motifs secrets, et dont les acteurs, qu’il s’agisse de doctes historiens ou de tueurs à gages, récitent un rôle qu’ils ont appris par cœur.
Ce n’est pas ainsi qu’on établit la vérité historique. Nous avons cherché, pour notre part, à comprendre ce qui s’était réellement passé.
Nous l’avons fait en toute indépendance, par sympathie pour les Turcs, mais aussi pour les Arméniens.
Nous avons cherché à comprendre comment ce dernier peuple, sympathique, ouvert, travailleur, intelligent et honnête, qui s’est parfaitement bien adapté en France et n’y a suscité aucune hostilité raciale aurait pu – à en croire la campagne actuelle - susciter chez les Turcs, dont chacun connaît les qualités d’amitié, - une haine inexpiable qui se serait traduite par d’horribles massacres accomplis de propos délibérés.
Mais nous avons aussi voulu contribuer à démystifier une propagande qui nous apparaissait de plus en plus comme fondée sur la déformation mensongère de faits isolés.
Et nous avons, au long de ce travail, gardé à l’esprit, ces paroles clairvoyantes prononcées naguère () par Mme Kirkpatrick, ambassadeur des États-Unis auprès de l’ONU, à propos de l’actuelle campagne contre le sionisme - (qui rappelle par bien des points le complot actuel contre la Turquie) : "Nous avons permis à des mensonges de se répandre sans être contestés ; ils se sont alors transformés en politiques et ces politiques qui n’ont pas été contestées, se sont transformées en meurtres... Le sort des nations toutes entières dépend quelquefois de mots..."
C’est donc la contestation que nous allons apporter aujourd’hui, en faisant confiance à la vérité pour se répandre d’elle-même.