Par Stéphanie Maupas (La Haye) et Rémy Ourdan.
Lien/Source : Le Monde


C’est le carnet de notes d’un chef militaire, et un document unique sur la guerre en ex-Yougoslavie : le général serbe y détaille ses réunions d’état-major, ses rendez-vous politiques et diplomatiques, ses achats d’armes. L’homme du siège de Sarajevo et de la tuerie de Srebrenica, s’il livre peu ses impressions personnelles, retranscrit ce que ses interlocuteurs lui racontent. C’est le conflit vu du côté serbe.

Le général Ratko Mladić fut le chef de l’armée serbe durant toute la guerre en Bosnie-Herzégovine (avril 1992-décembre 1995). Il prenait ses ordres à Belgrade, auprès du président Slobodan Milošević. Il opérait en tandem avec le chef politique bosno-serbe Radovan Karadžić.

Les carnets de guerre de Ratko Mladić ont été retrouvés par la police serbe au cours de deux perquisitions, en décembre 2008 et en février 2010, au domicile de son épouse, Bosiljka Mladić. Ils étaient cachés dans un grenier du 117, rue Blagoje-Parović, à Belgrade, derrière une garde-robe. Ils ont été remis au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de la Haye, qui a inculpé Karadžić et Mladić pour » génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. « Ils ont été authentifiés par les services du procureur, et enregistrés, en août 2010, comme pièces à conviction dans le procès Karadžić, jugé seul, Mladić étant toujours en cavale.

Le dossier, dont des extraits ont déjà été publiés dans la presse de Belgrade et de Zagreb et dont Le Monde a obtenu une copie intégrale, comprend dix-huit carnets, soit 4 000 pages de notes manuscrites en serbe, en alphabet cyrillique.

Une guerre pilotée de Belgrade

Les carnets de Mladić confirment à quel point la guerre était pilotée de Belgrade. Le général, officiellement » bosno-serbe, « n’était que l’homme de l’armée de Serbie en Bosnie. Lors des réunions belgradoises, les hommes-clés sont Slobodan Milošević, le chef d’état-major de l’armée, le général Momčilo Perišić, et le chef des services secrets, Jovica Stanišić, qui dirigeait, avec Frenki Simatović, les opérations spéciales et les unités paramilitaires. Selon l’époque, lorsque Milošević est président de Serbie, viennent parfois aux réunions les présidents yougoslaves Dobrica Ćosić puis Zoran Lilić. Le patriarche Pavle, de l’Eglise orthodoxe serbe, est très régulièrement présent.

Les hommes de Belgrade, auxquels se joignent Mladić et ses généraux, ainsi que Karadžić et la direction politique bosno-serbe de Pale (Momčilo Krajišnik, Nikola Koljević, Biljana Plavšić, Aleksa Buha), décident de la stratégie politique et militaire. L’objectif est de séparer les Serbes des Bosniaques musulmans et des Croates, de diviser ethniquement la Bosnie-Herzégovine, d’avoir » un Etat sans ennemis intérieurs , « comme dit Karadžić. Tout au long de la guerre, au cours de laquelle l’armée serbe va contrôler jusqu’à 70 % de la Bosnie (avant d’en obtenir 49 % lors de l’accord de paix de Dayton), on sent l’obsession de Mladić de » définir des frontières « .
La Serbie est au coeur de la guerre. Belgrade donne les ordres, définit les régions à conquérir, finance, mobilise les hommes, forme les paramilitaires. L’armée et les services secrets exécutent. L’Eglise bénit.

L’alliance Serbie-Croatie

Les carnets de Mladić confirment aussi à quel point la Croatie, ennemie de la Serbie, qui avait envahi un quart de son territoire en 1991, était son alliée pour diviser la Bosnie (les présidents serbe, Slobodan Milošević, et croate, Franjo Tuđman, avaient discuté, dès 1991 à Karadjordjevo, de la partition de la Bosnie).

Le président yougoslave Dobrica Ćosić rapporte, en janvier 1993, que » Tuđman – lui – a demandé de venir – dans sa résidence d’été – à Brioni pour s’entendre sur une issue serbo-croate « à la guerre bosniaque. Radovan Karadžić indique, en juillet 1993, qu’il faut « aider les Croates afin de forcer les musulmans à accepter une division de la Bosnie ».

Lors de négociations entre des délégations bosno-serbe et bosno-croate, en février 1994, Mate Boban, le chef politique bosno-croate, est clair :

« Nous devons en finir de la guerre avec vous. La tâche la plus importante est de détruire la légitimité de la Bosnie-Herzégovine. »

Le dirigeant bosno-serbe Momčilo Krajišnik approuve :

« J’aime l’idée de détruire la légitimité – du président bosniaque – Alija Izetbegović et de son gouvernement. »

Un autre dirigeant bosno-croate, Jadranko Prlić, affirme, en juin 1994, que »les Musulmans sont l’ennemi commun ».

Le partage de la Bosnie entre Serbes et Croates ne se fera finalement pas, ou pas ainsi. Chacun se taille son territoire, mais les Etats-Unis [en mars 1994] incitent Croates et Bosniaques musulmans à s’allier à la fin de la guerre pour reconquérir des territoires contrôlés par les Serbes. Puis, l’accord de paix de Dayton-Paris, signé en décembre 1995 par MM. Milošević, Tuđman et Izetbegovic, divise la Bosnie-Herzégovine en deux » entités « , la Fédération croato-bosniaque et la République serbe.

Le refus de la paix

Un accord de paix que Ratko Mladić ne porte pas dans son coeur, pas plus que les multiples et vaines négociations qui, depuis 1993, constituent la toile de fond de l’engagement diplomatique international en ex-Yougoslavie.

Les négociations engagées durant les premières années de la guerre n’avaient qu’un objectif : gagner du temps. A Belgrade comme à Pale, les rencontres avec les négociateurs internationaux et l’apparente volonté de dialogue serbe sont un leurre. La guerre est dans tous les esprits.

Belgrade n’envisage la paix qu’à partir de 1994. Slobodan Milošević entreprend de convaincre la direction bosno-serbe.

« Ratko, tu dois comprendre qu’une division 50/50 est équitable, lui dit Milošević. Le monde n’acceptera pas une autre division. »

Le président serbe indique que la Yougoslavie (Serbie et Monténégro)

« fait aujourd’hui 100 000 km2, et avec la République serbe, nous allons obtenir 26 000 km2 supplémentaires et augmenter la population d’un dixième »

Lorsque Pale refuse les propositions de paix, Slobodan Milošević fait part à Ratko Mladić de son mécontentement. Il commence à critiquer violemment

« la direction folle de Pale. «  » J’ai l’impression que Krajišnik est normal, mais idiot, confie Milošević. Karadžić est accablé par l’Histoire, il n’est pas normal. (…) Si tu les laisses prendre des décisions, rien ne viendra. (…) Vous ne pouvez pas prendre 70 % du territoire. (…) Continuer la guerre alors que le monde entier est contre nous, c’est retourner à l’âge de pierre. »

Radovan Karadžić devient persona non grata à Belgrade. Ratko Mladić, bien que fort peu conciliant politiquement, y est toujours reçu pour prendre ses ordres militaires.

« La politique nationale serbe est définie à Belgrade, pas dans les bois de Pale », assène Milošević lors d’une autre rencontre. » La Serbie n’assistera plus les Serbes de Bosnie, « prévient-il. A l’issue de la réunion, Mladić commente » : Mon Dieu, quels mots durs ! « Dans ses carnets, les commentaires personnels du général sont rares mais, en 1994, après une énième proposition de paix, il inscrit en lettres capitales : « REJETER LE PLAN, GAGNER la GUERRE ! »

Pour Milošević, le succès de l’épuration ethnique ouvre des perspectives intéressantes pour les Serbes.

« Sur le territoire de la République serbe, il est difficile de trouver un seul Musulman, alors qu’il y a des Serbes sur leur territoire », dit-il en juillet 1994 (des Serbes, comme des Croates, continuent de vivre avec les Bosniaques musulmans dans les régions contrôlées par le gouvernement de Bosnie). Dans l’esprit de Belgrade, les territoires qui n’ont pas été acquis par la force – comme Sarajevo ou les enclaves de Bosnie orientale – pourraient être gagnés autrement.

Slobodan Milošević explique ainsi aux chefs bosno-serbes :

« Nous avons amputé une partie de Sarajevo mais cette partie est la nôtre. (…) Si nous gardons politiquement notre peuple à Sarajevo, nous finirons par avoir leur partie. » [en fait, ils l’évacueront —par la force à l’encontre des récalcitrants après les accords de Dayton]

Srebrenica, les pages déchirées

Pourtant, non seulement l’heure n’est pas encore à la paix, mais Ratko Mladić et Radovan Karadžić durcissent leurs positions. Au printemps 1995, ils prennent en otages environ 200 casques bleus de la Force de protection des Nations unies (Forpronu). En juillet, l’armée de Mladić s’attaque à l’enclave de Žepa, puis à celle de Srebrenica, « zones protégées » de l’ONU en trois jours, près de 8 000 hommes bosniaques musulmans sont exécutés. Les femmes et les enfants sont déportés, certains assassinés, certaines violées.

Les carnets du général Mladić ne lèvent pas le voile sur la pire tuerie de la guerre de Bosnie. A cette étape des carnets, un nombre inconnu de pages ont été déchirées. Les seules pages qui subsistent indiquent que des diplomates étrangers s’enquièrent auprès du général de « rumeurs sur des atrocités, de massacres et de viols ».

Selon Ratko Mladić, la tuerie de Srebrenica provoque la colère de Slobodan Milošević. Lors d’un entretien à Belgrade, le 24 juillet 1995, le président serbe lui assène :

« en tant que commandant de l’armée, tu dois avoir une dimension politique. »

Le temps des négociations

Après Srebrenica, les négociations se poursuivent, menées par une délégation américaine dirigée par le diplomate Richard Holbrooke et le général Wesley Clark. Le général Momčilo Perišić et le maître espion Jovica Stanišić rencontrent Ratko Mladić, le 9 septembre 1995. « Les Américains veulent te rencontrer, lui disent-ils. Le général Clark m’a appelé trois fois et Holbrooke a aussi appelé. Ils veulent utiliser Slobo un moment et ensuite se débarrasser de lui. »

En novembre 1995, Mladić écrit que Milošević veut changer » radicalement « les relations entre la Serbie et les Etats-Unis. « Clinton est d’accord avec moi, lui dit Milošević. Nos relations doivent être amicales. (…) Les Serbes occupent désormais la place qui était celle des Musulmans dans le cœur des Américains. »

Alliés des Serbes

Les carnets de Mladić donnent aussi des indications sur ceux qui furent de fidèles soutiens de la Serbie à l’étranger. On y retrouve militaires russes et amis grecs de Grèce viennent des financements. Les Serbes cherchent leurs soutiens dans le monde orthodoxe. Il y a aussi ceux qui considèrent avoir des musulmans pour ennemi commun. Ratko Mladić écrit ainsi, en mars 1995 :

« Israël : ils offrent de rejoindre le combat contre l’islam extrême. Entraînement pour 500 hommes. Peuvent sécuriser via réseaux juifs en Ukraine. »

Il y a enfin les amis qui œuvrent aux Etats-Unis, et offrent de faire changer la politique américaine dans les Balkans. A un moment, Ratko Mladić envisage sérieusement de s’offrir le Congrès américain. Il rencontre, en février 1995, à l’Hôtel Moskva de Belgrade, un homme d’affaires américain d’origine serbe, qui lui affirme :

« Avec 10 millions de dollars, on peut acheter 100 à 200 sénateurs ou membres du Congrès. Aux Etats-Unis, tu peux les acheter et, comme des avocats, ils travaillent pour toi.  » Dès lors, si en Amérique tout est à vendre, « pourquoi ne pourrait-on pas s’acheter Clinton ? » écrit Mladić.

L’armée serbe

Les carnets de Ratko Mladić recèlent aussi mille anecdotes sur l’armée serbe. Le général reçoit fréquemment les doléances des épouses de soldats tombés au combat. Elles viennent réclamer de l’argent et des appartements.

A la lecture des carnets, on a l’impression d’une armée de chauffards, d’alcooliques, de tueurs et de pillards. « La population nous prend pour des voleurs et des tueurs. On va être tués par les Serbes, pas par les Musulmans », dit un jour Radovan Karadžić. L’armée a aussi un problème à cause du nombre important de déserteurs. « Les hommes doivent dormir dans les casernes, pas avec leurs femmes ! » s’offusque Karadžić.

La voyante

Après la guerre, le 3 avril 1996, Ratko Mladić rencontre, à sa demande, dans un lieu non précisé, une voyante. La jeune femme lui assure qu’ » une étoile le protégera. « Puis elle évoque la mort de sa fille Ana, qui s’était suicidée en 1994.

« Monsieur, votre fille n’a rien bu qui aurait pu l’arracher à la vie, dit la voyante, elle a été maltraitée, je ne devrais pas le dire, mais elle a été violée. » La voyante explique que la jeune femme a été empoisonnée « par un homme qui portait une calvitie et une barbe frisée ».

Après la guerre

Le général Mladić est mis à la retraite le 8 novembre 1996. Les carnets s’arrêtent à la date du 28 novembre 1996. Inculpé par le tribunal de la Haye, Ratko Mladić touche durant des années sa pension et est souvent vu à Belgrade. Après la chute de Slobodan Milošević, en 2000, et les changements successifs de pouvoir en Serbie, il s’enfonce dans la clandestinité. Ratko Mladić est l’un des deux derniers fugitifs (sur 162 inculpés) recherchés par la justice internationale pour les crimes commis en ex-Yougoslavie.