Affaire « Ergenekon » : le procureur Zekerya Öz dessaisi…
Le fameux procureur Zekerya Öz a été promu, le 30 mars, procureur adjoint d’Istanbul par le HSYK (Hakimler ve Savcılar Yüksek Kurulu – Conseil des juges et des procureurs, équivalent français du Conseil supérieur de la magistrature). Cette « promotion » a pour conséquence de le dessaisir de l’affaire « Ergenekon » qu’il instruisait depuis plus de 3 ans. La nouvelle a surpris tout le monde, à commencer par l’intéressé, qui a précisé qu’il n’avait demandé aucune mutation ou réaffectation. Le gouvernement a critiqué la décision en précisant qu’elle avait été prise indépendamment par le HSYK. Mais la plupart des experts estiment qu’il n’y a pas là une décision de routine, et pensent que le gouvernement n’est pas étranger à la mise à l’écart du procureur Öz. Il faut dire que, depuis la réforme constitutionnelle de septembre 2010, le ministère de la justice exerce une plus forte influence sur l’instance qui gère la carrière des juges et des procureurs.
C’est bien sûr le contexte particulièrement tendu qui a fait suite à la 18e vague d’arrestations de l’affaire « Ergenekon », le 3 mars dernier, qui incite à penser que la « promotion » du procureur Öz a probablement une dimension politique. En effet, ce nouveau coup de filet a conduit à l’incarcération de deux journalistes peu suspects de sympathies pour « l’Etat profond » et pour « Ergenekon » : Nedim Şener, chroniqueur au quotidien « Milliyet », récemment primé par l’Institut International de la presse pour un livre concernant l’assassinat de Hrant Dink, et Ahmet Şık, l’un des journalistes qui avaient publiés, dans Nokta, en avril 2007, les carnets de l’amiral Örnek, mettant à jour par là même les tentatives de coup d’Etat intervenus pendant la première législature de l’AKP (2002-2007).
L’arrestation des deux journalistes a provoqué des réactions particulièrement sévères au niveau international et au niveau européen. De grandes associations indépendantes de journalistes, comme « Reporters sans frontières », se sont inquiétées du devenir de la liberté de la presse en Turquie. L’Union Européenne par la voix de son commissaire à l’élargissement et de son parlement, a rappelé Ankara à ses obligations de candidat. L’OSCE (Organisation sur la Sécurité et la Coopération en Europe), issu du processus de la conférence d’Helsinki, qui lie 56 Etats en Europe et en Amérique du Nord, et prétend les inciter à un respect minimal des droits de l’homme, s’est également manifestée pour faire part de sa préoccupation. Le département d’Etat américain a rapidement réagi en appelant le gouvernement turc à respecter la liberté de la presse, « garantie d’une saine démocratie ». En Turquie même, en dehors des condamnations vives de l’opposition et de celles des milieux intellectuels, des commentateurs et des personnalités parfois proches du gouvernement ont fait part de leur incompréhension, et critiqué la tournure prise par l’enquête « Ergenekon ».
Face à cette levée de boucliers relayée par de nombreuses manifestations dans les rues d’Istanbul, depuis le début du mois de mars, le gouvernement de l’AKP a d’abord tenté de relativiser sa responsabilité. Ainsi, devant son groupe parlementaire le 9 mars dernier, le premier ministre déclarait : « Je considère comme une insulte à mon gouvernement les accusations selon lesquelles nous tenterions de bâillonner la presse… Les inculpations de journalistes n’ont rien à voir avec le gouvernement. C’est une décision de justice. » Par la suite, alors que la crise s’approfondissait, Recep Tayyip Erdoğan n’a pas hésité à durcir encore le ton pour dénier le droit à des instances étrangères de critiquer l’arrestation des journalistes. Commentant deux jours plus tard, un rapport du parlement européen évaluant les réformes récentes conduites en Turquie et s’inquiétant des atteintes à la liberté de la presse, il concluait notamment que ce document avait été fait par des gens partiaux ne connaissant pas la Turquie. Ce genre de réactions sans nuances ne devaient pas empêcher le secrétaire général du Conseil de l’Europe de demander des éclaircissement sur la procédure en cours et de faire savoir que la perception générale en Europe était que « les journalistes inquiétés par la justice étaient détenus parce qu’ils avaient été critiques envers le gouvernement. »
Parallèlement à ces réactions européennes, l’émotion suscitée en Turquie par l’incarcération de Nedim Şener et d’Ahmet Şık, a continué à s’étendre. Ainsi dans une interview accordée le 12 mars au quotidien anglophone « Hürriyet Daily News », l’ancien président et ancien premier ministre, Süleyman Demirel, n’a pas hésité à lancer une mise en garde contre l’apparition « d’un Empire de la peur ». Constatant que, même des journalistes connus disaient avoir peur actuellement, et que l’impression des observateur étrangers était « qu’il devenait désormais dangereux d’être journaliste en Turquie », il a appelé le gouvernement à écouter les critiques formulées par les institutions européennes et internationales en estimant que, dans un monde où les législations nationales doivent respecter des principes universels, elles ne constituaient en rien une violation de la souveraineté turque.
Pourtant, loin de s’atténuer, la crise née de l’arrestation des deux journalistes, a pris un tour encore plus grave, le 24 mars dernier, lorsque la police a perquisitionné les rédactions de plusieurs journaux et maisons d’édition, afin de saisir le manuscrit d’un ouvrage qu’Ahmet Şık s’apprêtait à publier, avant son incarcération. Ce livre, intitulé « L’armée de l’imam » (İmamın Ordusu), dénonce en effet la pénétration de l’appareil d’Etat par la confrérie de Fethüllah Gülen. Cette nouvelle péripétie a confirmé les motivations politiques de l’action judiciaire entreprise contre les journalistes. En effet, les inquiétudes suscitées par l’extension de l’influence de cette confrérie, proche du gouvernement, dans l’administration publique et en particulier dans la police, se sont accrues depuis la publication en août dernier du livre d’Hanefi Avcı (« Haliç’te Yaşayan Simonlar ») traitant du même thème. Cet ancien chef de la police d’Eskişehir, qui dénonçait dans cet ouvrage (devenu en quelques jours un best seller en Turquie) le noyautage de la police par les « Fetthullahçı », a en outre été rapidement arrêté sur la base d’un motif d’inculpation obscur (complicité avec une organisation d’extrême gauche hors-la-loi) avant d’être accusé lui aussi de collusion avec le réseau « Ergenekon ».
Dès lors, l’arrestation d’Ahmet Şık et la saisi brutale du manuscrit de son livre ont renforcé l’idée que l’affaire « Ergenekon » sert désormais de plus en plus de prétexte pour justifier des arrestations à l’encontre de personnalités ou de journalistes dénonçant certaines dérives actuelles du gouvernement, en particulier sa complaisance à l’égard de l’entrisme et de l’activisme des réseaux de Fethullah Gülen.
La saisie du manuscrit d’Ahmet Şık a été de surcroît une très lourde bévue du procureur Öz, à l’heure d’Internet et des réseaux sociaux, puisque depuis le milieu de la semaine passé, l’ouvrage proscrit est en ligne sur Internet et que sa publication de fait va encore renforcer les soupçons à l’égard du gouvernement, en dévoilant ce que ce dernier avait entrepris de faire disparaître. La presse turque annonce aujourd’hui que près de 100 000 téléchargements sont intervenus depuis 3 jours… Cet ultime faux pas, après les critiques répétées formulées à l’égard d’un certain nombre de bavures de l’affaire « Ergenekon » (preuves fragiles, usage à répétition d’écoutes téléphoniques douteuses, saisies de documents informatiques peu probants…) explique probablement la mise à l’écart de ce magistrat que le gouvernement avait toujours soutenu antérieurement. À trois mois des élections législatives, le parti majoritaire ne pouvait prendre le risque de laisser s’installer le doute, quant à sa conception de la démocratie et de l’état de droit. Le dessaisissement du procureur Öz constitue donc indiscutablement un échec pour le gouvernement, qui a du céder devant la mobilisation d’une société civile active et particulièrement vigilante. Cet événement amène à s’interroger également, non seulement sur l’avenir de l’affaire « Ergenekon », mais aussi sur celui des autres procédures judiciaires dénonçant des complots, qui ont été le fer de lance de la lutte du gouvernement contre l’establishment politico-militaire, depuis 2007.
Source : OVIPOT