LA CONCILIATION ENTRE LES LIBERTÉS DE RELIGION ET D’EXPRESSION
Turquie News mets en ligne un article de Gilles Devers, Avocat, Docteur en Droit, HDR (Université Lyon 3)
LA CONCILIATION ENTRE LES LIBERTÉS DE RELIGION ET D’EXPRESSION
Gilles DEVERS, avocat
6 novembre 2020
A la suite des évènements criminels et dramatiques qu’a connu la France ce mois d’octobre, le débat politique et médiatique s’est polarisé sur la rencontre entre ces deux libertés si essentielles : la liberté d’expression et la liberté de religion.
Il n’y a pas de doute que le sujet prête à débattre, et toute opinion est bienvenue… vu qu’il s’agit de la liberté d’expression.
Mais attention, on ne part pas de rien, et le droit a beaucoup de choses à dire pour avoir trouvé des règles rôdées par des pratiques universelles, et pour avoir tranché tant de litiges. Aussi, toute opinion critique est bienvenue… mais à condition qu’elle n’ignore pas le cadre juridique, et qu’elle puisse, le cas échéant, en démontrer les failles.
I - LES BASES PAR LE DROIT EUROPEEN
Les bases sont deux textes fondamentaux, d’une philosophie très proche, les articles 9 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.
1/ Liberté de pensée, de conscience et de religion
Article 9 - Liberté de pensée, de conscience et de religion
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
« 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
Un texte à lire et à relire avec la plus grande attention, je ne ferai ici que trois remarques.
D’abord, le texte relie en un trait la liberté « de pensée, de conscience et de religion ». La pensée conduit vers l’opinion, qui est démontrable ; la conscience renvoie à des critères moraux, que l’on peut discuter ; la religion renvoie à l’intime conviction, du registre de l’indémontrable.
Trois échelons donc, mais une même liberté. Alors, attention : une remise en cause de la liberté de religion affaiblit nécessairement le socle commun et atteindra un jour la liberté d’opinion.
Ensuite, ces libertés de l’intime que sont l’opinion, la conscience et la religion ne sont effectives que si elles peuvent être extériorisées, par la diffusion des idées ou la manière de vivre, faute de quoi le prisonnier politique n’aurait à s’en plaindre de rien, car il reste libre de penser ce qu’il veut dans sa geôle.
Ce qui signifie aussi que cette opposition si souvent entendue entre « sphère publique » et « sphère privée » n’a aucun sens.
Enfin, le droit n’en reste pas à une forme de tolérance, mais oblige l’État à garantir l’exercice de ce droit sous réserve de la sécurité publique et de la protection des droits et libertés d’autrui. On est donc très proche de l’article 1 de la loi de 1905 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ».
Sur la base de ce texte, la CEDH a dégagé cette analyse de principe :
« La liberté de pensée, de conscience et de religion, consacrée par l’article 9 de la Convention, représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (CEDH, Kokkinakis c. Grèce, § 31 ; CEDH, Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], § 34).
2/ La liberté d’expression
Article 10 - Liberté d’expression
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
« 2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».
Pour la Cour, « la liberté d’expression constitue l’un des fondements d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun »
(CEDH, Handyside c. Royaume-Uni, § 49). Cette liberté joue non seulement pour les « informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent ; ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique »
(CEDH, Handyside c. Royaume-Uni, § 49 ; CEDH, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, § 59 ; CEDH, Fressoz et Roire c. France ([GC], n° 29183/95, § 45). Aussi, les exceptions à la liberté d’expression doivent être justifiées comme un besoin social impérieux, et limitées à ce qui est strictement nécessaire (CEDH, Stoll c. Suisse [GC], § 101 ; CEDH, Morice c. France [GC], § 124 ; CEDH, Pentikäinen c. Finlande [GC], § 87).
« … Toutes les idées, même celles qui heurtent, choquent ou inquiètent » : assurément, la formule mérite quelques explications.
D’une part, la liberté d’expression, c’est pour se faire comprendre, et si possible convaincre, dans une expression intelligente du rapport à autrui. Aussi, joue une protection très large, mais à condition qu’il s’agisse tout de même d’« informations » ou d’ « idées », et pas seulement de cris appelant à la haine.
D’autre part, toutes les informations et idées doivent pouvoir s’exprimer, car c’est le seul moyen de les mettre en discussion. Impossible de combattre les idées détestables si on ne les connaît pas. C’est un rejet de la censure, qui empêche le contre-argument, et laisse les idées vicieuses se développer comme des rhizomes sans contrôle. C’est l’esprit de phrase faussement attribuée à Voltaire : « je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire »
II - LA CONCILIATION ENTRE CES DEUX LIBERTES
1/ Pas de liberté sans limite
Le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique » (Handyside, § 49), de telle sorte que les fidèles doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi (Otto-Preminger-Institut, § 47). Un Etat peut donc réprimer les comportements qui brident la liberté de pensée, de conscience et de religion d’autrui (CEDH, Kokkinakis ; Otto-Preminger-Institut, § 47).
Ces deux libertés ne sont pas antagonistes par nature. Au contraire, elles contribuent au pluralisme, à la tolérance et à l’esprit d’ouverture qui caractérisent toute société démocratique (CEDH, GC, 10 nov. 2005, Leyla Sahin c/Turquie, §108). Ceci étant, il n’existe pas de liberté sans limite, et comme le reconnaît le paragraphe 2 de l’article 10.
Pour déterminer cette limite, il s’agit de mettre en balance le droit de communiquer au public ses idées sur la doctrine religieuse, et le droit des croyants au respect de leur liberté de pensée, de conscience et de religion (CEDH, Aydın Tatlav c. Turquie, § 26).
La Cour va jusqu’à reconnaître le droit à la paisible jouissance de la liberté de religion qui oblige l’État à sa protection : « la manière dont les croyances et doctrines religieuses font l’objet d’une opposition ou d’une dénégation est une question qui peut engager la responsabilité de l’État, notamment celle d’assurer à ceux qui professent ces croyances et doctrines la paisible jouissance du droit garanti par l’article 9 en évitant notamment, autant que faire se peut, les propos qui, relativement à des objets de vénération, peuvent apparaître gratuitement offensants pour autrui et profanateurs (CEDH, Otto-Preminger-Institut).
2/ Les limites reconnues par la jurisprudence européenne
La critique contre les fidèles
De manière constante depuis 25 ans, la CEDH reconnait, dans le contexte des croyances religieuses, l’obligation d’éviter des expressions qui sont gratuitement offensantes pour autrui et profanatrices est légitime
(CEDH, Otto-Preminger-Institut c. Autriche, 20 septembre 1994, § 49 ; CEDH, Murphy c. Irlande, n° 44179/98, § 67).
Elle distingue les « convictions intimes » qui bénéficient de ce type de protection spéciale et le reste des idées et opinions soumis à toutes sortes de critiques. L’élément central repose sur le caractère « intime » des convictions religieuses
(CEDH, GC, Von Hannover c/ Allemagne, n°43).
La critique haineuse d’un groupe religieux ayant un fondement raciste est sanctionnée
(10 juillet 2008, Soulas c/France ; 16 juillet 2009, Féret c/Belgique), et parfois sous l’angle de l’abus de droit qui prive du contrôle de la Cour (CEDH, déc. 2 février 2007, Pavel Ivanov c. Russie).
La critique contre la religion
La sanction de l’injure religieuse contre les fidèles est donc bien établie, mais la CEDH va plus loin en admettant la possibilité de sanctionner des attaques injurieuses contre des objets de vénération religieuse si cela correspond à un « besoin social impérieux » et reste « proportionnée au but légitime visé » (CEDH, Wingrove, § 53 ; CEDH, Murphy, § 68).
Pour la Cour, le fait d’ériger le blasphème en infraction pénale ne pose pas d’obstacle de principe : les sentiments religieux méritent protection contre les attaques jugées indécentes sur des questions que les fidèles estiment sacrées, et un Etat démocratique peut décider que ces attaques, lorsqu’elles atteignent une certaine gravité, constituent une infraction pénale (Commission EDH, 7 mai 1982, X. Ltd et Y. c. R-U).
Cette jurisprudence a été appliquée en 2005 dans une affaire intéressant l’Islam, à propos d’un roman contenant une attaque injurieuse contre la personne du prophète : « Nonobstant le fait qu’une certaine tolérance règne au sein de la société turque, profondément attachée au principe de laïcité, lorsqu’il s’agit de la critique des dogmes religieux, les croyants peuvent légitimement se sentir attaqués de manière injustifiée et offensante […] En conséquence, la Cour considère que la mesure litigieuse visait à fournir une protection contre des attaques offensantes concernant des questions jugées sacrées par les musulmans. Elle estime sur ce point que la prise d’une mesure à l’encontre des propos incriminés pouvait raisonnablement répondre à un « besoin social impérieux (CEDH, 13 septembre 2005, I.A. c. Turquie, § 29).
Cette analyse a été confirmée dans l’affaire E.S. c. Autriche (CEDH, 25 octobre 2018, n° 38450/12), la Cour a rejeté le recours contre une condamnation pour dénigrement de doctrines religieuses, à propos de déclarations insinuant que le Prophète avait des tendances pédophiles, en soulignant qu’ l’auteur avait outrepassé les limites admissibles d’un débat objectif, et en les qualifiant d’attaque abusive contre le prophète de l’islam risquant d’engendrer des préjugés et de menacer la paix religieuse.
La marge de manœuvre des Etats
Ce principe permettant de limiter la liberté d’expression dans des domaines susceptibles d’offenser des convictions personnelles intimes est certain, mais la Cour tient compte de la diversité des sensibilités parmi les pays européens, et elle réserve une marge d’appréciation des Etats contractants (CEDH, Otto Preminger-Institut, § 50 ; CEDH, Wingrove, § 58 ; CEDH, Murphy, § 67).
Le droit international va dans le même sens, avec pour référence la résolution du Conseil des droits de l’homme « Lutte contre la diffamation religieuse, sess., Rés. 4/9, 30 mars 2007 ».
II – LE DROIT INTERNE
A - Approche générale
Au regard des problématiques générales, la question des caricatures, avant cette affaire, était une question de second rang. L’essentiel est ailleurs : la liberté d’expression se joue d’abord sur des fondamentaux, qui sont l’accès pour tous à l’expression de la pensée, la liberté dans l’affirmation des opinions minoritaires, des données socio-économiques qui respectent la liberté d’expression… Et sur ce plan, force est de constater que la conciliation entre la liberté d’expression et la liberté de religion est d’un excellent niveau. Il n’y a de crise que sur la question des caricatures. À longueur d’année, sont publiés des ouvrages très hostiles à la religion, à l’Islam en particulier, sans que cela ne pose de problème spécifique. Ce sont des critiques raisonnées et argumentées, qui entrent clairement dans la jurisprudence Handyside, et sont protégées en tant qu’idées.
En droit interne, on retrouve cette approche. La jurisprudence de la Cour de cassation a toujours reconnu la nécessité d’une protection des croyances, via le régime du droit à l’intimité.
Parmi bien d’autres affaires, on peut y citer celle du film La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese, la Cour de Cassation a jugé que « la liberté d’expression, notamment en matière de création artistique, d’une part, comme d’autre part, celui du respect dû aux croyances et le droit de pratiquer sa religion étant d’égale valeur, il appartenait aux juges du fait de décider des mesures appropriées à faire respecter ce nécessaire équilibre » (Cass. Civ 1ere, 29, octobre 1990).
De même, alors que la Sainte Cène avait été utilisée et détournée à des fins commerciales, la Cour d’appel de Paris avait jugé qu’il s’agissait « d’un dévoiement caractérisé d’un acte fondateur de la religion chrétienne (…) au mépris du caractère sacré de l’instant » (CA Paris, 8 avril 2005).
Enfin, s’il est acquis que la sanction pénale du blasphème n’a pas de tradition en France, cette infraction était tout de même restée dans le code pénal applicable en Alsace Moselle, et n’a été abrogée que récemment, par l’article 172 de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017. Contrairement à ce qui est affirmé, cet article n’était pas tombé en désuétude, encore retenu par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 30 novembre 1999 (n° 98-84916), pour sanctionner des activistes d’Act up et d’EGALES à propos d’une pise de parole lors d’un office religieux à la cathédrale de Strasbourg.
Aussi, une base juridique existait lorsqu’est venu le procès des caricatures devant le tribunal de Paris en 2006.
B - Le procès des caricatures
Cette affaire a été jugée par le tribunal de grande instance de Paris le 22 mars 2007 (n° 0621308076), et confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Paris du 12 mars 2008 (n° 07/02873). Aussi s’agissant des faits et des arguments, je puiserai directement dans ces deux décisions de justice.
Les faits
Les 12 caricatures en question ont été publiées la première fois le 30 septembre 2005 dans le quotidien danois JYLLANDS-POSTEN, en réaction aux difficultés d’un éditeur pour trouver un dessinateur acceptant d’illustrer un livre pour enfants consacré à la vie du prophète.
Les premières réactions étaient restées contenues, avec une manifestation de 3000 personnes au Danemark.
Les caricatures avaient été reprises dans la presse, notamment le 17 octobre dans le journal égyptien Al Faqr, sans causer de réactions dans le pays.
L’affaire a repris de l’actualité sur la fin d’année, avec une série de manifestations dans plusieurs pays, mais il y avait eu une manipulation des organisateurs, qui n’avait pas reproduit les dessins d’origine, mais d’autres particulièrement ignobles.
Le 1er février 2016, les 12 caricatures ont été publiées dans la presse belge, allemande et dans le quotidien France-Soir, ce qui a entrainé le licenciement du directeur de la publication.
Les dessins ont aussi été publiés dans plusieurs journaux de la presse française.
C’est dans ces conditions que le journal Charlie Hebdo a décidé de publier un numéro spécial le 8 février 2006, largement consacré aux fameuses caricatures avec à la Une le titre « Mahomet débordé par les intégristes », et un dessin de Cabu montrant un homme barbu se tenant la tête entre les mains et disant « C’est dur d’être aimé par des cons ».
A l’initiative de la Grande Mosquée de Paris, des poursuites ont été engagées pour injures publiques contre les musulmans.
Chacun sait que le recours a été rejeté, mais on s’est moins arrêté sur les motifs du jugement, qui seront confirmés par l’arrêt de la Cour d’appel.
Or, les juridictions françaises adoptent, sans réserve, la jurisprudence Otto Preminger-Institut de la CEDH.
Le cadre général : adhésion au droit européen
Le tribunal pose d’abord le cadre général :
« Attendu que les règles servant de fondement aux présentes poursuites doivent être appliquées à la lumière des principes à valeur constitutionnelle et conventionnelle de la liberté d’expression ;
« Attendu que celle-ci vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes dans une société déterminée, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent, ainsi que l’exigent les principes de pluralisme et de tolérance qui s’imposent particulièrement à une époque caractérisée par la coexistence de nombreuses croyances et confessions au sein de la nation ;
« Attendu que l’exercice de cette liberté fondamentale comporte, aux termes mêmes de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, des devoirs et des responsabilités et peut-être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique et qui doivent être proportionnées au but légitime poursuivi ; que le droit à une jouissance paisible de la liberté de religion fait également l’objet d’une consécration par les textes supranationaux ».
Après avoir ainsi reconnu « le droit à une jouissance paisible de la liberté de religion », le tribunal poursuit :
« Attendu qu’en France, société laïque et pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions quelles qu’elles soient et avec celle de représenter des sujets ou des objets de vénération religieuse ; que le blasphème, qui outrage la divinité ou la religion, n’y est pas réprimée à la différence de l’injure, dès lors qu’elle constitue une attaque personnelle et directe dirigée contre une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse ;
« Attendu qu’il résulte de ces considérations que des restrictions peuvent être apportées à la liberté d’expression si celle-ci se manifeste de façon gratuitement offensante pour autrui, sans contribuer à une quelconque forme de débats publics capables de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain ».
Le constat est donc une adhésion à la jurisprudence de la CEDH, le tribunal ne saisissant pas la « marge d’appréciation » que laisse cette jurisprudence aux Etats. Simplement, le tribunal fait la distinction entre le blasphème - contestation de la religion - qui n’est pas condamné et les critiques qui constituent « une attaque personnelle et directe » contre les fidèles. C’est donc la part d’appréciation des juges : quand est-ce qu’une critique conceptuelle dérive vers des attaques atteignant les personnes ? C’est le cœur du procès.
La caricature, élément de la liberté d’expression
Le tribunal situe les modalités de cette liberté d’expression s’agissant de caricatures :
« Attendu que toute caricature s’analyse en un portrait qui s’affranchit du bon goût pour remplir une fonction parodique, que ce soit sur le mode burlesque ou grotesque ; que l’exagération fonctionne alors à la manière d’un mot d’esprit qui permet de contourner la censure, d’utiliser l’ironie comme instrument de critique sociale et politique, en faisant appel au jugement et au débat ;
« Attendu que le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe à ce titre à la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions ; que, du fait de l’excès même de son contenu volontairement irrévérencieux, il doit être tenu compte de l’exagération et de la subjectivité inhérentes à ce mode d’expression pour analyser le sens et la portée des dessins litigieux, le droit à la critique et à l’humour n’étant cependant pas dépourvu de limite ».
La caricature est reconnue comme une modalité de la liberté d’expression, avec une approche spécifique compte tenu de son outrance naturelle, mais reste, intact, le principe de la limite à ne pas dépasser.
La reconnaissance d’un dessin qui dépasse la limite
Le jugement procède à une analyse des différents dessins poursuivis, qu’il estime rester dans la marge légitime, à l’exception d’un :
« Attendu que le dernier dessin incriminé montre le visage d’un homme barbu, à l’air sévère, coiffé d’un turban en forme de bombe à la mèche allumée, sur lequel est inscrit en arabe la profession de foi de l’Islam : Allah est grand, Mahomet est son prophète ; qu’il apparaît d’une facture très différente et beaucoup plus sombre que les 11 autres caricatures danoises, elles-mêmes pourtant très diversifiées tant dans leur style que dans ce qui concerne le sujet précisément traité ; qu’il ne porte nullement à rire ou à sourire mais inspire plutôt l’inquiétude et la peur ».
Prenant en compte les témoignages d’intellectuels expliquant avoir été choqués par le dessin, le tribunal poursuit :
« Attendu que la représentation d’une bombe formant le turban même du prophète symbolise manifestement la violence terroriste dans nos sociétés contemporaines ; que l’inscription de la profession de foi musulmane sur la bombe, dont la mèche est allumée et prête à exploser, laisse clairement entendre que cette violence terroriste serait inhérente à la religion musulmane ;
« Attendu ainsi, que si par sa portée, ce dessin apparaît en soi et pris isolément de nature à outrager l’ensemble des adeptes de cette foi et à les atteindre dans leur considération en raison de leur obédience, en ce qu’il les assimile - sans distinction ni nuance - à des fidèles d’un enseignement de la terreur, il ne saurait être apprécié au regard de la loi pénale indépendamment du contexte de sa publication ».
Une attaque qui ne vise pas tous les musulmans
Le tribunal donne sa vision générale du journal, qui doit être « regardé comme participant à la réflexion dans le cadre d’un débat d’idées sur les dérives de certains tenants d’un islam intégriste ayant donné lieu à des débordements violents », et conclut :
« Attendu ainsi, qu’en dépit du caractère choquant, voir blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans ; que les limites admissibles de la liberté d’expression n’ont donc pas été dépassées, le dessin litigieux participant du débat public d’intérêt général né au sujet de dérive des musulmans qui commettent des agissements criminels en se revendiquant de cette religion et en prétendant qu’elle pourrait régir la sphère politique ».
QUELQUES MOTS POUR CONCLURE
Voici donc la réalité d’une jurisprudence qui reconnaît un « droit à une jouissance paisible de la liberté de religion », et permet les critiques à condition qu’elles ne blessent pas directement l’ensemble d’une communauté religieuse.
Ce 28 octobre 2020, le haut représentant pour l’Alliance des civilisations des Nations Unies, l’Espagnol Miguel Angel Moratinos, n’a pas dit autre chose. Il souligne que « le fait d’insulter les religions et les symboles religieux sacrés provoque la haine et l’extrémisme violent conduisant à la polarisation et à la fragmentation de la société.
Il appelle au respect mutuel de toutes les religions et croyances et à la promotion d’une culture de fraternité et de paix ».
Rappelant le caractère fondamental de ces deux libertés, il affirme : « la liberté d’expression doit être exercée d’une manière qui respecte pleinement les croyances et principes religieux de toutes les religions.
Il réaffirme que les actes de violence ne peuvent et ne doivent être associés à aucune religion, nationalité, civilisation ou groupe ethnique. Dans le même temps, la violence ne peut et ne doit jamais être une réponse justifiable ou acceptable à des actes d’intolérance fondés sur la religion ou les convictions », et conclut : « Lutter contre le discours de haine ne signifie pas limiter ou interdire la liberté d’expression. Cela signifie empêcher que le discours de haine ne dégénère en quelque chose de plus dangereux, en particulier l’incitation à la discrimination, à l’hostilité et à la violence, ce qui est interdit par le droit international ».