La tragédie turco-arménienne : duperie et propagande
La tragédie turco-arménienne - 1915
par Mehmet ÖZAY (**)
Les nationalistes arméniens affirment depuis des années que les Ottomans
avaient prémédité l’extermination des Arméniens en Anatolie orientale en 1914-1916.
On parla d’abord de massacres, mais après la Seconde Guerre mondiale on adopta le terme de génocide. Leurs affirmations s’appuient sur un livre écrit par Aram Andonian
et édité en France, en Angleterre et aux États-Unis en 1920. Le titre anglais du
volume est : The Memoirs of Naim Bey : Turkish Officiai Documents Relating to the
Déportations and Massacres of Armenians.
L’auteur tient ses renseignements d’un
fonctionnaire ottoman, nommé Naim Bey, soi-disant secrétaire principal du Bureau
ottoman de colonisation à Alep (maintenant en Syrie) qui donna à Andonian copie des documents ottomans imputant à ces derniers la responsabilité des massacres. Il y avait dans ces documents des télégrammes attribués à Talat Pasha, ministre de
l’Intérieur à cette époque, tenu responsable d’avoir ordonné ces massacres. Talat fut assassiné à Berlin le 15 mars 1921 par Tehlirian, un Arménien.
I - Les faux d’Andonian
Les télégrammes d’Andonian, publiés dans nombre de volumes et articles, constituent
la clef de voûte de la thèse arménienne du génocide. Le livre d’Andonian n’avait
cependant été l’objet, jusqu’à maintenant, d’aucune investigation sérieuse.
Deux historiens turcs, Orel et Yuca, ont effectué des recherches minutieuses dans
des archives et en sont venus à la conclusion que les documents au nombre de 48 (50
dans l’édition française) étaient des faux. Écrits en ottoman, en usage à ce moment-là,
les documents, comme l’ont démontré Orel et Yuca, contiennent des signatures
falsifiées, des fausses dates, des noms de fonctionnaires fictifs et beaucoup d’autres
inexactitudes dont l’absence de « la moindre référence à Naim Bey » (p. 25 du rapport
d’Orel et Yuca). Rédigés sur du papier non officiel, les documents fournis par
Andonian ne reproduisent pas le style ottoman habituel dans ce genre de documents.
Orel et Yuca démontrent en particulier que ces documents ne contiennent rien qui
aurait été signé par Talat Pasha et qui ordonnerait de procéder au massacre.
Les documents que détient Andonian n’ont jamais été vus ou produits pour fin
d’observation. Ils n’ont été utilisés ni au procès de Tehlirian en 1921, ni par les
autorités britanniques qui ont occupé Istanboul à la fin de la Première Guerre
mondiale. Ces derniers avaient pourtant en main les archives ottomanes et ils avaient
arrêté les hauts fonctionnaires ottomans qu’ils avaient emmenés à Malte pour qu’ils y
subissent des procès pour crimes de guerre. On les accusait notamment d’avoir
maltraité des Arméniens. Les Britanniques sollicitèrent même l’aide des Américains
pour trouver des documents incriminant ces fonctionnaires. Enfin, après une détention
de presque deux ans, on les relâcha faute de preuves.
On ne peut cependant nier, bien que les documents d’Andonian soient faux, qu’il y
ait eu des atrocités en Anatolie orientale en 1914-1916. Mais elles ont été commises
sans préméditation de génocide de la part des Ottomans. D’ailleurs, atrocités et
représailles furent le fait tant des Arméniens que des Ottomans. La lecture attentive
de l’histoire permet de constater que les Arméniens ne peuvent se proclamer « victimes
innocentes » comme l’ont été, par exemple, les Juifs sous la botte nazie.
II - Le contexte historique
Le livre de Salahi Sonyel, résultat de recherches consciencieuses menées dans les
archives turques, britanniques et autres, apporte une précieuse contribution à l’histoire,
car il replace les tragiques événements dans le contexte historique de la Première
Guerre mondiale. Son livre enrichit une collection qui compte déjà des publications,
comme : The Armenian File, Myth of Innonce Exposed, de Kamuran Gurun, 1985 ; A
Myth ofTerror, Armenian Extremism : Its Causes and Its Historical Context, de Erich
Feigl, 1986 et Muslims and Minorities : The Population of Ottoman Anatolia and the
End of the Empire de Justin McCarthy, 1983. Cette dernière publication est de loin
l’étude la plus complète qui ait été faite de l’aspect démographique des « Six Vilayets
». Il y est clairement démontré que les Arméniens constituaient une minorité
dans une région à majorité turque musulmane.
L’Empire ottoman était une entité composée de multiples ethnies. L’empire, qui
n’était pas une nation et n’en avait aucune caractéristique dura environ 700 ans. Sa
durée est largement due à son système d’administration. Sous le système du Millet, on
reconnaissait à chaque ethnie son autonomie. Grecs, Arméniens, Juifs, Serbes, etc,
s’auto-gouvernaient sous la juridiction de leurs chefs religieux respectifs. Le système
fonctionna bien jusqu’à l’avènement du nationalisme européen au 19ème siècle. De
concert avec le déclin économique et militaire de l’Empire, le nationalisme contribua à
sa dissolution au moment où faisait rage la Première Guerre mondiale.
L’Empire ottoman a été longtemps décrit comme le membre malade de l’Europe.
C’est là une interprétation tendancieuse de la réalité. Les historiens commencent
maintenant à voir ce qu’était vraiment cet empire et quelle contribution il apporte à
l’histoire. Voici ce qu’en dit un ouvrage récent : « Quoique les Etats-nations qui
composaient l’Empire ottoman aient accédé à l’indépendance à des moments différents,
ils n’ont pas moins tous été influencés par le nationalisme européen à caractère
séculier. La montée de ce nationalisme virulent fut, pourrait-on avancer, la cause
première des querelles qui prirent naissance dans les anciennes provinces de l’empire : Turcs contre Grecs, Kurdistans contre Iraquiens, Israéliens contre Palestiniens, Égyptiens
contre Libyens, pour ne mentionner que les plus flagrants. Ceux d’entre nous qui
étudions cette partie du monde souhaitons secrètement le remembrement de ce fourretout
ottoman. » (Nationalism in a Non-National State, The Dissolution ofthe Ottoman
Empire, publié par William W. Haddad et William Ochenswald, Columbus, Université
de l’Ohio, 1977, p. 23)
Le Millet arménien n’a pas été le seul à souffrir de la destruction de l’Empire
ottoman. À l’aube de la Première Guerre mondiale, les nationalistes arméniens furent
les principaux artisans de la tragédie turco-arménienne (1914-1916) dit Sonyel. C’est
une longue histoire que cette campagne empreinte de violence au cours de laquelle les
nationalistes arméniens, dans leur lutte pour la création d’une Arménie indépendante
reçurent un appui actif de la part des Russes qui étaient alors en guerre contre les
Ottomans. En décrivant les événements comme une « tragédie turco-arménienne »,
Sonyel souligne bien que les deux parties eurent autant à souffrir l’une que l’autre des
tragiques événements d’alors.
III - Le rôle des Arméniens dans la guerre
Le premier novembre 1914, la Russie déclare la guerre à l’empire ottoman. Les
Arméniens de Russie, ayant juré fidélité et loyauté au tsar Nicolas, promirent de
libérer les Arméniens de Turquie. En plus de fournir deux cent mille hommes aux
armées régulières du tsar, les Arméniens de Russie formèrent sept contingents de
volontaires dont la mission était de « libérer » l’Arménie turque. Les Arméniens
ottomans, qui avaient aidé les Russes lors des guerres précédentes, prirent une fois
encore le parti de la Russie. Aussitôt la guerre déclarée, Karekin Pasdermadjian,
député d’Erzurum au parlement ottoman, connu sous le nom révolutionnaire d’Armen
Garo, accompagné de tous les officiers et soldats arméniens de la Troisième Armée
ottomane, traverse la frontière pour joindre l’armée russe. Partout en Turquie furent
alors entreposées de grandes quantités d’armes et de munitions, particulièrement
dans les régions d’Olti, Sarikamis, Kagizman et Igdir, qui servirent à armer les civils
arméniens habitant les villes et villages frontaliers. De leur côté, nombre de citoyens
arméniens de l’Anatolie orientale, désobéissant aux ordres de recrutement lancés par
l’armée ottomane, se sauvèrent en Russie pour se joindre à l’organisation révolutionnaire
arménienne en lutte contre l’empire ottoman. La population musulmane avait
été relocalisée par les Russes dans le Caucase, en Azerbaïdjan. Pendant ce temps, on
découvrit quantité d’armes russes dans les maisons, écoles et églises arméniennes des
« six vilayets » et des bandes d’Arméniens composées de déserteurs se mirent à
attaquer et à assassiner les membres des communautés musulmanes. Les nationalistes
arméniens avaient appuyé les Russes lors des trois guerres précédentes entre la
Russie et l’empire ottoman (1827, 1856 et 1878).
Voyant la tournure des événements, le commandement de la Troisième Armée
ottomane comprit qu’il avait affaire à une rébellion de la part des Arméniens,
notamment à Van, Bitlis, Erzurum et Karahisar. De novembre 1914 à mai 1915, les
révoltes se multiplient.
Le 4 avril 1915, dans le Caucase, les Dashnaks fomentent une révolte où ils
incitent les citoyens arméniens à montrer leur loyauté envers le tsar en chassant la
population musulmane de la ville de Van. Aidée d’un grand nombre de déserteurs et
de réfugiés arméniens, l’armée russe du Caucase lance alors une offensive dans la
direction de Van. Quittant Erivan le 28 avril ils atteignent Van le 14 mai. Sous la
protection des Russes, ils mettent en place un État arménien et, pendant les deux
jours qui suivent, se livrent au massacre des populations musulmanes. L’édition du 24
mai de Gochnak, un journal arménien publié aux États-Unis, rapporte « qu’il ne reste
plus que 1 500 Turcs à Van, le reste ayant été massacré ». Russes et Arméniens
prennent ensuite la direction du vilayet de Bitlis.
Au bout du compte, le 27 mai 1915, Talat Pasha, ministre de l’Intérieur,
répondant aux appels répétés de l’Armée met en vigueur une loi d’exception par
laquelle il ordonne la relocalisation des Arméniens qui vivent dans la zone où la
guerre fait rage. Il agit ainsi pour éviter la formation d’une cinquième colonne dans
cette région : Il ne fait somme toute qu’imiter ce qu’avaient fait les Russes avec les
populations musulmanes de leurs régions frontalières. Ces déplacements de population
donnèrent lieu à de nombreuses pertes de vie dues à la famine, la maladie, les
représailles et excès de toutes sortes de la part de fonctionnaires abusant de leur
pouvoir. Deux mille de ces fonctionnaires furent punis par les autorités ottomanes
pour ne pas avoir respecté les directives qui garantissaient le libre passage des
Arméniens expulsés.
IV — Statistiques et propagande
Les nationalistes arméniens ont d’abord prétendu qu’un million des leurs fut
massacré durant la guerre ; puis ce fut 2 millions, puis 2,5 millions etc.. En fait, la
population totale des Arméniens habitant l’Empire ottoman ne dépassait pas alors 1,3
million d’habitants. À la fin de la guerre, il en restait environ un million dont
beaucoup s’étaient établis dans ce qui deviendra plus tard l’Arménie soviétique.
D’autres, après avoir survécu aux dures conditions de relocalisation, se retrouvaient
au Liban et en Syrie.
On estime que les pertes ont été beaucoup plus importantes du côté turc. Boghos
Noubar, principal délégué arménien à la Conférence de paix tenue à Paris, que cite
Sonyel, s’exprime ainsi : « Les pertes arméniennes ont certes été grandes, mais celles
des Turcs ne le sont pas moins. Selon un rapport allemand, la guerre, les épidémies et
la famine ont tué 2 500 000 Turcs. L’incurie, le manque de personnel hospitalier et de
médicaments ne firent rien pour aider les choses. La moitié de ces pertes de vie ont eu
lieu dans les provinces arméniennes... envahies par les armées russes et arméniennes...
» (p. 301)
L’ouvrage de Oke est le fruit d’une recherche méticuleuse où la question arménienne
est examinée dans la perspective des relations internationales. Sur la foi de
documents d’archives turques et européennes, l’auteur démontre de façon convaincante
que la relocalisation de 1915 est le fruit d’un long processus politique (Realpolitik)
de la part des grandes puissances. Au 19ème siècle, le concert des nations européennes
était supposé préserver l’intégrité des puissances existantes. Sous prétexte de résoudre la question orientale, les grandes puissances se sont ingérées systématiquement
dans les affaires intérieures de l’Empire ottoman en insistant sur la nécessité de
« réformes ». Elles avaient, en fait, leurs propres programmes et leurs visées territoriales.
Tant qu’il fut de leurs intérêts de déstabiliser l’empire ottoman, elles encouragèrent
et aidèrent la cause du nationalisme arménien. Mais dès que les aspirations
nationalistes des Arméniens heurtèrent leurs objectifs, elles les abandonnèrent à leur
sort. Cela se passa lors du Traité de Berlin en 1878 et de nouveau à la Conférence de
Paris en 1919-1920.
L’analyse que fait Oke de la question arménienne telle qu’elle fut débattue lors de
la Conférence de la paix en 1919 est fascinante. Il y démontre que pendant et après la
Première Guerre mondiale les massacres arméniens ont servi de propagande aux
Alliés pour soutenir les réclamations d’indépendance des Arméniens. Cependant, ces
réclamations n’étaient pas justifiées, comme l’a démontré la comission Harbord que le
président Wilson avait chargé d’étudier la faisabilité d’un mandat américain sur
l’Arménie. L’objectif réel des Alliés était la déstabilisation et le démembrement de
l’Empire ottoman. Forts du soutien allié pour leur cause lors de cette conférence, les
Arméniens nationalistes « étourdis par une victoire qu’ils n’avaient pu remporter »
commencent à présenter des « exigences incroyables » (p. 152). Boghos Nubar, chef de
l’Unité nationale arménienne, va encore plus loin que les autres délégations arméniennes
présentes et réussit à imposer ses vues. « L’Empire arménien », exige-t-il, doit
comprendre non seulement les « six vilayets » de l’Anatolie orientale, mais aussi les
provinces d’Adana, d’Antakya et de Hatay dans la Méditerranée sans compter
Trabzon sur la mer Noire, de même qu’une partie du Caucase. C’était entrer en conflit
avec les ambitions territoriales de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Italie et de
la Russie. Abandonnés par les puissances européennes, les Arméniens jettent alors
leur dévolu sur les Américains pour voir de nouveau leurs espoirs déçus lorsque le
Congrès à cause de la réalité démographique et de l’impraticabilité militaire du
projet, refusa d’accepter le mandat.
Il est un fait important et peu connu, qui est particulièrement bien mis en relief
dans le livre de Oke, c’est celui de l’amitié turco-arménienne. Celle-ci, de courte durée
s’est manifestée en 1918 au moment où, dans le sillage de la Révolution russe, les
forces armées turques furent victorieuses en Anatolie orientale. Le fait est important
car il démontre que, loin de vouloir exterminer les Arméniens, les Turcs ottomans ont
voulu leur offrir ce qu’ils pouvaient espérer de mieux, soit la création de la république
d’Arménie, qui eût constitué alors un État-tampon entre la Russie et la Turquie. C’est
ce qui fit dire au journal dashnak, Hayrenik : « La République arménienne doit son
établissement à la Turquie » (p. 150).
Ces trois volumes méritent d’être lus avec le plus grand intérêt. Il est à espérer
qu’ils apportent une meilleure compréhension de la question arménienne. L’Occident
n’a entendu que la version arménienne de ce qui s’est passé en 1915, ces livres sont un
premier pas vers le redressement des faits ; tout n’a pas été dit, loin de là, sur l’histoire
de cette tragédie humaine. Le gouvernement turc a récemment annoncé qu’il mettait
les archives ottomanes à la disposition des chercheurs. C’est là un pas important vers
le rétablissement de la vérité.
* OREL Sinasi et YUCA Sureyya, The Talat Pasha Telegrams Historical Fact of Armenian
Fiction ? K. Rustem and Brother, Nicosie, P.O. Box 239, Northern Cyprus, 1986 (Imprimé à
Oxford University House, Great Britain).
SONYEL Salahi R., The Ottoman Armenians, K. Rustem and Brother, Nicosie, 1987.
OKE Mim Kemal, The Armenian Question 1914-1923, K. Rustem and Brother, Nicosie, 1988,
303 p.
** Professeur, Norman Patterson School of International Affairs, Université Carleton, Ottawa.
Revue Études internationales, volume XX, n° 4, décembre 1989
Source : Erudit
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