17 juin 2024
100e anniverssaire de la république de Turquie

Histoire

ABDÜLHAMID II

Publié le | par Özcan Türk (Facebook), Pakize | Nombre de visite 1256
ABDÜLHAMID II

Par Özcan Türk

Il y a 102 ans, jour pour jour, disparaissait le 34è sultan ottoman : Abdülhamid II. De nombreux Turcs commémorent et adulent ce dernier grand monarque de la dynastie ottomane.

Les publications émanant des pages réactionnaires turques foisonnent. Elles sont fondées sur une approche purement idéologique, voguant entre la sublimation d’Abdülhamid et son adoration. Pourtant, une approche moins passionnée et plus conforme aux faits historiques ne serait pas de trop.
Je profite de cette publication pour apporter un éclairage basé sur des écrits d’historiens. Il est ridicule d’angéliser ou de diaboliser un dirigeant politique. Je pense qu’Abdülhamid a fait de son mieux pour diriger son pays et c’est le plus important.

En 1876, Abdülhamid II, fils du sultan Abdulmecid, accède au trône d’un Empire en crise et en mutation. Le sentiment de déclin vis à vis des puissances européennes modernes, s’est imposé aux élites ottomanes depuis la fin du 18e siècle en même temps que celui d’une nécessaire réforme. Les Ottomans sont dépassés par les Européens sur la voie du progrès et de la modernisation. Ils sont en retard notamment sur le plan de la technique, de l’art administratif et militaire. Abdülhamid monte sur le trône dans cette période particulièrement morose.

L’un de ses biographes, François Georgeon dépeint Abdülhamid II comme un homme autoritaire mais réformateur. Il écrit : « Quant au personnage, il offre une riche matière à réflexion. Autoritaire, il cherche à instaurer un pouvoir quasi absolu, veut tout contrôler, établit le règne de la censure, surveille ses sujets par un réseau élaboré d’informateurs et d’espions. (…). Il s’efforce pourtant de moderniser l’Empire, de développer l’économie, de construire des chemins de fer, d’ouvrir des écoles, de rénover l’armée. Cette politique de modernisation, il entend la mener hors de la tutelle des grandes puissances. »

▪️ L’OBSTACLE DES OULÉMAS

Abdülhamid dans son entreprise de modernisation se heurte à de nombreuses difficultés dont l’obscurantisme des oulémas.

« Méfiant à l’égard de la hiérarchie religieuse, soupçonneux vis-à-vis du cheikh ül-islam et de ses fatwa, Abdülhamid se plaint fréquemment du conservatisme des oulémas ottomans, qui s’opposent systématiquement à ce qui vient de l’Europe.
Les oulémas ottomans, note-t-il, sont « conservateurs à outrance », ils suspectent a priori tout ce qui vient d’Europe. Il lui arrive de traiter de « sot » le cheikh ül-islam qui s’oppose à l’adoption d’un nouveau couvre-chef dans l’armée. Il a songé à des réformes radicales, comme l’utilisation du calendrier grégorien, et même l’adoption d’un alphabet latin pour faciliter l’apprentissage de la langue ottomane
. » (Source François Georgeon, Abdülhamid II : le sultan calife (1876-1909), Paris, Fayard, 2003 p. 240-241)

Naturellement, le Padichah fait face à d’autres problèmes comme les finances et le manque de civisme patriotique :
« La volonté réformatrice du sultan va se heurter à bien des difficultés et à bien des résistances. Au premier chef, l’état des finances constitue le principal obstacle à la mise en œuvre d’un programme extensif de réformes. Mais il y a aussi le manque d’hommes capables, ce dont le sultan se plaint auprès de l’ambassadeur anglais, Henry Layard : aux yeux des Ottomans, lui dit-il, servir l’Etat, ce n’est pas faire acte de de dévouement, c’est un moyen de s’enrichir, de vivre dans le luxe (d’où la corruption qui sévit à tous les échelons de l’administration). »

▪️ LES ARMÉNIENS

François Georgeon écrit : « Abdülhamid s’est toujours défendu de nourrir un préjugé contre les Arméniens. A ceux qui l’en accusent, il répond en citant tous les Arméniens qu’il a nommés à de hautes fonctions dans l’État, comme les deux ministres de la Liste civile, Agop et Portakal pachas, et plusieurs sous-secrétaires d’État, comme Artin pacha Dadian aux Affaires étrangères, Vahan efendi à la Justice et Odian efendi aux Travaux publics. Il reconnaît volontiers les difficultés de l’administration en Anatolie orientale et ne nie pas les désordres et les violences qui y sont causés par les Kurdes. Mais pour résoudre ces problèmes, il a besoin, dit-il, « de temps et de patience » et il faut également que les Anglais l’aident dans sa tâche au lieu d’accroître ses difficultés. » (Source : François Georgeon, Abdülhamid II : le sultan calife (1876-1909), Paris, Fayard, 2003, p. 282-283)

Sans doute une conséquence non-dite de cette arménophilie hamidienne, beaucoup d’Arméniens prétendent que la mère d’Abdülhamid II était arménienne alors qu’elle était circassienne. Précisons aussi que sa grand-mère paternelle (la mère d’Abdülmecit) était par ailleurs une Juive géorgienne ou russe.

▪️ LES JUIFS

Les relations entre Abdülhamid et les juifs, traversés par le courant sioniste, sont cordiales malgré la vision qu’en donnent les feuilletons turcs diffusés à la télévision en Turquie.

L’installation des juifs dans l’Empire ottoman est une tradition. A la fin du 15e siècle, l’Empire ottoman avait accueilli les juifs chassés d’Espagne par les rois catholiques. Durant le règne d’Abdülhamid, le flux migratoire juif en direction de l’Empire ottoman s’intensifie.
Theodor Herzl, le fondateur du mouvement sioniste, propose à Abdülhamid d’ascendance juive :
« Si Sa Majesté le Sultan nous donnait la Palestine, nous pourrions nous faire forts de régler complètement les finances de la Turquie. » (Source : Theodor Herzl, L’Etat juif, Paris, L’Herne, 1970, p. 45 )
Il n’obtient que de belles paroles du Sultan mais leurs relations restent de qualité. D’ailleurs, Abdulhamid le décore :
« En 1901, Herzl revint à Constantinople et fut, le 17 mai, reçu par le Sultan en audience privée, que Vambery, le célèbre orientaliste juif, qui avait ses entrées au palais, lui avait, dit-on, fait après plusieurs démarches obtenir. C’est à la fin de cette audience qu’Abdul Hamid lui conféra la première classe du Medjidié et une épingle de cravate en brillants. » (Source : Abraham Galanté, Histoire des Juifs de Turquie, tome 9, Istanbul, Isis, 1985, p. 175)

Herzl avait fait bonne impression à Abdulhamid : « Cet Herzl a l’air d’un prophète, d’un chef de son peuple », devait-il dire quelques années plus tard à Vambéry. » (Source : Walter Laqueur, Histoire du sionisme, tome I, Paris, Gallimard, 1994, p. 179-183)

Henri Nahum écrit : « Si certains parlent de Sultan Rouge et de despote, d’autres disent : "Il protégeait les Juifs". Non seulement il n’était pas antisémite, mais il avait des Juifs dans son entourage administratif (police, impôts) » (Source : Henri Nahum, Juifs de Smyrne, XIXe-XXe siècle, Paris, Aubier, 1997, p. 62-63).

▪️ UNE BELLE ÉPOQUE POUR LES NON-MUSULMANS

« La fin du XIXe siècle constitue une « belle époque » pour les communautés non-musulmanes. Leur apogée est d’abord démographique. Jamais les Arméniens et les Grecs n’ont été aussi nombreux. Dans les années 1880, ceux-ci représentent 21 % de la population. Et parce qu’ils ont été touchés plus tôt par la « révolution démographique », leur taux d’accroissement est supérieur à celui des musulmans.
Pour ces communautés, c’est aussi l’apogée sur le plan de l’organisation communautaire. En effet, le règne d’Abdülhamid marque le sommet de l’autonomie des millet : les communautés continuent à jouir de leurs privilèges d’autonomie dans le cadre de la réforme des institutions modernisées au début des années 1860, à l’époque des Tanzimat, au profit des élites laïques ; elles possèdent leurs propres institutions communautaires, leurs paroisses, leurs écoles, leurs tribunaux, leurs propres taxes. L’ascension des minorités non musulmanes, surtout des Grecs et des Arméniens à la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, constitue pour cette bourgeoisie nouvelle un véritable âge d’or
 » (Source : François Georgeon, Abdülhamid II : le sultan calife (1876-1909), Paris, Fayard, 2003, p. 321-322).

▪️ LE COMMERCE AUX MAINS DES NON-TURCS

« Dès 1893, on dénombre 97 maisons de commerce appartenant à des Grecs et à des Arméniens d’Izmir, et 34 à Aydın. Cette mainmise sur les activités commerciales et économiques ne concerne pas que les régions côtières : dans le même temps à Ankara, les Grecs ont accaparé le commerce de la laine angora, et les Arméniens contrôlent le commerce de transit. Représentant le tiers de la population de la ville, ils ont la haute main sur toutes les activités commerciales.
La position des Grecs et des Arméniens est désormais dominante dans le commerce extérieur, mais aussi dans les activités bancaires et industrielles. Le premier « recensement » industriel de l’Empire ottoman, réalisé en 1913-1915, confirmera cette tendance : 50 % du capital investi dans les établissements industriels recensés sont aux mains des Grecs, 20 % appartiennent à des Arméniens, 5 % à des juifs. Le reste se partage entre les étrangers (10 %) et les Turcs (15 %). Autrement dit, à la veille de la Première Guerre mondiale, les trois quarts du capital industriel sont contrôlés par les Ottomans non musulmans.
 »
(Source : François Georgeon, "Le dernier sursaut (1878-1908)", in Robert Mantran (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 552-553)

▪️ L’ALCOOL

La première usine de production de « rakı » sur les terres turques a été construite durant le règne d’Abdülhamid II.
La première fabrique de rakı a été édifiée 22 ans avant la proclamation de la République. De plus, l’usine a été construite à Terkidağ par Sarıcazade Ragıp Pasha en personne, le grand chambellan d’Abdülhamid II. Evidemment, la construction a été réalisée à la demande du padichah Abdülhamid et après l’accord de son Cheikh al-Islam. Les marques les plus populaires de l’époque étaient « Deniz Kızı Rakısı » (Le rakı de la sirène) et « Üzüm Kızı Rakısı » (Le rakı de la fille aux raisins). La véritable appellation du « rakı de la sirène » était « rakı de Tenedos » mais comme une sublime sirène trônait sur les étiquettes des bouteilles de rakı, la population l’a rebaptisé « rakı de la sirène ». D’ailleurs, sur toutes les bouteilles de rakı produites durant la période du sultan Abdülhamid II, on affichait des images de jeunes femmes.

La première fabrique de bière a aussi vu le jour sous le règne d’Abdülhamid II.
Certains accusent les fondateurs de la République d’être « des ivrognes » mais durant la période du padichah Abdülhamid II, 10 millions de litres de bière étaient consommés. La République a dû attendre jusqu’en 1940 pour atteindre une telle quantité. Avant que la première usine de bière n’apparaisse, les Ottomans ont assisté à l’ouverture de la première brasserie à Izmir. L’autorisation impériale de cette brasserie a été accordée par le sultan Abdlülmecid, le père d’Abdülhamid II.

Douzico, fille du raisin double rectifié ...
Douzico, fille du raisin double rectifié ...

La première production industrielle de mousseux « champagne » a également vu le jour sous Abdülhamid II. On dispose d’un acte très officiel marqué du sceau impérial montrant l’accord du sultan Abdülhamid.
Abdülhamid II a donné son accord à la première usine de mousseux « champagne » 30 ans avant la proclamation de la République turque dont les élites sont iniquement accusées de cette production. L’usine a été construite par les frères Alatini, deux Ottomans de confession juive. Sa majesté impériale le sultan Abdülhamid II a décoré, pas une, ni deux mais trois fois les frères Alatini, de ses propres mains, de l’Ordre du Médjidié (Ordre de mérite qui porte le nom de son fondateur Abdülmecid Ier). Le sultan était si intime avec les deux frères juifs que lorsqu’il a été destitué et exilé à Salonique, Abdülhamid a vécu, durant 3 ans, dans un palais appartenant à la famille Alatini.

Abdülhamid a certes autorisé la création des usines de rakı, bière et mousseux mais lui préférait boire du rhum. C’est le prince Osman Ertuğrul, petit-fils du sultan Abdulhamid II qui l’a raconté lors d’une interview à la télévision : « Mon grand-père buvait du rhum. Il expliquait à mon père : regarde, moi je bois cette boisson qui n’est pas interdite. Lis le Coran, il est question de vin, il n’y a aucune référence à des boissons fabriquées à base de sucre. »

▪️ LE TABAC

Le sultan Abdülhamid appréciait le tabac. D’ailleurs, il y avait à la cour, des maîtres cigarettiers chargés de rouler le tabac et lui confectionner des cigarettes. Les filles du souverain précisent dans leurs mémoires que le sultan avait fait mettre d’abord les paquets de cigarettes dans les valises avant leur départ en exil.
Abdülhamid II était un aficionado des cigarettes américaines Ateshian fabriquées avec du tabac turc. Ces cigarettes produites à Chicago étaient vendues non seulement à New York, Boston ou San Francisco mais aussi à Istanbul et au Caire. D’ailleurs, l’entreprise Ateshian, dans ses campagnes publicitaires des années 1900, utilisait le slogan : « La cigarette que fume sa majesté impériale Abdülhamid II, sultan de Turquie  ». Sur les affiches apparaît une femme sexy en train de fumer dans un harem, en tenue orientale, avec les cheveux, le torse et le nombril non couverts. Le paquet était vendu à 25 cents.

Affiche de la vente de cigarette consommé par le Sultan Abdulhamid Han, Ateshian...
La cigarette consommé par le Sultan Abdulhamid Han, Ateshian...
Mesdames et Messieurs
FUMÉE
MANZ
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▪️ LES MAISONS CLOSES

Un autre élément de l’héritage sociétal du sultan Abdülhamid II est le lupanar.
Naturellement, la prostitution existait bien avant mais pour éviter sa propagation dans toute la ville et pour pouvoir la contrôler, le sultan a permis que cette réalité existe dans un établissement commercial. Auparavant, il y avait des lieux comme Chez Acem, Chez Alaycı Kadri, Chez Keseci Hürmüz, Chez Langa Fatma. La police, en contrepartie d’un petit pot-de-vin, fermait les yeux. Le padischah a mis fin à ce désordre. Il a fait officiellement ouvrir au service public la rue Zürefa dans le quartier de Karaköy à Istanbul. De nos jours, certains pensent qu’il s’agit d’un animal et ils l’appellent la rue Zürafa (girafe) alors que le mot est zürefa, avec un e. C’est un terme ottoman qui signifie lesbienne.

▪️ LE DÉCLIN DE L’EMPIRE

La Russie d’Alexandre II entre en guerre contre l’Empire le 19 avril 1877. L’armée ottomane est vaincue et les conclusions du congrès de Berlin ouvert le 13 juin 1878 sont désastreuses pour l’Empire ottoman. La Serbie et la Roumanie voient leurs indépendance reconnue tandis que l’autonomie de la Bulgarie empêche à la Porte tout exercice de sa souveraineté. La Bosnie et l’Herzégovine sont placées sous le contrôle militaire de l’Autriche. Chypre est perdue au profit de l’Angleterre et les provinces de Kars et d’Ardahan, en Anatolie orientale, sont cédées à la Russie. Avec ces pertes territoriales, l’Empire perd un cinquième de ses sujets, soit 5,5 millions de personnes. Ces pertes se poursuivent au cours des années qui suivent. En 1881, l’Empire perd certaines provinces frontalières au profit de la Grèce tandis que la Tunisie passe sous protectorat français et que l’Egypte se prépare à l’occupation militaire britannique, effective en 1882.
Sous le règne d’Abdülhamid l’Empire ottoman perd 1,5 millions de kilomètres carrés de territoires.

Özcan Türk
10/02/2020


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