La crise diplomatique franco-turque provoquée par le vote d’un texte de loi réprimant la négation du génocide arménien a entraîné ses premières crispations publiques au sein du gouvernement, illustrées par la prise de distance remarquée d’Alain Juppé vis à vis de Nicolas Sarkozy.

Le malaise couvait au moins depuis une semaine, il a éclaté au grand jour vendredi. Quasiment au même moment, le chef de l’Etat et son ministre des Affaires étrangères et numéro 2 du gouvernement ont exprimé au grand jour des opinions clairement divergentes sur l’opportunité du vote des députés.

Nicolas Sarkozy a profité de sa visite à Prague, à l’occasion des obsèques de Vaclav Havel, pour rompre le silence qu’il respectait sur ce dossier depuis sa visite en Arménie il y a deux mois, et justifier sur un ton ferme son soutien à la proposition de loi de la députée UMP Valérie Boyer.

“La France ne donne de leçons à personne, mais la France n’entend pas en recevoir“, a-t-il déclaré à la presse française, “la France définit souverainement sa politique (...) la France a des convictions : les droits de l’Homme, le respect de la mémoire“.

Depuis son fief de Bordeaux, Alain Juppé a pris le contre-pied du chef de l’Etat et exprimé son désaveu de l’initiative parlementaire. “Je pense que cette initiative n’était pas opportune, mais le Parlement a voté“, a-t-il lâché, “essayons maintenant de reprendre des relations apaisées. Ce sera difficile, j’en ai conscience, mais le temps fera son oeuvre“.

Depuis l’inscription du texte de loi à l’ordre du jour de l’Assemblée, avec le soutien du gouvernement, le chef de la diplomatie a multiplié les mises en garde sur les conséquences néfastes de l’escalade verbale avec Ankara. Geste rare, il les avait même ouvertement exprimées lors du Conseil des ministres du 14 décembre, a confirmé un de ses collègues.

Preuve de l’émoi suscité par ce texte, d’autres voix de la majorité ont exprimé eux aussi leurs réserves sur ce projet de loi “mémoriel“, notamment le président de l’Assemblée Bernard Accoyer et l’ex-président du Sénat Gérard Larcher, rejoints vendredi par le secrétaire d’Etat au Logement Benoist Apparu.

Beaucoup le pensent en coulisses mais peu ont osé l’exprimer publiquement comme les centristes Dominique Paillé et Hervé de Charette, qui ont dénoncé la “démagogie électoraliste“ entretenue, via ce texte, par l’Elysée.

En 2007, le candidat Sarkozy avait promis à la communauté arménienne de France, forte d’un demi-million de personnes, de faire adopter une loi réprimant la négation du génocide de 1915. Mais, une fois élu, il avait mis sa promesse entre parenthèses et ce texte avait été enterré faute d’une majorité au Sénat, suscitant l’amertume des Arméniens de France.

Sur un plan strictement politique, la sortie vendredi d’Alain Juppé a jeté une ombre sur l’entente parfaite censée régner avec Nicolas Sarkozy.

Le ministre avait pris ombrage du rôle joué auprès du président par le philosophe Bernard-Henri Lévy dans le dossier libyen mais avait tu, au moins publiquement, ses réticences. Depuis le mois de mars, les responsables de l’UMP et leur entourage ont vendu à longueurs de confidences et de petites phrases le “grand amour“ des deux hommes et le “rôle éminent“ que Nicolas Sarkozy s’apprêtait forcément à lui confier en cas de réélection.

“Juppé est sorti du bois par conviction, parce qu’il refuse d’endosser les conséquences de ce texte idiot, mais aussi par tactique, pour faire comprendre aux Turcs que tout le gouvernement n’est pas sur la même ligne que Sarkozy“, analyse un cadre de la majorité, “et je suis persuadé qu’il l’a fait avec le feu vert de Matignon...“

Par Philippe ALFROY

AFP