Avedis Kevork Hilkat : « Que la France balaye devant sa porte, 1915 doit rester en 1915 »
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Comme chaque année au mois d’avril, les allégations arméniennes de génocide vont encore ressurgir subitement et enflammer l’actualité. Auparavant, nous avons sonné à la porte de Avedis Kevork Hilkat, dirigeant chrétien du Croissant-Rouge turc. Notre hôte, ami de pêche de feu Hrant Dink et bijoutier-joaillier depuis 45 ans au grand bazar, fait montre d’un esprit lucide sur la polémique autour de ce drame passé en faisant valoir que : « Le Créateur nous a pourvus de deux yeux pour que nous regardions droit devant ; nos yeux ne sont pas sur la nuque, donc c’est un contresens de s’orienter vers l’arrière ! ».
Sa mère Sofia est une Grecque pontique de Trabzon ; son père Levon, lui, est un Arménien de Van. Si sa tante Eleni n’avait pas été enlevée lors de l’échange de population de 1923 entre la Grèce et la Turquie, son grand-père n’aurait probablement pas décidé de rester en Turquie ; et nous n’aurions pu rencontrer Monsieur Hilkat. Ils retrouveront sa tante qu’ils croyaient morte, des années plus tard. Notre hôte, résidant de Kınalıada, une des neuf îles constituant l’archipel des Îles aux Princes, a aussi découvert un lien de parenté avec la famille de Özkan Sümer, l’illustre dirigeant du club de football Trabzonspor. C’est certainement en raison de tout cela que Monsieur Hilkat s’identifie à « une vraie mosaïque ».
Nous rencontrons Avedis Hilkat, bijoutier-joaillier depuis 45 ans, dans sa boutique de 9 m2 située au cœur du grand bazar d’Istanbul. D’emblée, il tient à nous préciser avec force que « Avedis est un amoureux de la Turquie et un passionné des Turcs ». Il est fier de rappeler qu’après Marco Pacha, il est le second dirigeant non-musulman du Croissant-Rouge turc. Il poursuit en nous listant ses nombreuses autres fonctions et responsabilités : dirigeant de la coopérative des produits de l’eau de Kınalıada, membre du conseil d’administration du club de football de Kınalıada, président de l’association pour le sport et le bien-être, membre du conseil cantonal des Îles, membre du conseil d’administration de l’association d’embellissement de Kınalıada, correspondant volontaire des journaux tels Agos, Taraf ou Jamanak,… trois fois élu du parti Anavatan (centre droit) au conseil du district des Îles aux Princes et actuellement élu du CHP (socialiste), vice-président chargé des directions locales au conseil du district des Îles aux Princes,..
Avedis Hilkat explique les motivations qui l’ont guidé à porter autant de casquettes ainsi : « J’étais le seul soldat de l’armée turque capable de toucher un tank avec un tir à 2200 mètres de distance. Lors de l’Opération Paix pour Chypre (note du traducteur : intervention de l’armée turque à Chypre pour protéger les Chypriotes turcs en qualité d’Etat garant en réponse au coup d’État qui a avait été commis contre le président chypriote, l’archevêque Makarios, par les officiers de la dictature des colonels au pouvoir en Grèce), en 1974, malgré m’être porté volontaire, je n’ai pas été retenu sous prétexte qu’il me restait que deux mois avant la fin de mon service militaire. Dès lors, comme je ne pouvais combattre pour la patrie, il me revenait de la défendre. J’ai monté la garde à Aşkale dans la province d’Erzurum durant 20-25 jours. Mon devoir militaire a duré 20 mois. Depuis des années, je gère cette boutique ici, je suis maintenant retraité. En payant mes impôts, j’accomplis également mon devoir de citoyen. Pourtant, je me sens toujours redevable à mon pays. En effet, nous avons ici un passé de plus de 4 500 ans. Lorsque mon épouse me demande de m’occuper dorénavant de mes petits-enfants, j’en ai les poils qui s’hérissent. Parallèlement, c’est comme si quelqu’un me chuchotait : « non, toi, montre que tu es utile à ta société, à ton pays » ».
SALUTATIONS A HRANT DINK ET SAIT FAIK
Avedis Hilkat débute sa scolarité à l’école primaire arménienne Aramyan Uncuyan (Istanbul) avant de continuer à l’école primaire de Moda puis poursuivre jusqu’en 5e au collège francophone Saint-Joseph. A cette époque, son père qui venait de divorcer de sa mère et était en proie à des difficultés financières, décide de retirer Avedis Hilkat de l’école afin de le confier à un artisan du grand bazar conformément à l’adage : « son os est à moi, sa chair est à toi » (note du traducteur : L’école inspire le plus haut respect dans la culture turque. Le dicton : « Eti senin kemiği benim » littéralement, « son os est à moi, sa chair est à toi » signifie que le parent confère à l’enseignant toute liberté pour éduquer l’enfant du mieux possible). Philosophe et stoïque, notre hôte commente : « J’ai compris des années plus tard pourquoi la chair appartenait à l’éducateur et le squelette aux parents. J’aurais beaucoup aimé étudier mais ce ne fut pas possible. J’avais 13 ans lorsque j’ai franchi les portes de ce marché. La vie a été mon école. J’ai terminé l’université de la vie ici au grand bazar » puis enchérit, sourire aux lèvres : « de même, j’ai obtenu ici ma maîtrise et mon doctorat ».
C’est par l’intermédiaire de son frère ainé, Bedros, ami d’enfance de Hrant Dink que Avedis Hilkat fait sa connaissance. « Hrant et mon frère jouaient au ballon à Gedikpaşa. Je m’en souviens encore, lors du match qui opposait Kınalıada à Gedikpaşa, mon frère avait marqué un très beau but grâce à un centre très réussi de Hrant. Lorsque je fus incorporé sous les drapeaux, on s’est perdus de vue avec Hrant. On s’est revus fortuitement à Kınalıada des années plus tard. Moi, je m’y suis installé en 1984, et lui, quelque temps après. Chaque fois que l’on se croisait, j’avais de beaux poissons à la main… des aloses, des bonites et lui, impressionné, m’interrogeait : « mais comment fais-tu pour les pêcher alors que nous ne parvenons qu’à attraper des maquereaux ? ». Alors, nous avons commencé à pêcher ensemble.
Je me souviens aussi qu’un jour nous passions en barque devant l’île de Burgazada en direction de Kınalıada, en pointant la tombe de l’écrivain Sait Fait Abasıyanık, il me demanda si je savais qui reposait là. Ayant répondu négativement, il me dit : « Sait Faik aussi, était un grand pêcheur ». Alors, on s’est levés, on a rapidement lissé nos shorts avec la main puis en position de garde-à-vous, nous avons alors jeté un homérique : « Salut à toi ô grand maître Sait, repose en paix ! ».
Ensuite, il nous raconte comment avec Hrant Dink, ils se sont donnés la main pour rendre Kınalıada plus jolie encore, comment ils ont lutté pour se débarrasser des émetteurs qui faisaient ressembler Kınalıada à une « île aux cornes » ; l’émotion qui les a envahie au lancement de la pétition visant à nettoyer la mer des filets dangereux,… Puis, il ne parvient pas à retenir des larmes : « Lorsque mon fils s’exclama : « Ils ont tué Hrant », j’avais répondu : « Maintenant, il est devenu un monument ». C’était un samedi, je ne l’oublierai jamais, j’ai couru à Karaköy. J’y ai pris des affaires et notamment sa canne à pêche que je devais réparer et les ai déposées sur le lieu où il est tombé sous les balles. Ensemble, nous devions partager notre période de retraite, nous devions aller à la pêche, nous devions jouer avec nos petits-enfants, nous avions tant de projets… Pourquoi ont-ils démoli tous nos rêves ? »
QUE LA FRANCE BALAYE DEVANT SA PORTE !
Et la discussion revient inévitablement aux allégations arméniennes de « génocide ». Lorsque nous lui rappelons que le Parti socialiste français a décidé d’inscrire à l’ordre du jour du Sénat, le 4 mai prochain, la ratification de la loi de censure visant à pénaliser la « négation du génocide arménien », son visage devient blême et se désole : « Chaque avril, des gens ressortent du congélateur le même sujet et nous le resservent inlassablement. Que la France balaye devant sa porte et légifère sur sa propre histoire avant toute chose. Qu’a-t-elle fait en Tunisie, au Moyen-Orient ? Pourquoi bombarde-t-elle ainsi la Libye ?
Je trouve parfaitement déplacé et injuste l’intervention de ces pays sur la question arménienne. En effet, ils nous instrumentalisent en fonction de leurs intérêts propres. Ils nous ont utilisés, ils nous utilisent et parti comme c’est, ils ne sont pas prêts de s’arrêter. Lequel d’entre nous a vécu cette période ? Aucun. Nous l’avons tous appris de nos ainés. Il y avait la guerre, le contexte de la Turquie, le contexte du monde,… Nous sommes comme deux frères nés d’une même mère anatolienne mais séparés l’un de l’autre. Laissez donc ces frères se retrouver enfin. Cessons de vivre dans le passé. Ne soyons pas l’instrument de quiconque. Qui me connaît mieux que moi-même ? S’il y a un problème, nous sommes prêts à le résoudre en tant que Turco- Arméniens. Le Créateur nous a pourvus de deux yeux pour que nous regardions droit devant ; nos yeux ne sont pas sur la nuque, donc c’est un contresens de s’orienter vers l’arrière ! Que 1915 reste en 1915 ».
D’ABORD NOMMÉ AU CROISSANT-ROUGE TURC PUIS ÉLU
En candidat libre, je me suis présenté sans étiquette aux élections locales de 2009, pour devenir membre au Conseil Général de la province d’Istanbul. Dans les Îles aux Princes, j’ai recueilli 4,12 % de voix. Cette année-là, j’ai reçu un appel de l’inspecteur du Croissant-Rouge turc. Il me disait : « Dans nos statuts ne figure aucune distinction liée à la race, à la religion, à la langue ; seule compte la solidarité humaine. » et me proposait de devenir le responsable de l’office du Croissant-Rouge dans les Îles. Nous avons réorganisé l’office jusqu’aux élections de 2010. Au moment des élections, ils m’ont soutenu et à présent, je suis membre du conseil d’administration du Croissant-Rouge des Îles aux Princes ainsi que son trésorier. Je donnerais ma vie pour cette cause. Nous avons réussi à collecter 40 mille dollars en faveur d’une jeune enfant musulmane atteint d’une maladie des lymphocytes. Malheureusement, la maladie l’a emportée. Cependant, avec cet argent et l’aide du Croissant-Rouge, nous allons pouvoir acheter une ambulance navale pour les Îles.
DIEU EST UNIVERSEL
Les quatre grandes religions sont toutes légitimes. Lorsque l’imam dirige la prière, il prie le « Dieu universel » et pas le « Dieu des musulmans ». Quel mot éminemment sublime. Alors qu’il est profond de sens, nous nous limitions à étiqueter notre prochain : « toi, tu es infidèle, toi tu es je ne sais quoi », ce qui est totalement stérile. Enfant, lorsque mes copains énervés me qualifiaient de « blasphémateur », cela me faisait si mal. Après les années 90, beaucoup de choses ont bien changé en Turquie. Voir des regards aimants nous rend si heureux.
Şehriban OĞHAN pour Hürriyet
03.04.2011
@Traduction exclusive pour Turquie-News par Ali Bal.