dimanche 19 mars 2023

Les prétendus "massacres hamidiens" de l’automne 1895

Publié le | par SibiryaKurdu | Nombre de visite 1032

François Georgeon, Abdülhamid II : le sultan calife (1876-1909), Paris, Fayard, 2003, p. 291-295 :

"Le lundi 30 septembre 1895, le parti Hintchak organise à Istanbul une manifestation pour tenter d’arracher au sultan les réformes tant annoncées. Vers midi, plusieurs centaines de manifestants se rassemblent à Kumkapı devant le patriarcat arménien. Leur objectif est de se rendre à la Sublime Porte et de remettre au gouvernement une pétition dans laquelle ils dénoncent les mauvais traitement dont sont victimes les Arméniens en Anatolie orientale, les exactions subies du fait des Kurdes ou des collecteurs de taxes et demandent l’égalité devant la loi, les libertés, la nomination d’un gouverneur général chrétien pour superviser les réformes, ainsi que le droit pour les Arméniens de porter des armes puisqu’il est impossible de désarmer les Kurdes. Deux jours auparavant, le parti a fait parvenir une lettre aux ambassades des grandes puissances et à la Sublime Porte : la manifestation projetée, annonce-t-il, a pour but de contraindre le gouvernement ottoman aux réformes, elle est « tout à fait pacifique » et si elle devait s’accompagner d’incidents, la responsabilité en retomberait d’avance sur les autorités.

Manifestation qui se veut pacifique, mais certains militants du Hintchak, armés de pistolets et de couteaux, veulent provoquer des désordres dans la capitale et créer une situation qui forcerait les grandes puissances à intervenir.
Dans la ville, des mesures de précaution très strictes ont été prises : des soldats sont postés autour des bâtiments administratifs, la police veille, des détachements de cavalerie gardent l’accès à la Sublime Porte. Lorsque les manifestants s’approchent du siège du gouvernement, les forces de l’ordre s’interposent, des heurts se produisent, un officier de police est tué, et immédiatement la manifestation dégénère. Une fusillade nourrie éclate, plusieurs gendarmes et une soixantaine de manifestants sont tués. La police s’attaque aux fuyards, des softa [étudiants en théologie] armés de gourdins se mêlent de la partie et se livrent à une chasse aux Arméniens. Les jours suivants, des Arméniens sont attaqués un peu partout dans la capitale ; beaucoup ne trouvent le salut qu’en se réfugiant dans des églises. La police effectue de nombreuses arrestations. La manifestation a tourné au drame.

Abdülhamid se trouve désormais acculé, plus question pour lui de jouer à opposer les grandes puissances entre elles. Celles-ci sont unanimes dans leur condamnation de la répression. Leurs représentants à Istanbul remettent une note verbale très ferme à la Porte le 6 octobre, manifestant ainsi, comme le dit Cambon, l’ambassadeur de France à Istanbul, « l’existence bien réelle du concert européen ». Le 17 octobre, Abdülhamid cède sous la pression ; il publie un irade [décret] annonçant un programme de réformes. Dans l’ensemble, celui-ci reprend les propositions européennes : réformes pour les six provinces de l’Anatolie orientale et non pour tout l’Empire ; envoi d’un haut-commissaire (qui se trouve déjà à pied d’oeuvre en Anatolie) pour veiller à l’application des réformes, assisté d’un adjoint non-musulman ; les gouverneurs seront également assistés de non-musulmans, des non-musulmans seront admis dans la police et la gendarmerie en proportion des chiffres des populations, un contrôle plus étroit sera exercé sur les Kurdes ; la perception des impôts et la justice seront améliorées. En outre, pour veiller à l’application de ces réformes, une commission permanente, composée à égalité de musulmans et de non-musulmans, sera créée à la Sublime Porte.

A l’annonce de la publication de cet irade, les grandes puissances avouent leur soulagement ; leurs représentants à Istanbul font part de leur « gratitude » au sultan. De leur côté, les Hintchakistes crient victoire ; ils se vantent d’avoir réussi à contraindre leur « féroce bourreau » à « reconnaître les droits du peuple arménien, à écouter sa voix, et à s’incliner devant ses aspirations et sa force morale ». Mais c’est se réjouir trop tôt. A partir de la fin d’octobre, une série d’émeutes anti-arméniennes ensanglantent les provinces de l’Est anatolien. Elle commencent à Erzincan le 21 octobre, puis se propagent comme une onde de choc de ville en ville ; à la fin octobre, Bitlis, Bayburt, Erzurum sont touchées ; en novembre, c’est le tour de Diyarbakır, Malatya, Harput, Sivas, Amasya, Antep, Kayseri, Urfa. En deux mois, les violences se sont répandues dans une grande partie de l’Anatolie orientale.

Partout le scénario est à peu près le même : une altercation banale au départ, des injures qui fusent, une bagarre qui éclate, des coups de feu qui partent, et c’est le signal du pogrom. La plupart du temps, les violences commencent au marché, les assaillants s’en prennent à des commerçants arméniens, s’attaquent à leurs boutiques et à leurs entrepôts, se livrent au pillage, mettent le feu, molestent ou tuent les propriétaires. Ainsi à Erzurum, des centaines de boutiques appartenant à des Arméniens sont mises à sac et incendiées. Puis les émeutiers se jettent sur les quartiers arméniens, qui sont le théâtre de scènes de pillages, de meurtres, de viols, de rapts de femmes, de conversions forcées à l’islam.

L’estimation du nombre des victimes est très difficile. En février 1896, les missionnaires américains avançaient le chiffre de 37 000 Arméniens tués (dont 29 000 dans les six provinces de l’Est anatolien) et 1800 musulmans. Ils évaluaient en outre à environ 300 000 le nombre des personnes se trouvant réduites à la misère dans une Anatolie orientale complètement dévastée. D’autres estimations sont nettement plus élevées et font état de 100 000, voire de 300 000 victimes. Quoi qu’il en soit, il faut remonter loin dans l’histoire ottomane pour trouver un massacre d’une telle ampleur ; au début du XVIe siècle, les persécutions contre les Alévis (les Kızılbaş) firent peut-être 40 000 morts.

Qu’est-ce qui a déclenché ces violences en chaîne ? Depuis le début de la décennie 1890, les tensions se sont aggravées sur le terrain entre musulmans et non-musulmans, entre Arméniens et Kurdes. Après les évènements du Sasun et les pressions européennes en faveur des « réformes », le climat s’est encore dégradé. Au cours de l’été 1895, les consuls font part de leur crainte de voir éclater des troubles en cas d’adoption des réformes. La nouvelle de la manifestation hintchakiste ajoute encore à l’exacerbation des esprits ; organisée en plein coeur de la capitale, elle est perçue par les musulmans comme un défi lancé par les Arméniens. Quelques jours plus tard, un véritable pogrom se produit à Trébizonde et des centaines d’Arméniens sont tués. Mais l’évènement décisif, le véritable déclencheur, c’est l’annonce, le 17 octobre, de l’acceptation des réformes par le sultan. Par le télégraphe, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Comme on l’a dit très justement, « plus que les activités des partisans arméniens, ce sont les réformes voulues par l’Europe qui [exacerbent] le sentiment anti-arménien. Les musulmans [sont] persuadés que ces réformes visent à accorder leur indépendance aux Arméniens ».

Mais si l’on voit bien l’évènement déclencheur, qu’en est-il des responsabilités ? Une explosion de violence spontanée ? C’est en tout cas la thèse d’Abddülhamid : les massacres des Arméniens constituent, à l’en croire, une « manifestation populaire spontanée » face à laquelle son gouvernement s’est trouvé « impuissant ». Il est vrai que depuis les défaites de 1877-1878, depuis les pertes de territoires dans les Balkans et en Anatolie orientale, depuis l’émigration forcée de centaines de milliers de musulmans chassés de leurs terres, on perçoit un profond ressentiment dans la population musulmane. Il est vrai aussi que les auteurs des massacres appartiennent pour la plupart aux couches populaires. Mais s’il s’agissait d’une violence spontanée, on comprendrait mal la manière dont elle s’est propagée. Il semble bien, en réalité, que la colère populaire ait été utilisée et canalisée contre les Arméniens. Mais par qui ?

Quelle est la part de responsabilité d’Abdülhamid dans ces massacres ? Dès cette époque, le sultan a été accusé de les avoir ordonnés et même planifiés depuis Yıldız, accusation bien souvent reprise par les historiens contemporains ; il l’aurait fait pour « se venger » d’avoir dû céder aux grandes puissances, ou pour empêcher l’application de réformes qui lui avaient été arrachées contre sa volonté. Pourtant, l’extrême prudence manifestée tout au long de son règne par Abdülhamid dans la conduite de sa diplomatie comme de sa politique intérieure va à l’encontre de cette hypothèse. D’autre part, s’il s’agissait d’un mouvement planifié à partir de Yıldız, comment expliquer que certaines régions, certaines villes des provinces arméniennes aient échappé aux désordres ? Comment expliquer que certains gouverneurs et administrateurs aient pu, avec relativement de succès, s’opposer aux violences et maintenir l’ordre dans leurs districts ? Par exemple à Muş, à Tokat, à Mersin, à Ankara, à Van, d’énergiques représentants du pouvoir central, ici le gouverneur général, là le gouverneur, là encore le commandant militaire ou le juge ont réussi à circonscrire la flambée de violences. Auraient-ils désobéi aux ordres impériaux ?

Les massacres de 1895 semblent avoir été provoqués par des musulmans de l’Anatolie orientale, des notables, des membres de confréries, des oulémas, des chefs de tribus kurdes. Depuis que le spectre d’une autonomie ou d’une indépendance arménienne plane sur l’Anatolie orientale, c’est-à-dire depuis 1878, il est probable que ces groupes ne sont pas restés les bras croisés face à une menace qui risquait de faire d’eux, à terme, des muhacir [réfugiés]. Tout au long de l’année 1895, des rumeurs circulaient selon lesquelles des musulmans conservateurs attaqueraient les Arméniens si les réformes exigées par les grandes puissances étaient adoptées ; à l’automne, des prédicateurs lançaient de véritables appels aux meurtre dans les mosquées, des agitateurs se déplaçaient de ville en ville pour répandre la rumeur d’une prochaine indépendance arménienne, pour inciter la population à prendre les armes et à s’attaquer aux Arméniens. Ce qui expliquerait la propagation de ces émeutes comme une onde de choc dans l’ensemble de l’Anatolie orientale. Les masses musulmanes sont lancées contre les Arméniens. Et bientôt, plus personne ne peut contrôler la violence déchaînée, qui donne lieu à des règlements de compte, où s’expriment les jalousies, les frustrations de toutes sortes, sociales, culturelles, voire sexuelles. Le facteur économique joue également ; depuis une vingtaine d’années, la dépression se fait sentir, les prix agricoles sont à la baisse, beaucoup de musulmans sont endettés auprès de prêteurs arméniens ; les violences commencent au marché, au bazar, par le pillage et la destruction des échoppes et des ateliers appartenant à des Arméniens.

Les auteurs des massacres reçoivent bien souvent l’aide des autorités locales. Parfois, les gouverneurs eux-mêmes sont complices et encouragent leurs coreligionnaires, comme Enis pacha à Diyarbakır, mais aussi tel commandant militaire, tel chef de la gendarmerie. Ils laissent faire, voire participent en personne aux pillages et aux massacres. A Harput, des officiers, des soldats, des gendarmes participent au pillage. Parfois des armes sont distribuées aux insurgés. Dans certains cas, les autorités locales n’osent pas intervenir contre les émeutiers.

Au début de novembre, Paul Cambon écrit que l’on est en présence « d’un mouvement général que le gouvernement est aujourd’hui impuissant à réprimer ». Il est vrai que la situation est très confuse. L’Anatolie orientale offre le spectacle d’une complète anarchie. Un chaos, dont cherchent à profiter certains acteurs de la scène orientale de l’Anatolie (et notamment les Kurdes, qui peuvent espérer trouver l’occasion de récupérer les droits qu’ils ont perdus du fait de la centralisation ottomane). En créant la cavalerie hamidiye, le sultan n’a-t-il pas été, jusqu’à un certain point, un apprenti sorcier ?

Pour les musulmans, les réformes signifient l’indépendance de l’Arménie, et celle-ci signifie à son tour pour eux qu’ils vont devoir vivre sous une autorité chrétienne ou connaître le sort qui a frappé depuis un siècle des centaines de milliers de musulmans de Crimée, du Caucase, des Balkans, l’émigration et la perte de leurs terres et de leurs biens. Dans un télégramme envoyé à Istanbul, les musulmans de Diyarbakır menacent : si les réformes viennent à être appliquées, disent-ils, « ils ne reconnaîtront plus l’autorité du sultan ». Les musulmans de l’Anatolie orientale ont le sentiment que le Palais est en train de les abandonner, ils ne se sentent plus protégés par Istanbul. D’une certaine manière, les massacres perpétrés contre les Arméniens constituent aussi un acte de rébellion contre Abdülhamid, accusé d’être devenu un jouet entre les mains des grandes puissances (il y aura d’autres exemples de ce type de rébellion de la province contre Istanbul, à commencer par la révolution jeune-turque de Macédoine en 1908).

Peut-on pourtant exonérer Abdülhamid de toute responsabilité ? On ne peut exclure que, une fois ces violences déclenchées, il les ait laissées faire ou même encouragées en sous-main pour rendre inapplicables sur place les mesures qui lui étaient arrachées à Istanbul par les puissances. La répression brutale qu’il a menée dans le Sasun à l’été 1894 a dû jouer pour légitimer le recours à la violence contre les Arméniens ; on retrouve certains de ceux qui y ont participé un an plus tard parmi les émeutiers des massacres de l’automne 1895. D’autre part, il est clair qu’Abdülhamid éprouve une grande répugnance à faire intervenir la troupe contre les musulmans ; c’est ce qui provoque un désaccord avec Said pacha, au moment de la manifestation de la Sublime Porte et, de la même façon, en Anatolie orientale, il refuse souvent que l’armée soit engagée contre les musulmans ; à Sivas, le gouverneur rassemble des troupes de réserve et des gendarmes pour mâter l’émeute, mais il n’obtient pas l’autorisation de les utiliser pour rétablir l’ordre. Est-ce le signe d’un manque de confiance du sultan dans l’armée (dont, de toute façon, beaucoup d’éléments, officiers, soldats, gendarmes, sont engagés à titre individuel dans les violences) ? Considère-t-il que les forces de l’ordre sur le terrain sont trop faibles ? Craint-il une réaction des Kurdes ?"

Lien/Source : Arménologie


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