Bataille des Dardanelles ou la naissance d’un héros.
Première Guerre mondiale, le front ouest est paralysé dans une « guerre de positions » dite des tranchées qui cause d’innombrables victimes sans qu’aucun des deux camps ne l’emporte.
Les Alliés, Britannique et Français, décident alors de porter la guerre à l’est et d’attaquer l’Empire ottoman.
Ce sera la fameuse Bataille du détroit des Dardanelles débutant en avril 1915, détroit qui devait mener les Alliés jusqu’à Istanbul.
Outre l’immobilisme sur le front ouest, d’autres raisons motivent les Alliés :
. La motorisation de la guerre - utilisation de chars, camions, avions etc - rend le pétrole vital pour les armées, et les réserves connues de pétrole à l’époque se trouvent dans les territoires ottomans.
. Par ailleurs, la « communication » montre son importance dans le domaine des conflits armés : « Avant que n’éclate le premier conflit mondial, deux guerres, celle des Boers (1899 – 1902) et la guerre russo-japonaise (1904-1905), confirment, la première, le poids décisif du train et du télégraphe et, la seconde, le rôle des radiocommunications. L’Angleterre s’empressa de tirer des leçons de ce conflit en faisant de la radiotélégraphie un monopole d’Etat, l’attribuant au Post Office sur lequel l’Amirauté exerçait son droit de regard. » (1)
Ainsi, à cette période, à l’instar du pétrole, l’importance de la « communication » va croissante. Celle-ci devient source de tensions : « Contrôler les complexes géo-communicationnels ne va pas sans entraîner des tensions nationales et internationales, explique Armand Mattelard ».
L’Empire Ottoman, voie d’accès privilégiée au Moyen-Orient et en Asie, attise ici aussi les convoitises :
« Dans le cadre de la fameuse « Question d’Orient », l’Empire Ottoman, en octroyant, au tournant du siècle, à l’Empire allemand la concession d’un câble liant Constance à Constantinople et celle de la ligne de chemin de fer vers Bagdad, et, à terme, vers le golfe Persique, met en ébullition les Empires rivaux. L’Angleterre et la France y voient en effet l’expression du projet expansionniste du pangermanisme qui cherche à mener à bien sa devise Drang nach Osten – la « Marche vers l’Est »- en consolidant sa position qui s’ouvre sur les champs de pétrole. Court-circuiter l’Empire britannique en contournant le canal de Suez est une obsession constante des stratégies d’expansion ferroviaire vers l’Orient. »
C’est dans ce contexte que les Alliés, Britanniques et Français en tête, attaquent en avril 1915, avec plus de 500 000 hommes, l’Empire ottoman, par le détroit des Dardanelles, alors que les Ottomans ont subi d’importantes défaites à Sarikamiş et dans le canal de Suez.
L’historien Alexandre Jevakhoff dans son ouvrage « Kemal Atatürk » - éditions Tallandier, 1989 - relate ainsi le déroulement de la Bataille des Dardanelles et le rôle primordial qu’y jouera un jeune officier, Musfafa Kemal :
« A la mi-février 1915, 18 navires de guerre battant pavillon français, britannique et russe, car Saint-Pétersbourg a refusé la présence des Grecs, se présentent devant le cap Hellès, qui garde l’entrée des Détroits et à Istanbul, à quelque deux cent cinquante kilomètres seulement.
En quelques jours, les amiraux comprennent qu’à eux seuls, ils n’arriveront jamais jusqu’à la capitale ottomane. Les forts armés de canons modernes à longue portée, les filets métalliques descendant à quarante mètres de profondeur, les mines dérivantes, les courants maritimes aussi violents qu’imprévisibles, brisent les attaques. Trois navires alliés coulent et trois autres sont touchés ; les Alliés décident alors d’organiser une campagne terrestre.
Malgré l’échec de la flotte alliée, le moral est déplorable à Istanbul.
Dans le camp turc, en janvier 1915, alors âgé de 34 ans, Mustafa Kemal, qui aura un rôle primordial dans l’issue de la bataille et fondra plus tard la République de Turquie, est nommé à la tête d’une division stationnée sur la côte européenne de la mer de Marmara. Liman von Sanders, le chef de la mission allemande, reçoit quant à lui le commandement de toutes les troupes stationnées dans la presqu’île de Gallipoli tandis que les Alliés préparent les opérations terrestres.
Le 25 avril, 65 000 Français et Britanniques passent l’offensive. Les Français attaquent la côte anatolienne, du côté de Kumkale, tandis que les Britanniques débarquent sur flanc droit de la presqu’île, entre la baie de Suvla et Gabatepe. L’objectif est clair prendre les Détroits en tenaille en surgissant dans le dos des défenseurs. Pour les troupes qui débarquent à Gabatepe, le bonheur est à portée de main, à sept kilomètres, c’est-à-dire la distance qui sépare Gabatepe du village de Maidos. Sept kilomètres seulement, mais quels 7 kilomètres : la colline de Gaba plonge brutalement dans la mer Egée et, derrière elle, les montagnes arides et crevassées revêtues de broussailles impénétrables ne s’entrouvrent que sur des défilés abrupts.
Vers 4 heures du matin, ce dimanche 25, quelque 1 500 Australiens et Néo-Zélandais, que l’histoire confondra sous le nom d’Anzacs, commencent à débarquer ; ils pensent être légèrement au nord de Gabatepe, mais ils sont deux kilomètres plus au nord, là où le courant les a emportés, à Ariburnu. Une plage minuscule, une façade lisse d’au moins 70 mètres et un plateau disparaissant sous des broussailles plus hautes qu’un homme, les Turcs et les Allemands n’ont pas jugé utile de défendre Ariburnu : la nature vaut toutes les redoutes. Dans un désordre indescriptible, lentement, les hommes de l’Anzac affrontent ces paysages d’enfer. Au bout de quelques heures, après avoir éliminé quelques Turcs isolés, plusieurs sections se sont avancées sur le plateau ; avec deux compagnons, le lieutenant Loutit, un ingénieur australien, réussit même à apercevoir une surface liquide éclairée par les rayons du soleil levant : les Détroits. Plus au nord, le capitaine Tulloch a atteint la colline « de la Bataille ». « Le soleil brille, le ciel est clair et les odeurs de thym embaument le printemps », a-t-il le temps de noter, quand mon détachement reçoit de plein fouet la contre-attaque conduite par Mustafa Kemal. « Par un hasard heureux, écrira le général allemand Kannengiesser, Kemal bey avait amené ce jour-là sa 19 division d’infanterie ou des détachements de celle-ci je ne me souviens plus exactement pour une manœuvre dans cette région. Il m’a raconté plus tard comment des gendarmes s’étaient précipités tout à coup nu-tête, sans armes et très excités :
- Qu’y a-t-il ?
Ils viennent, ils viennent !
Qui donc ?
les Anglais !
Avons-nous des munitions ?
Oui
Eh bien, en avant.
Un régiment, poursuit Kannengiesser, reçut l’ordre de marcher sur le Kocaşimmendağ, pour tenir d’une façon certaine ce point important. Le reste de la division fut envoyé dans la direction Gabatepe-Ariburnu, ce qui constitua fort à propos un renfort pour le 27 régiment d’infanterie qui luttait péniblement. Il (Mustafa Kemal) réussit alors à reprendre complètement Gabatepe et les Anzacs ne purent maintenir qu’avec la plus grande peine une petite tête de pont sur les derniers rochers d’Ariburnu ». Avec un peu de chance et surtout une détermination aussi rapide que clairvoyante, Mustafa Kemal vient d’entrer dans l’Histoire.
Pendant trois mois, sur le front d’Ariburnu, écrira von Sanders, Kemal parvient « à opposer avec succès à toutes les violentes attaques dont il était l’objet une résistance opiniâtre et inébranlable. Je pouvais avoir confiance en son énergie ! Et Kemal ne réserve pas son énergie aux Britanniques comme l’apprendra Kannengiesser à ses dépens : « Je grimpai donc la pente abrupte conduisant à Kemalyeri, endroit ainsi nommé en l’honneur de Kemal bey.
Celui-ci fut très surpris lorsque je me présentai comme commandant de la 5e division et que je manifestai le désir de prendre le commandement de mes troupes. « C’est tout à fait impossible, me dit-il, la 5e et la 19e divisions sont complètement mélangées. J’ai d’ailleurs monté une grande attaque pour demain ! » Je compris qu’il n’y avait aucun changement à espérer pour le moment et il fut entendu qu’il mènerait mes troupes dès que l’occasion se présenterait ».
En août 1915, Mustafa Kemal est malade et à bout de souffle, heureusement, il continue à combattre, les combats des Anafarta lui apportent une nouvelle gloire.
Au début du mois d’août 1915, les Britanniques imaginent d’attaquer au nord de la baie de Suvla, à l’endroit où la côte fait un coude vers l’Est, ils sont persuadés que plus au sud, les tranchées turques sont devenues imprenables, alors que le relief entre la baie et les deux villages d’Anafarta est tellement hostile que les Turcs n’y ont installé que quelques bivouacs.
Le plan est audacieux et ne peut réussir qu’avec un maximum d’efficacité et de chance. Les Britanniques manqueront de l’un comme de l’autre et se heurteront à Kemal, une deuxième fois.
Le 7 août, quand il apprend l’avancée de la colonne britannique, Mustafa Kemal lui oppose immédiatement ses forces disponibles, deux compagnies, au risque de dégarnir le front principal sur lequel les Australiens sont passés à l’offensive pour faire diversion. Trois jours après avoir reçu le commandement de toutes forces du secteur, Mustafa Kemal conduit personnellement l’assaut. Une deuxième fois, la chance presque miraculeuse lui sourit : un morceau d’obus frappe à la poitrine et... brise sa montre. Les positions britanniques sont emportées. En quelques heures, tout est fini...
La campagne des Dardanelles se traînera jusqu’en février 1916 ; elle aura coûté environ 250 000 hommes aux Turcs, 200 000 hommes aux Britanniques et 40 000 aux Français, soit environ la moitié des effectifs engagés.
Évoquant le comportement de Mustafa Kemal pendant cette campagne, un historien britannique écrira : « Rarement, dans l’histoire, l’action d’un simple commandant de division a-t-elle exercé, en trois occasions différentes, une influence aussi profonde non seulement sur l’issue d’une bataille, mais aussi peut-être sur le sort d’une campagne, et même la destinée d’une nation. » »
Ilker Tekin