Nous publions la version française (légèrement plus longue que l’originale) de la tribune publiée par l’historien Maxime Gauin dans le journal Daily Sabah (14 octobre 2014). Plus de dix jours après sa parution, elle n’a suscité aucun démenti des personnes vivantes qui s’y trouvent citées : le directeur des archives de la Fédération révolutionnaire arménienne, Vatche Proodian, l’universitaire Dikran Kaligian et le conservateur de la bibliothèque Boghos-Nubar, Raymond Kévorkian.
Alors que s’approchent l’audience de l’affaire Perinçek contre Suisse devant la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (la CEDH a donné raison à Doğu Perinçek en première instance) et le centenaire de 1915, des pressions vont être exercées sur la Turquie pour qu’elle « regarde son histoire en face ». Or, qui peut contester que l’histoire contemporaine doive être écrite après des études librement menées dans les fonds d’archives à consulter ? L’ensemble des archives ottomanes, ainsi que les archives de la République de Turquie jusqu’en 1938, sont consultables sur simple présentation d’une pièce d’identité depuis 1989, et les modalités concrètes d’accès ont été grandement facilitées au cours des quinze dernières années [1]. Des partisans de la qualification de « génocide arménien » ont travaillé dans les archives ottomanes depuis 1991, notamment Ara Sarafian, Hilmar Kaiser, Garabet Moumdjian et Taner Akçam.
Par contre, Yektan Türkyılmaz, le seul, parmi les divers chercheurs ne partageant pas la version nationaliste arménienne de la Première Guerre mondiale, qui ait tenté de travailler aux archives nationales de l’Arménie, a été arrêté sans motif, et finalement expulsé. Voici une dizaine d’années, Stefano Trinchese, professeur à l’université de Chieti (Italie), avait écrit aux archives de la Fédération révolutionnaire arménienne à Watertown (Massachusetts), dans la banlieue de Boston. Sa demande d’accès aux documents est restée sans réponse, de même que celle présentée par Şükrü Hanioğlu, professeur à l’université de Princeton. Quant à Göknur Akçadağ, alors maître de conférences en histoire contemporaine à l’université İnönü de Malatya, elle a essuyé un refus explicite, par courrier, le 20 juin 2008 [2]. Rien n’a changé depuis. J’ai passé le mois d’août dernier aux États-Unis, pour travailler dans divers fonds d’archives. Or, dès le 17 juillet, j’avais écrit au directeur des archives de la FRA, Vatche Proodian, pour lui demander de consulter les fonds. Comme il n’a pas répondu, j’ai renvoyé le courriel le 27 de ce même mois. Face à ce silence persistant, j’ai écrit, le 3 août, à Dikran Kaligian, universitaire et dirigeant de la FRA aux États-Unis : il n’a pas davantage répondu. Finalement, j’ai appelé, depuis Boston, l’institut des archives de la FRA, mais personne n’a répondu. Ce n’est guère une surprise : consultez le site de cette organisation ; vous n’y trouverez aucune des informations pratiques à destination des chercheurs, comme les jours et horaires d’ouverture. Toutefois, ce n’est pas ma première expérience négative avec un fonds d’archives arménien : j’ai voulu travailler à la Bibliothèque Nubar de Paris, en 2012 puis en 2013, mais la première fois, le conservateur, Raymond Kévorkian, a fait valoir qu’il se trouverait hors de Paris durant ma visite, et la seconde fois, il n’a tout simplement pas répondu à mes courriels (envoyés les 16 et 19 janvier 2013). Mis bout à bout, ces faits sont déjà éclairants sur les archives arméniennes.
Toutefois, et c’est encore plus frappant, les historiens qui contestent la qualification de « génocide arménien » ne sont pas les seuls à trouver ainsi porte close. Comme l’indique M. Sarafian, les archives privées collectées dans les années 1980 par l’Institut Zoyran (Massachusetts) et celles du patriarcat arménien à Jérusalem ne sont ouvertes qu’à un tout petit nombre de chercheurs « partisans », qui peuvent dire ce qu’ils veulent en prétendant s’appuyer sur de tels documents, sans crainte d’être contredits. Bref, qui peut prétendre qu’il défend « la vérité » quand il ferme l’accès à ses propres archives ?
Les raisons d’une telle fermeture ne sont pas difficiles à trouver. Quelques-unes vont être exposées ici. Progressivement, grâce aux travaux d’historiens comme Michael A. Reynolds, maître de conférences à l’université de Princeton, qui n’est pas exactement un défenseur des Jeunes-Turcs, nous savons mieux à quel point les crimes de guerre des volontaires arméniens de l’armée russe semaient l’inquiétude parmi les officiers du tzar, dès l’automne 1914. Encore moins connue, cependant, est l’inquiétude des officiers français entre 1918 et 1920, due à des causes similaires. En juillet 1920, un pogrome fut perpétré contre la population musulmane d’Adana, qui a massivement fui la ville. Le colonel Édouard Brémond, chef du contrôle administratif en Cilicie jusqu’en septembre 1920, qui fut toute sa vie un arménophile résolu, ordonna de pendre sans jugement les criminels arméniens, pour mettre un terme à la crise [3]. Par ailleurs, la bande d’Arméniens et d’Assyriens qui avaient massacré « tous les habitants d’un village turc », « avec un odieux raffinement de cruauté [4] », fut renvoyée devant le conseil de guerre (tribunal militaire) d’Adana. Tous furent condamnés, dont cinq à mort et quatre aux travaux forcés à perpétuité [5]. Il fallut un mois pour mettre fin aux pires aspects de la violence arménienne, et deux mois supplémentaires pour restaurer la tranquillité. Après le retour du calme et des musulmans, Tommy Martin, contrôleur général (le grade au-dessus de commissaire divisionnaire) d’Adana, conclut très clairement que les évènements de l’été 1920 n’étaient pas spontanés, mais résultaient d’un plan du parti Hintchak, pour aboutir à la purification ethnique de la Cilicie et recréer le royaume arménien qui existait sur ce territoire pendant une partie du Moyen Âge [6]. En conséquence, plusieurs dirigeants nationalistes arméniens furent expulsés du territoire par les autorités françaises. La Légion arménienne, créée en 1916 par un accord entre Paris et les nationalistes du parti Ramkavar, fut dissoute durant l’été 1920 en raison de son « mauvais esprit [7] » persistant.
Ces agissements n’étaient pas isolés : comme l’observait le Service de renseignements de la Marine française, c’est « un triple mouvement d’étranglement » qui était « esquissé du moins, contre l’Anatolie » durant le printemps et l’été 1920, avec des offensives grecques à l’ouest, des attaques arméniennes au sud, en Cilicie, et d’autres attaques arméniennes dans le Caucase [8]. Cette analyse est corroborée par le fait que les expulsions et massacres d’Azéris dans le Caucase étaient conduits, notamment, par l’archevêque Mouchegh Séropian [9], qui avait précédemment été condamné, le 23 avril 1920, par contumace, à dix ans de travaux forcés et vingt ans d’interdiction de séjour pour association de malfaiteurs, préparation de crimes contre la paix publique, dépôt d’armes et de munitions, fabrication d’engins meurtriers, complicité d’homicide par imprudence (jugement du conseil de guerre d’Adana) [10]. De même, le haut-commissaire français à Tbilissi, Damien de Martel, rapporta que durant le seul mois de juin 1920, et pour la seule région située au sud d’Erevan, quarante mille « Tatars » (Azéris) furent victimes de la purification ethnique, dont trente-six mille expulsés vers la Turquie et quatre mille tués, parmi lesquels des femmes et des enfants. Damien de Martel concluait, usant du langage diplomatique : « Il ne m’a pas paru inutile de rapporter ces détails, qui montrent que ce ne sont pas toujours “les mêmes qui sont massacrés”. » Certains hommes et femmes politiques devraient se souvenir de ces remarques, ou plutôt les apprendre : en effet, elles ne sont « pas inutiles ».
Il faudrait d’autant plus s’en souvenir que deux des principaux auteurs de cette campagne de purification ethnique dans le Caucase, contre les Azéris, étaient Drastamat Kanayan (alias Dro) et Garéguine Nejdeh, qui ont collaboré avec le Troisième Reich (et aussi, pour le premier, avec les Soviétiques) [11]. D’aucuns tentent de rabaisser l’alliance entre la Fédération révolutionnaire arménienne et le Troisième Reich à un simple choix opportuniste. Ce n’était pas le cas. Vers 1922, à une époque où Adolf Hitler n’était encore qu’un politicien tout à fait obscur, la FRA était déjà obsédée par l’idée de « race aryenne [12] ». Dans les années 1920, la FRA essaya de créer une « confédération aryenne », au nom de la « fraternité aryenne », avec les nationalistes Kurdes du parti Hoybun, mais aussi avec l’Iran [13]. À peu près au même moment, en 1928, la FRA commença son rapprochement avec l’Italie fasciste [14], et finalement, en 1937, Lauro Mainardi, un des spécialistes du Caucase du régime mussolinien, prôna l’alliance avec la FRA, en faisant valoir, notamment, que l’idéologie de ce parti arménien était proche de celle du Parti national fasciste en Italie [15]. Les choses allèrent si loin qu’en 1936, la FRA proposa de recruter des volontaires pour prêter main-forte à l’invasion mussolinienne de l’Éthiopie, ainsi qu’une aide matérielle visant à atténuer les effets des sanctions décidées contre l’Italie par la Société des nations [16].
Bien entendu, pour ces nationalistes arméniens, Hitler combinait à la perfection le fascisme avec l’idée de « fraternité aryenne ». Il faut également noter que plusieurs éditoriaux publiés dans la presse de la FRA durant les années 1930, notamment Haïrenik (Boston) et son édition hebdomadaire en anglais, Haïrenik Weekly, exprimaient un antisémitisme particulièrement virulent [17], lequel remontait à plusieurs décennies et n’était pas toujours verbal, tant s’en faut. Par exemple, la communauté juive du vilayet de Van a été complètement détruite durant la Première Guerre mondiale, par les Arméniens de l’armée russe et les groupes de guérilla de la FRA [18].
Après la défaite du Troisième Reic, Nejdeh fut arrêté par les Soviétiques et mourut en prison en 1955 ; par contre, Dro put s’échapper, et se réfugia finalement aux États-Unis. En 2007, la CIA a déclassifié une partie de ses documents sur lui, qui se trouvent désormais dans la série consacrée aux criminels de guerre nazis et japonais. J’ai lu et photographié le dossier Dro aux archives nationales américaines, à College Park (Maryland), découvrant ainsi un certain nombre de faits intéressants. D’abord, les Soviétiques ne ménagèrent pas leurs efforts pour mettre la main sur Dro — qui avait vécu à Moscou de 1920 à la fin de 1924, date de sa dispute avec Staline. C’est le maréchal Gueorgui Joukov lui-même (c’est-à-dire le commandant des armées soviétiques dans ce qui allait devenir la RDA) qui demanda aux Américains la tête de Dro en 1945 [19]. Alors, comment parvint-il à s’échapper ? Les documents américains nous montrent que Dro est devenu, dès 1945, un agent du renseignement militaire étasunien [20], puis, après que la Central Intelligence Agency fut créée, il travailla pour ce service, jusqu’à sa mort en 1956 [21].
Bien qu’il ait pratiqué la purification ethnique, qu’il soit devenu ensuite un criminel de guerre nazi (dans les deux cas pour des raisons idéologiques), puis finalement un agent de la CIA, Dro est, à l’instar de Nejdeh, une figure révérée en Arménie et dans la diaspora. Il n’est pas difficile d’imaginer pourquoi la FRA ne veut pas ouvrir ses archives eux.
Je ne pense pas que la plupart les Turcs aient peur de la vérité historique, mais simplement, ils la veulent complète, abordée de façon scientifique et honnête.