Dans les trente dernières années du siècle de louis XIV, le Turc devient un objet de prédilection pour quelques auteurs qui en font un nouveau personnage de fiction, par le biais d’une histoire contemporaine ou quasi contemporaine. Si la Turquie est un allié politique de la France surtout à partir de 1665 – échanges d’ambassadeurs, politique commune contre les Habsbourg – elle a connu et elle connaît, au travers des multiples guerres qu’elle a menées contres ses voisins, une histoire qui marque les esprits. Le récit du siège de Vienne occupe 13 pages dans "Cara Mustapha", par exemple.

Conformément à l’image traditionnelle, le Turc est l’être de toutes les perversions : cruel, infidèle, traître, avare. Les morts violentes ne manquent pas dans ces textes où on élimine facilement celui qui ne répond pas à ses attentes : dans "Cara Mustapha" sont ainsi décapités ou étranglés le Pacha d’Alep, Mustapha, le Bacha de Bude, deux eunuques…

Par ailleurs, les Turcs sont présentés comme des amoureux aux manières extrêmement raffinées. Dans Cara Mustapha, le héros tombe amoureux de Basch-lari, soeur du sultan qui « lui accorda la permission qu’il lui demandait avec de grands instances, de pouvoir lui envoyer des Selams, lorsqu’elle serait dans le Serrail du Grand Seigneur. Ce sont des Bouquets de fleurs, dont les Turcs se servent comme de billets ».

Mais ces récits sont aussi le moyen de revivifier un imaginaire encore empreint du rêve de la croisade. Bien qu’il soit un allié politique de la France, le Turc est l’Infidèle qu’il faut combattre, l’être fourbe et cruel : Raffiné oui, mais meurtrier beau-frèricide, quand-même ! Prechac nous le conte : " Le Grand Vizir qui était bien moins occupé de cette guerre que de son amour, avait une aversion extrême pour le Bacha de Bude. Il lui semblait que ce n’était pas assez de l’éloigner de sa femme ; sa jalousie qui lui demandait un plus grand sacrifice, lui inspirant l’envie de le perdre, il s’imagina que la guerre lui servirait de prétexte pour se défaire de ce rival, sans qu’il y parût aucun dessein particulier".

Tel était le Turc ! Si Furetière, à la même époque, dans son dictionnaire de " Presque-L’Académie " ne définit pas ce qu’est un Persan, un Tunisien, un Marocain, il nous dit que le Turc est " Sujet de l’Empereur d’Orient qui fait profession de la secte de Mahomet mais il révèle également les connotations de violence, de force, de cruauté : On dit proverbialement, qu’un enfant est fort comme un Turc, quand il est fort et robuste pour son âge ".

La représentation des guerres, je l’ai dit, n’occupe qu’une place relativement restreinte dans cet ouvrage. Ce qui est mis en valeur, c’est une forme d’exotisme qui va introduire l’imagerie du sérail dans les histoires galantes au XVIIIeme siècle. Angélique, Marquise des Anges, tu reviens hanter mon imaginaire !

À cette époque, le terme sérail évoque des connotations souvent contradictoires. Espace à la fois interdit et fantasmé où alternent des scènes de béatitude amoureuse et de morts tragiques, ce microcosme de l’Orient fascine les écrivains de l’époque en ce qu’il contient à l’état prospectif tous les ingrédients d’une intrigue à succès, résultant le plus souvent d’un troublant mariage entre l’érotisme et la barbarie. Dans la nouvelle historique de Jean de Préchac, " Roxelane jugeant que sa condition ne seroit pas malheureuse » se soumet sans résistance aux volontés du Grand Vizir qui souhaite l’offrir comme esclave à la Sultane Basch-lari ". Le pittoresque ne doit en rien choquer la bienséance en rappelant avec trop d’insistance le despotisme que le Vizir exerce, voilà pourquoi les écrivains nous livrent une vision quelque peu édulcorée du harem.

C’est dans cette enceinte fermée, à l’abri des regards, que les protagonistes, privés de tout commerce extérieur, découvrent les délices de l’amour. On ne saurait assez insister sur le curieux paradoxe par lequel le sérail, se transforme ici en un lieu de rencontre et de retrouvailles favorable à l’invention d’une sorte d’utopie amoureuse. Pour déjouer la garde du sultan, les protagonistes rivalisent d’ingéniosité, multipliant les subterfuges. Qu’il s’agisse de billets dissimulés, de travestissements, d’escalades nocturnes ou d’enlèvements à la faveur de la nuit, les amants qui se sont rencontrés à la faveur de circonstances exceptionnelles ne reculent devant aucun stratagème pour se retrouver à nouveau. En ce sens, le quartier des femmes offre, en vertu de sa clôture et des règles qui le régissent, un lacis d’écueils qui permettent au héros de prouver l’intensité de ses sentiments…

Cara Mustapha, lui, n’est pas mort d’amour mais des suites de sa défaite à Vienne contre les Austro-Hongrois et leurs alliés polonais. Il fut exécuté en 1683 sur ordre du Sultan Ottoman. Les Turcs sacrifiaient leurs ministres au baromètre des résultats… Raffinés mais cruels, vous dis-je. Pierre

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