19 avril 2024

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Sur la toile

Entretien avec François Georgeon : révélation sur une manipulation éhontée de la part d’Hachette

Publié le | par SibiryaKurdu | Nombre de visite 5098

Ces jours-ci, suite à des discussions privées à propos des deux pages traitant du "génocide" arménien dans les nouveaux manuels scolaires (et plus particulièrement celui des éditions Hachette), ce document nous a été envoyé. Nous l’avons découvert, lu (avec la plus grande attention) et archivé : il est en effet accablant pour certains "pédagogues" visiblement peu scrupuleux. Puis, ne sachant pas trop quoi en faire dans l’immédiat, nous nous sommes dit qu’il fallait peut-être le publier ici. Par crainte de nous perdre dans des développements peu clairs, nous avons seulement mis en gras les passages qui nous semblent les plus importants et en contradiction grave avec le contenu de la capture d’écran ci-dessous.



Les Collections de l’Histoire, n° 45, octobre 2009, p. 52-61 :

Chronique d’un effondrement

Le traité de Sèvres, en 1920, à l’issue de la Première Guerre mondiale, laisse à l’Empire ottoman un Etat croupion en Anatolie du Nord-Ouest... Comment en est-on arrivé là ?

Entretien avec François Georgeon

L’AUTEUR
François Georgeon est directeur de recherches émérite au CNRS. Spécialiste de l’histoire de l’Empire ottoman et de la Turquie moderne, il a notamment publié Abdülhamid II, le sultan calife (Fayard, 2003), ainsi qu’un recueil d’articles : Sous le signe des réformes : Etat et société, de l’Empire ottoman à la Turquie kémaliste, 1789-1939 (Istanbul, Isis, 2009). Cet entretien est inédit.

L’Histoire : Que recouvre l’expression « déclin de l’Empire ottoman » ?

François Georgeon : Dès la fin du XVIIe siècle, on assiste à une série de reculs territoriaux. Faut-il pour autant parler d’un « déclin » ou d’une « décadence », comme les manuels d’histoire persistent à le faire  ? Et déclin de quoi ? Déclin absolu par rapport à un âge d’or de l’empire ? Les Ottomans, dès le XVIIe siècle, jugeaient que leur situation était moins bonne qu’au siècle précédent, sous le règne de Soliman le Magnifique, et qu’il leur fallait revenir aux pratiques politiques antérieures. Déclin relatif par rapport aux puissances européennes ? Le retard des Ottomans était d’abord manifeste sur le plan technologique. Ensuite, les institutions sont apparues inadaptées : c’est tout l’enjeu des réformes dites des « Tanzimat » au XIXe siècle.

A la suite de ces réformes, l’Etat central se renforce mais le phénomène est masqué par le recul territorial. En réalité, l’Etat qui disparaît à l’issue de la Première Guerre mondiale est un Etat relativement efficace, doté d’une force militaire non négligeable, d’une capacité de mobilisation de la population et d’une efficacité administrative réelle. Imaginer un empire sans cesse déclinant depuis le XVIIe siècle n’est pas vraisemblable. Il a su s’adapter au voisinage d’une Europe très changeante, celle de l’essor du capitalisme, celle de la révolution industrielle et, enfin, celle de l’impérialisme.

L’H. : L’expression « l’homme malade de l’Europe », d’où vient-elle ?

F. G. : L’expression a été utilisée par le tsar de Russie, Nicolas Ier, en 1853, lors d’une conversation avec l’ambassadeur d’Angleterre à la veille de la guerre de Crimée (1854-1855). Pour guérir cet homme malade, le tsar voulait tout simplement... le démembrer. L’idée du partage remonte au moins au XVIIIe siècle. Elle n’a jamais disparu ensuite. Trandafir G. Djuvara a même écrit en 1914 un ouvrage intitulé Cent projets de partage de la Turquie. Je ne sais s’il y en a eu cent, mais ce titre montre à quel point les diplomates se sont penchés sur ce problème... avec des ciseaux.

L’expression « homme malade » a ensuite été popularisée. De nombreuses caricatures montrent les grandes puissances en « médecins » soignant le « malade » avec des potions empoisonnées. Elle a aussi blessé les Ottomans dans leur fierté et leur orgueil. Le sultan Abdülhamid II, à la fin du XIXe siècle, s’insurge contre cette formule et affirme que les Ottomans vont montrer aux Européens qu’ils sont, en réalité, les hommes forts de l’Europe orientale et du Moyen-Orient et que l’empire est une grande puissance.

L’H. : Qu’est-ce qui explique ce mouvement de recul géopolitique, qui semble se poursuivre de façon inéluctable ?

F. G. : Deux facteurs principaux expliquent ces reculs territoriaux : la politique des grandes puissances - qu’on appellera plus tard l’impérialisme - et les nationalismes. L’empire est victime de l’appétit de la Russie dans le Caucase, au nord de la mer Noire et en Crimée (la poussée russe vers les mers du sud commence au XVIIIe siècle)  ; de l’Autriche-Hongrie dans les Balkans ; des Français en Algérie et en Tunisie ; des Britanniques en Egypte et en Méditerranée orientale ; des Italiens en Tripolitaine.

Le mouvement des nationalismes est contemporain de ces assauts des grandes puissances et il est d’ailleurs soutenu par elles. Après une première crise en 1804, la Serbie arrache son autonomie en 1829 et la Grèce, aidée par le mouvement philhellène et le soutien naval des grandes puissances, obtient son indépendance en 1830.

Quel est le facteur déterminant ? C’est difficile à dire. Certes, les grandes puissances se sont attribué des provinces aux marges de l’empire, mais, de peur que le démembrement se produise en faveur de l’une d’entre elles, elles se sont neutralisées et, d’une certaine manière, elles ont contribué à le préserver en mettant en avant le thème de « l’intégrité de l’Empire ottoman ». La rivalité entre l’Angleterre établie en Inde et la Russie dans le Caucase a joué en sa faveur. Les Britanniques voulaient conserver un Etat qui contrôlait les Détroits entre la mer Noire, la Méditerranée et la route des Indes. Quant à la Russie, faute de pouvoir s’emparer de ces positions stratégiques, elle préférait un empire vermoulu plutôt que la domination de l’un ou l’autre des Etats de l’Europe occidentale. Lors du traité de Paris, en 1856, les Ottomans entrent dans le « concert européen ». Trois ans après le mot de Nicolas Ier, l’empire fait partie de l’Europe sur le plan diplomatique.

L’H. : Où se situe alors le cœur de l’empire, à Constantinople ou en Anatolie ?

F. G. : En fait, pratiquement jusqu’à la fin, le cœur de l’empire se trouve dans les Balkans. Les Turcs y ont pris pied dès le milieu du XIVe siècle. C’était la région la plus riche et la plus moderne, celle d’où venaient les impôts et les janissaires. A la fin du XIXe siècle, Salonique est une ville plus moderne que Constantinople.

L’H. : Quel est le tableau politique du début du XXe siècle ?

F. G. : En 1876 éclate une crise, à la fois financière et politique, qui constitue un tournant. Déjà surendetté, l’empire doit alors faire face à une banqueroute. Cette même année, trois sultans se succèdent et les Russes interviennent en faveur des populations slaves et orthodoxes révoltées dans les Balkans. La guerre russo-turque de 1877-1878 laisse une trace profonde dans l’esprit des Ottomans : les armées du tsar sont parvenues tout près d’Istanbul, on a entendu dans la ville le canon russe tonner. Les Anglais sauvent Istanbul in extremis en envoyant des navires dans le Bosphore - le prix à payer sera Chypre. En 1878, après le traité de Berlin, la Turquie n’a plus en Europe que la Macédoine, l’Albanie et la Thrace.

C’est en 1878 aussi que le sultan Abdülhamid impose au régime un virage autoritaire. S’il ne remet pas en cause la modernisation, c’est une rupture complète avec les Tanzimat en tant qu’ouverture sur l’Occident. Il continue à renforcer l’Etat, mais en faisant référence à l’islam et en s’appuyant sur les couches moyennes. Le sultan met en valeur son rôle de calife pour souder les populations musulmanes de l’empire. Car des événements inquiétants se produisent après 1878 : des populations musulmanes non turques, les Albanais, les Kurdes et les Arabes s’agitent ; ils se demandent si l’empire est assez fort pour assurer leur défense. Jusque-là, l’empire était victime de nationalismes chrétiens. Qu’il existe des mouvements autonomistes musulmans représente un nouveau danger.

L’H. : Dans cet empire multi-ethnique, quelle est la situation des différentes communautés à la fin du XIXe siècle ?

F. G. : On dispose pour le XIXe siècle de recensements fiscaux ou militaires et des estimations des voyageurs ou des diplomates. Le premier recensement démographique moderne date de 1880-1890, il est suivi d’un autre en 1905-1906. Avant 1878, les non-musulmans représentaient environ un tiers de la population ; on peut estimer qu’en 1900 l’empire est aux trois quarts musulman. La situation varie beaucoup localement. Dans certaines villes, en 1900, les non-musulmans sont majoritaires. A Salonique, presque la moitié de la population est juive, le reste étant partagé entre Grecs, Bulgares, Turcs et Juifs convertis à l’islam. Izmir est fortement grecque. La moitié de la population d’Istanbul n’est pas musulmane. On voit que le terme de « communautés » est plus adapté que « minorités ».

Dans l’Empire ottoman, notamment dans les Balkans et dans certaines régions du Proche-Orient, une carte des nationalités est presque impossible à dresser tant celles-ci sont imbriquées au niveau des villes, des villages et même des quartiers. Dans son autobiographie, Franc-tireur (Ramsay, 2005), Eric Hobsbawm, qui avait habité à Vienne après la guerre, explique que la vieille capitale austro-hongroise était restée une ville très cosmopolite, mêlant Allemands, Hongrois, Tchèques, Slovaques, Juifs... Mais, rappelle-t-il, il existait une culture commune et une langue, l’allemand, permettant l’accès à l’universel. Ce n’est pas le cas dans l’Empire ottoman. Chaque communauté est elle-même très divisée. Chez les Arméniens, il y a des protestants, des catholiques, des grégoriens ; chez les musulmans, les chiites, les sunnites, les alévis...

Pour ce qui est de la situation des communautés sur le plan légal, les Tanzimat ont proclamé l’égalité devant la loi, mais la réalité est autre, en particulier sur la question du service militaire. Jusqu’en 1909, l’armée est entièrement musulmane, à l’exception de quelques médecins juifs, car les dirigeants doutent de l’ardeur au combat des non-musulmans. Les communautés paient un impôt de capitation, transformé en taxe d’exemption militaire. Leur place dans l’administration est réduite, même si on connaît jusqu’à la fin de l’empire des ministres arméniens. Et puis, en contradiction avec le principe d’égalité, les communautés jouissent d’une vraie autonomie, gèrent leurs écoles, leurs tribunaux, leurs impôts. L’Etat ottoman n’a jamais osé supprimer ce qui était devenu une série de privilèges pour les non-musulmans.

Les communautés bénéficient en outre de la protection des grandes puissances, ce qui les place dans une situation ambiguë. Il s’agit de la France pour les catholiques et les maronites, des Russes pour les orthodoxes, des missionnaires anglo-saxons pour les protestants. Les Juifs reçoivent le soutien de l’Alliance israélite universelle fondée en France, qui multiplie les écoles au Proche-Orient.

L’H. : Est-ce un âge d’or pour ces communautés ?

F. G. : Sur le plan démographique, oui, comme l’ont bien montré Youssef Courbage et Philippe Fargues. Ce qui inquiète les dirigeants : la croissance de la population musulmane est plus faible. La modernisation économique de l’empire est surtout le fait des Grecs, des Arméniens et des Juifs, chez qui se recrutent les commerçants et entrepreneurs les plus actifs. Ils développent les relations avec l’Europe. A Salonique, l’essentiel du commerce et des activités industrielles se trouve aux mains de grandes familles juives comme les Allatini.

Les musulmans jouissent d’une moins bonne position économique et sociale. Tout cela crée des frustrations. La proclamation du deuxième grand texte des Tanzimat, le « Rescrit impérial » de 1856, instaurant l’égalité de tous (et notamment aux emplois dans la fonction publique), a été qualifiée par l’un des grands hommes politiques de l’époque, Ahmed Djevdet Pacha, qui est aussi uléma, de « jour de deuil » pour les musulmans !

L’H. : Après la guerre russo-turque de 1877-1878, il y a eu d’importants mouvements de populations musulmanes vers l’Anatolie. Comment se passe la cohabitation avec ces nouveaux arrivants ?

F. G. : La question de l’émigration est essentielle pour comprendre l’histoire de l’Empire ottoman au XIXe siècle. Les pertes successives de territoires entraînent des flux vers ce qui restait de l’empire en Europe puis vers l’Anatolie. Certains habitants de l’empire ont connu une double voire une triple émigration.

Les historiens hésitent sur les chiffres, mais on parle de plusieurs millions d’émigrés musulmans dans l’empire en 1914. Ces populations, qu’on appelle les muhadjir, « les immigrés », sont un trait fondamental de l’Anatolie. L’Empire ottoman les a accueillis, considérant qu’ils représentaient une richesse et que c’était le devoir du calife de les protéger en tant qu’ils étaient des musulmans.

L’H. : Pour l’empire, c’était la religion qui comptait ?

F. G. : Oui. Ces vastes mouvements de population ont contribué à l’islamisation de l’ensemble. L’empire étant relativement sous-peuplé, il y a eu pendant longtemps des terres disponibles pour ces nouveaux arrivants. Certains immigrés ont été installés dans la région de Bursa ou vers Eskisehir. Peu à peu, c’est devenu plus difficile. On a aussi essayé d’installer les Caucasiens dans l’Est, mais les Russes ont fait pression pour ne pas se trouver en contact direct avec eux sur leurs frontières.

Certains Caucasiens, comme les Tcherkesses, ont posé des problèmes à cause de leur organisation tribale. Beaucoup de désordres et de violences (conflits de voisinage, rapts, viols, etc.) en Anatolie sont dus à leur présence. Ils sont entrés en conflit avec les Arméniens qui avaient déjà des rapports difficiles avec les Kurdes. Tout cela a compliqué le vivre-ensemble de l’Empire ottoman et accentué sa multi-nationalité et sa multi-culturalité.


Une partie des violences auxquelles on assiste à la fin de l’empire sont liées à cette peur, à l’expérience dramatique des muhadjir. Comme l’a bien montré Erik Jan Zürcher, la plupart des Jeunes-Turcs eux-mêmes étaient originaires de la Turquie d’Europe et avaient vu disparaître leur petite patrie. Ils ont souhaité arrêter ces reculs successifs en créant en Anatolie un Etat solide. Ils ne voulaient plus être des muhadjir.

L’H. : Qui sont ces Jeunes-Turcs ? Pouvaient-ils sauver l’empire ?

F. G. : Les Jeunes-Turcs, qui provoquent la révolution de 1908, croient à l’empire. Ils sont patriotes, progressistes et sécularistes. La formule « Nous allons être le Japon du Moyen-Orient » suggère leur idéal : se moderniser sans perdre son âme et son identité. Ils veulent réduire la place de l’islam et réformer les institutions. Leur programme, ambitieux, est marqué par le positivisme appris pendant leur exil, notamment à Paris. Ils ont foi dans la science, dans la technique. Et ils veulent sauver l’empire par une constitution - instaurer enfin l’égalité entre les communautés, la panacée qui réglera le problème des non-musulmans et évitera l’intervention des Européens pour les protéger. C’est avec ces rêves et ces illusions que les Jeunes-Turcs arrivent dans l’antichambre du pouvoir en 1908. L’empire se retrouve doté d’une constitution, d’un parlement, d’élections et, pendant au moins un certain temps, d’une grande liberté d’expression et d’association.

Mais les Jeunes-Turcs vont subir de terribles déconvenues. En octobre 1908, trois événements se déroulent simultanément. D’abord, la Bulgarie, encore vassale théoriquement, proclame son indépendance. Le lendemain, l’Autriche-Hongrie annexe la Bosnie-Herzégovine occupée depuis le congrès de Berlin. Ensuite, la Crète demande son rattachement à la Grèce. Même si ces territoires n’étaient plus que théoriquement dans l’Empire ottoman, sur une carte ils figuraient encore comme parties du territoire et le califat exerçait un pouvoir spirituel sur leurs populations musulmanes. Brusquement, les Jeunes-Turcs sont contraints de se rendre à l’évidence : la constitution ne suffit pas à protéger l’empire. Les grandes puissances ne sont pas plus favorables à un empire constitutionnel et moderne qu’à un vieil empire autocratique. En outre, la liberté, réelle, acquise en 1908, a profité aux communautés qui ont créé leurs journaux et associations. Un malentendu s’installe sur ce que signifie l’égalité. Pour les Jeunes-Turcs, on est d’abord citoyen de l’empire et ensuite seulement arménien, grec, kurde. Pour les communautés, c’est le contraire.

Les Jeunes-Turcs se heurtent aussi à des résistances chez les musulmans, qui leur reprochent des mesures trop sécularistes. Une contre-révolution en avril 1909 est réprimée par l’armée de Macédoine. Pour la première fois, l’armée apparaît au premier plan. Mutins et soldats s’affrontent dans les rues de Constantinople. C’est la fin de la révolution jeune-turque. Le régime se durcit, des dissensions internes se font jour, des difficultés financières apparaissent. Sans oublier, bien sûr, en 1909, le pogrom des Arméniens à Adana qui fait plusieurs milliers de morts. En 1911, l’Italie envahit la Tripolitaine.

L’H. : Puis viennent les guerres balkaniques en 1912-1913. En même temps qu’elles marquent la fin de la Turquie d’Europe correspondent-elles à un tournant dans l’idéologie jeune-turque ?

F. G. : La défaite et les pertes territoriales en Europe sont douloureusement ressenties par une opinion publique plus attentive et plus réactive grâce à l’essor des journaux et des associations, par une élite intellectuelle plus nombreuse. Les Turcs ont été battus par les nations qu’ils dominaient autrefois, ce qui est plus humiliant que d’être vaincu par les grandes puissances, les Anglais ou les Russes.

L’armée devient alors la solution aux problèmes de l’empire : c’est d’elle que viennent les réussites (la reprise de la ville d’Andrinople), quand elle est moderne et bien dirigée, comme elle l’a été par Enver Pacha.
L’opinion publique se détourne de la diplomatie. L’heure est au militarisme, des journaux s’intitulent La Baïonnette, Le Canon.

A cette date, les élites ottomanes cessent de croire en la pérennité de l’empire. Les Turcs savent qu’ils ne pourront pas récupérer les provinces perdues, y compris les pertes récentes dans les Balkans. La presse parle de « vengeance », de « revanche », mais, faute de pouvoir s’en prendre à un ennemi extérieur, la colère canalisée par les dirigeants jeunes-turcs se retourne contre l’« ennemi intérieur », c’est-à-dire les communautés chrétiennes de l’empire accusées d’être une cinquième colonne, et, au premier chef, les Arméniens. La défaite écrasante de Sarikamich face aux Russes en janvier 1915 est suivie de près par les premières mesures de déportation des Arméniens.

L’H. : Le rôle particulier de l’armée en Turquie aujourd’hui prend racine dans ce contexte du début du XXe siècle ?

F. G. : Un grand nombre de Jeunes-Turcs sont militaires, comme Enver Pacha et Djemal Pacha. L’armée a été la première institution à bénéficier de la modernisation, dès le XVIIIe siècle, parce que la guerre est le lieu de la confrontation avec l’Occident. Des efforts financiers colossaux, du fait de l’immensité des frontières de l’empire, lui sont consacrés : jusqu’à la moitié du budget au XIXe siècle. L’Allemand Colmar Freiherr von der Goltz, à la tête des écoles militaires ottomanes créées à la fin du XIXe siècle, exerce une influence considérable sur la génération des Jeunes-Turcs. Il popularise la notion de « nation en armes » et l’idée que la guerre du futur sera une guerre totale, opposant frontalement des peuples et des cultures.

Il explique aussi à la fin des années 1890 que les Turcs s’épuisent dans les Balkans et doivent se recentrer sur l’Anatolie et les provinces arabes, changer de capitale. A la suite de la perte des Balkans, Istanbul est devenue très difficile à défendre.

Le thème de l’Anatolie comme une sorte de pays mythique, porteur de la pureté originelle, commence à s’imposer. Cette idée d’abord assez romantique devient plus politique après 1913. Le scénario privilégié est celui dans lequel l’empire perdure en Anatolie et dans les provinces arabes, une sorte d’Autriche-Hongrie turco-arabe. Mais cette idée s’effondre en 1916 avec la révolte arabe. Reste alors la seule Anatolie.

L’H. : Pourquoi la Turquie entre-t-elle en guerre en 1914 ?

F. G. : Cette question a fait l’objet de nombreux débats. Pourquoi un pays ruiné, meurtri au sortir de conflits désastreux décide-t-il d’entrer en guerre ? Et pourquoi du côté des Puissances centrales ? Quant à ce dernier point, les Alliés portent une certaine responsabilité car ils ont systématiquement tourné le dos aux ouvertures du gouvernement ottoman en 1914. Pour le reste, on a beaucoup parlé de l’influence d’Enver Pacha, ministre de la Guerre, élève de von der Goltz, et qui avait été attaché militaire à Berlin - le grand vizir et d’autres personnalités étaient eux hostiles à l’Allemagne. Un traité d’alliance militaire secret est signé avec l’Allemagne le 2 août 1914. Les Allemands manœuvrent pour attirer les Ottomans dans la guerre plus tôt que ceux-ci ne le souhaitaient, dès novembre.

Mais ce qui prime, c’est le nationalisme. L’opinion, chauffée à blanc, pousse à l’interventionnisme. L’entrée en guerre paraît alors le moyen de servir l’intérêt de l’empire. N’oubliez pas que tout le monde croit que la guerre va être courte et aboutir à une paix négociée. Les Turcs pensent que l’Allemagne vaincra, mais ils espèrent surtout qu’ils se « libéreront » ainsi de la tutelle de la Grande-Bretagne et de la France. A cause des capitulations, en effet, les Ottomans ne sont pas maîtres de leurs tarifs douaniers et de grandes sociétés étrangères bénéficient de privilèges.

Autre élément essentiel pour comprendre l’entrée en guerre de l’empire : la menace russe. A la suite de ses déconvenues extrême-orientales, l’ennemi traditionnel des Ottomans est repris par ses rêves d’expansion vers les mers du Sud et sa volonté d’exercer un contrôle sur les Détroits - à cette époque, la plus grande partie des blés ukrainiens transite par eux. En outre, en février 1914, les Russes ont réactivé la question des réformes arméniennes en Anatolie orientale, au grand dam des dirigeants jeunes-turcs.
Ceux-ci espèrent la destruction de la puissance russe par Allemands interposés et le soulagement qui s’en suivrait sur les frontières nord, du côté du Caucase. La première grande offensive est d’ailleurs lancée contre les Russes en Anatolie orientale durant l’hiver 1915.

Au même moment, une tentative de coup de main contre le canal de Suez échoue. Après avoir contraint les Alliés à se rembarquer aux Dardanelles, les troupes ottomanes arrêtent l’avancée britannique en Mésopotamie. Cependant, l’offensive russe reprend en 1916, tandis que les fronts de Palestine et d’Irak craquent en 1917 sous les coups des Britanniques et des Arabes révoltés sous l’égide du cherif de La Mecque. Certes, la révolution bolchevique soulage le front oriental et permet aux Ottomans de pousser jusqu’en Azerbaïdjan ; le « rêve panturc » va-t-il se réaliser ? Mais le front des Puissances centrales s’effondre à l’été 1918, la Bulgarie est vaincue. Les Ottomans signent l’armistice de Moudros le 30 octobre 1918. Quelques jours plus tard, les principaux dirigeants jeunes-turcs s’enfuient en Allemagne.

L’H. : Le génocide arménien se déroule à partir de 1915. Qu’en sait-on aujourd’hui ?

F. G. : L’attitude du pouvoir envers les Arméniens s’inscrit dans un cadre plus large, celui d’une méfiance accrue envers toutes les communautés non musulmanes. Celles-ci sont plus vulnérables car elles sont alors coupées des grandes puissances qui les protégeaient traditionnellement. Les consuls et diplomates anglais et français ont disparu de la scène anatolienne. Reste le réseau allemand et américain, celui-ci jusqu’en 1917, et les rares missionnaires qui livrent des témoignages précieux. La guerre donne aux Jeunes Turcs l’occasion de mettre en œuvre leur projet de réduire l’influence des communautés.

Pour la politique envers les Arméniens, des historiens, comme Fuat Dündar, emploient le terme d’« ingénierie démographique ». Il s’agissait pour son artisan principal, Talat Pacha, de faire de l’Anatolie un espace ethniquement homogène, et donc d’en chasser les Arméniens : ils devaient être déportés vers les déserts de Mésopotamie. Mais déporter une population entière vers une région inhospitalière, c’était déjà organiser sa disparition. A quoi il convient d’ajouter les conditions inhumaines du transfert, les violences et les massacres locaux. Au total, ce sont probablement entre 600 000 et 800 000 Arméniens qui sont tombés victimes de ce crime de masse, qualifié à l’époque de massacre collectif et, par la suite, de génocide, à l’instar de la Shoah (cf. p. 58).

Il a aussi existé chez les dirigeants jeunes-turcs la peur d’une collusion entre Arméniens et Russes, alimentée par la défection de certains Arméniens passés du côté russe après la défaite de Sarikamich en janvier 1915 et la révolte de Van. Les Jeunes Turcs veulent neutraliser cette population et l’éloigner du théâtre des combats. Il s’agit de faire place nette pour des éléments plus fiables, au loyalisme plus assuré.
Mais les violences ne se limitent pas à l’Est. Le 24 avril 1915, qui marque le début de ce que les Arméniens appellent la « Grande Catastrophe », plusieurs centaines de notables et de figures arméniennes sont arrêtées à Istanbul.

D’autres communautés ont été concernées par ces déplacements et ces massacres. Les Grecs dans la région égéenne, les Chaldéens en Anatolie orientale. Les Kurdes ont été l’objet de déplacements parce que leur loyalisme était lui aussi mis en doute : on les a éloignés de la frontière dont ils avaient longtemps été considérés comme les gardiens face aux Russes.

L’H. : Quel est le bilan de la guerre pour la Turquie ?

F. G. : Les pertes militaires sont énormes : 325 000 morts, 350 000 blessés, 250 000 prisonniers. Le tissu social est déchiré par suite des déplacements de population, des déportations et des massacres. Les conditions de l’armistice sont très dures : occupation militaire des Détroits, contrôle des communications (voies ferrées, télégraphe), démobilisation et désarmement des troupes ottomanes.

Dans les semaines qui suivent l’armistice, les troupes britanniques occupent Mossoul. La population musulmane est épuisée par des années de guerre et démoralisée. Les conflits intercommunautaires se multiplient. En mai 1919, les Grecs débarquent à Smyrne. En mars 1920, les Alliés occupent Istanbul. Le traité de Sèvres en août 1920 laisse à l’Empire ottoman un Etat croupion dans l’Anatolie du Nord-Ouest avec Istanbul comme capitale. Les Détroits sont internationalisés. Une république arménienne est créée dans l’Est anatolien, tandis que l’autonomie est reconnue aux Kurdes. Les provinces arabes sont partagées entre la France et la Grande-Bretagne sous forme de mandats. Pendant ce temps, la résistance s’organise en Anatolie...

(Propos recueillis par Huguette Meunier.)


Aux pages 58-59, on trouve ce texte en complément :

La tragédie arménienne

A partir de janvier 1915, en plein désastre militaire, les Arméniens sont victimes de déportations qui tournent bientôt au massacre de masse.

A la fin de l’Empire ottoman, les Arméniens sont à plusieurs reprises victimes de pogroms, le pire étant celui d’avril Adana en 1909. En 1914 les grandes puissances, notamment la Russie, exercent sur le sultan des pressions pour qu’il signe la « réforme d’Arménie », document prévoyant des aménagements administratifs favorables aux Arméniens d’Anatolie orientale. Cette réforme doit être menée par deux inspecteurs généraux, l’un norvégien, l’autre hollandais, nommés en juillet 1914.

Pour les Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès (CUP), au pouvoir depuis 1908, et qui n’ont pas jusque-là manifesté d’hostilité ouverte à l’encontre des Arméniens, ce premier pas vers l’indépendance de ces régions apparaît d’emblée périlleux.
Mais ce qui fait basculer la situation est l’éclatement de la Première Guerre mondiale, dans laquelle l’empire entre le 1er novembre 1914, au côté de l’Allemagne. En effet, dès janvier 1915, la situation militaire tourne à la catastrophe. Enver Pacha, chef du gouvernement, redoute « une attaque dans le dos » en Anatolie orientale et c’est alors que les Arméniens deviennent « des ennemis de l’intérieur ».

Dans un entretien publié dans L’Histoire en avril 2009 (« Génocide arménien : le scénario », n° 341, pp. 8-21), l’historien turc Fuat Dündar distinguait trois étapes successives marquant l’offensive. 1) La première, policière, traque les activistes arméniens sous le prétexte de poursuivre les déserteurs après la défaite contre les Russes en janvier 1915 à Sarikamich. 2) La seconde, prise par Djemal Pacha, commandant défait à Suez, prend pour cible les Arméniens de Dörtyol et de Zeytoun : il décide - c’est une première - leur déportation en février 1915, ce qui provoque le soulèvement de Van le 20 avril suivant. Le gouvernement ordonne alors l’évacuation partielle puis totale des Arméniens des provinces d’Erzurum, Van et Bitlis, vers les régions désertiques de Deir ez-Zor, en Syrie, et de Mossoul. La désertion effective d’Arméniens en Russie et la constitution de milices arméniennes qui, avec les Russes, ravagent des villages musulmans et tuent leurs habitants, accélèrent la brutalisation de la politique du CUP. 3) La troisième étape est franchie quand l’armée se replie : toutes les unités, plus l’Organisation spéciale secrète créée par le CUP, perpètrent des massacres de masse de fin mai à août 1915.

L’horreur n’est pas finie. Les survivants de la déportation sont contraints à des marches meurtrières dans le désert syrien, enfermés dans des camps où ils meurent de faim et de maladie. Raymond Kévorkian, dans Le Génocide des Arméniens (Odile Jacob, 2006), a donné une description minutieuse et glaçante de cette entreprise où l’intention de génocide est claire. Tout récemment (2009) a été publié le cahier de Talat Pacha, ministre de l’Intérieur, document secret rassemblant textes, cartes et statistiques de 1914 (regroupés en 1916 à des fins opérationnelles). Tous les chiffres concernant les Arméniens y figurent. Les « télégrammes » de Talat Pacha (dans le fonds DH.SFR) établissent pour chaque province des seuils maximaux pour la population arménienne : dans les régions concernées par la réforme (Diyarbakir, Sivas, Trabzon, Van, Bitlis, Erzurum, Mamuretulaziz), aucun Arménien ne doit rester, pour Alep on prévoit 2 %, 5 % pour le reste de l’Anatolie et 10 % dans les zones désertiques de Deir ez-Zor, Damas et Mossoul.

Le point crucial porte sur l’interprétation de l’ordre de déportation du 27 mai 1915. Pour certains historiens, dont Fuat Dündar, l’« intentionnalité » réside dans ce document, car les autorités avaient nécessairement conscience que déporter dans le désert équivalait à condamner à mort.

Quant au bilan chiffré, dans l’état actuel des connaissances, on ne peut l’établir de façon irréfutable. Fuat Dündar, à partir des estimations des survivants d’une part, de la population avant les massacres de l’autre - 1,5 million selon le cahier de Talat Pacha, 1,9 à 2,1 selon le recensement du patriarcat arménien -, évalue à 850 000 les Arméniens ayant soit survécu en Anatolie soit émigré, ce qui porte le nombre des victimes à 650 000 au moins. Pour Erik Jan Zürcher, le chiffre serait de 600 000 à 800 000 morts. Les estimations divergent fortement selon les sources, mais la proportion de disparus reste à peu près la même : environ la moitié. Des hommes de bonne volonté et de tout bord cherchent à regarder l’horreur en face. A l’historien de les aider, loin des polémiques haineuses et de la caricature.

L’Histoire

Lien/Source : Arménologie


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