Parmi les tentatives récentes de renouveler les approches du conflit turco-arménien, l’une des plus controversées aura été la redécouverte d’un livre achevé en mais publié (à Boston) en : From Dardanelles to Palestine : A true story of five battle front of Turkey and her allies and a harem romance, par Sarkis Torossian (Torosyan). Torossian était un Américain d’origine arménienne, qui se présentait comme un ancien capitaine de l’armée ottomane, entre et , et qui, ayant découvert le « massacre » de sa famille, avait rejoint les forces armées britanniques, de à , puis celles de la France, de à . Torossian affirmait aussi avoir été décoré par chacune de ces trois armées, mais ces médailles n’ont jamais été montrées, et une recherche aux archives britanniques pour corroborer ses dires est demeurée vaine [1]. En Turquie, les protagonistes de la controverse portant sur la fiabilité de ce livre sont deux sociologues, Taner Akçam et Ayhan Aktar — en sa faveur —, et quatre historiens, Halil Berktay, Edhem Eldem, Hakan Erdem [2] et Burhan Sayılır — qui considèrent que ce livre est, pour l’essentiel, une œuvre de fiction. En dépit de ces critiques récurrentes, MM. Akçam et Aktar continuent d’insister, tout récemment dans un livre qui ne pourra que porter atteinte à la réputation de l’éditeur, Bilgi Üniversitesi Yayınları.

Mon intérêt pour cette querelle vient du fait qu’elle recoupe en partie mon sujet de thèse : les relations entre la République française et les comités arméniens, de à . Il s’est accru après que les allégations de Torossian reçurent une caution officielle du président arménien Serge Sarkissian, qui s’en est servi sans recul critique dans une lettre au président Recep Tayyip Erdoğan, et une couverture internationale par le journaliste britannique Robert Fisk (qui n’en est pas à son coup d’essai, s’étant précédemment référé aux faux documents d’Aram Andonian). J’étais étonné, car je n’ai jamais vu aucun officier du nom de Torossian dans les milliers de pages d’archives et les divers livres que j’ai lus pour ma recherche, et aussi parce que les partisans de l’authenticité du livre produit par Torossian ne citent pas de sources françaises. J’ai donc décidé d’utiliser mes années d’expérience pour procéder à un travail de vérification factuelle. Tout d’abord, Torossian prétend qu’il est devenu un officier de la Légion d’Orient en , et ce, après que ses frères eurent rejoint cette unité, durant la Première Guerre mondiale. Toutefois, aucun Torossian ne figure dans les listes d’officiers de la Légion d’Orient (puis Légion arménienne) en mai 1918, novembre 1919 et . Les trois documents que je viens de citer sont au Service historique de la défense (SHD, Vincennes), 4 H 38, dossier 2 ; et 4 H 42, dossier 3 et 6. Tous les documents du SHD utilisés ici ont été numérisés et son disponibles sur www.e-corpus.org
On ne trouve pas davantage de Torossian dans les livres de Gustave Gautherot et Roger de Gontaut-Biron, qui traitent pourtant en détail de la Légion d’Orient (puis Légion arménienne) à la fin de et au début de [3].
Un faux certifié
Au début de son livre, Torossian reproduit un certificat de décoration qui est sans conteste un faux. Il est présenté dans ce « document » comme un « chef de platon », or ce grade n’a jamais existé dans l’armée française [4]. En français, le terme Platon est seulement le nom du philosophe grec [5]. Il doit s’agir d’une confusion entre « chef de peloton » (une fonction, et non un grade) et « chef de bataillon » (le grade au-dessus de capitaine, dans l’infanterie). De même, il est écrit sur ce « certificat » que Torossian a reçu la Médaille commémorative française de la Grande guerre, or les combattants, pour recevoir cette médaille, devaient avoir servi sous les drapeaux français entre la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France, le , et l’armistice signé par ce même pays, le .
Ce n’est pas tout. La syntaxe utilisée dans la deuxième moitié du « certificat » n’est nullement celle qu’aurait employée une personne dont la langue maternelle serait le français, encore moins un officier, et des fautes d’orthographe sautent aux yeux, comme « le officier » pour « l’officier » ou « angagé » pour « engagé », des erreurs qui, là encore n’auraient pas pu être commises par un officier français. Le terme « compatriote » utilisé au milieu du certificat est tout aussi problématique : Torossian lui-même n’a jamais prétendu avoir été naturalisé français. La chronologie soulève également de graves difficultés. En effet, le document est daté du et il est supposé venir de la Légion arménienne. Pourtant, cette unité a été dissoute le [6]. À cela s’ajoute une question de cohérence interne, car Torossian affirme dans son livre (p. 219) qu’il a quitté la Cilicie au printemps . Quant à l’entête du « certificat », il nous dit que ce document a été rédigé à Adana, et qu’il vient de l’Armée du Levant, plus précisément de la 1re brigade de la 1re armée, or cette brigade était basée à Ceyhan et non à Adana, deux communes certes assez proches, mais qui ne sont jamais confondues dans les documents français de l’époque. Le document aurait été rédigé par le « lieutenant Brossier, commandant la compagnie de dépôt à Adana ». Adolphe Brossier a effectivement commandé cette unité à la toute fin de l’existence de la Légion arménienne, mais c’était un sous-lieutenant et non un lieutenant [7] ; il ne pouvait donc pas signer un document en se prévalant de ce grade.
Le « document » est aussi en contradiction avec l’une des affirmations les plus formidables de Torossian (p. 206 de son livre) : « Je n’avais jamais signé de contrat [avec l’armée française] et j’étais libre de partir quand je le voulais. » Être un « engagé volontaire » signifie précisément qu’on a signé un contrat, et non qu’on est le seul officier de l’histoire militaire française autorisé à « partir quand il le veut ».
Où règne la fiction
L’ignorance de Torossian est aussi profonde que son arrogance est grande. Pages 200, 201, 203 et 205 de son livre, il parle du « colonel Roméo », commandant la Légion d’Orient. Comme Hakan Erdem l’a déjà fait remarquer, cet officier ne s’appelait Roméo mais Romieu. Pour ne rien arranger à la crédibilité de Torossian, Louis Romieu n’était pas colonel, mais lieutenant-colonel, du moins à l’époque. De même, Torossian ne parle jamais dans son livre de la séparation de la Légion d’Orient entre une Légion arménienne et une Légion syrienne, au début de , alors que c’est justement à ce moment-là que, affirme-t-il, il a rejoint les drapeaux français. Plus généralement, Torossian semble méconnaître tout à fait la chronologie. P. 203, il décrit Romieu comme commandant la Légion arménienne en , et il continue p. 209 en ces termes : « le colonel Roméo eut pour successeur le colonel Phlissed-Mari ». Or, en réalité, Romieu est parti en et a eu pour successeur le chef de bataillon Pauget. En juin de la même année, le colonel Flye Sainte Marie (dont le nom est orthographié, de façon grotesque, « Phlissed-Mari ») a pris la place de Pauget. Dans le même ordre d’idées, Torossian prétend avoir commandé une unité de volontaires arméniens, distincte de la Légion arménienne, en , or ces volontaires n’ont — brièvement — existé que durant l’été 1920 [8], et non durant l’hiver, deux saisons qui ne peuvent guère être confondues à Adana.
Ignorant des questions militaires, Torossian l’est autant en matière politique ou administrative. En effet, il affirme, p. 202 : « Le gouverneur français de Cilicie a démissionné et nommé un Turc pour lui succéder. » En réalité, aucun Français ne fut, à un moment quelconque, préfet (vali) d’Adana durant l’occupation de cette ville et sa province ; cette charge fut toujours, à cette époque, exercée par un Turc. Le chef du contrôle administratif, le colonel Édouard Brémond, arrivé en , fut remplacé en par le lieutenant-colonel Pierre Capitrel, et non par un Turc. De même, personne, parmi ceux qui ont quelque connaissance sur le colonel Brémond [9], ne pourrait l’imaginer « nommant un Turc pour lui succéder ». Tout aussi invraisemblable est l’affirmation de Torossian, p. 205, selon laquelle il aurait proposé, à la fin de , un complot visant à « se saisir de tous les officiers français [présents à Adana] et à les escorter hors de la province. » À cette époque, les effectifs de la Légion arménienne avaient été réduits par des purges [10], dont Torossian ne parle jamais dans son livre, et des troupes coloniales étaient arrivées en renfort. Un tel coup d’État était par conséquent impossible. Quoi qu’il en soit, il n’existe aucune trace de ce début de complot dans les bulletins de renseignements français, que ce soit ceux de l’armée du Levant, conservés au Service historique de la défense et disponibles en ligne, comme indiqué au début de cet article, ou ceux de l’administration d’Adana, qui se trouvent au Centre des archives diplomatiques de Nantes.
En décrivant les dirigeants de l’Union nationale arménienne (UNA) d’Adana comme des bourgeois passifs, Torossian s’écarte autant de la vérité qu’il ne l’a fait dans les exemples analysés ci-dessus. Mihran Damadian — qui ne mentionne nulle part un Torossian dans son livre de souvenirs [11] — et Mouchegh Séropian étaient des vétérans de l’agitation arménienne [12]. De fait, Séropian fut même condamné, par le conseil de guerre (tribunal militaire) français d’Adana, par contumace, à dix ans de travaux forcés et vingt ans d’interdiction de séjour, pour association de malfaiteurs, préparation de crimes contre la paix publique, dépôt d’armes et de munitions, fabrication d’engins meurtriers, complicité d’homicide par imprudence [13]. De même, la première décision importante du lieutenant-colonel Capitrel, après avoir pris ses fonctions en , fut d’expulser de Cilicie autant de dirigeants de l’UNA qu’il le pouvait, car il les considérait, non sans raisons, comme de dangereux fauteurs de troubles.
Outre ces histoires incroyables et ces omissions invraisemblables, il faudrait noter que Torossian écrit, p. 202, qu’İzmir et Antalya furent occupées dès l’automne 1918. Or, les forces grecques débarquèrent à İzmir le , et les troupes italiennes à Antalya le de la même année.
Cet article est loin d’épuiser la liste des incohérences et des contrevérités que j’ai pu trouver dans le livre de Torossian, mais celles exposées ici sont déjà suffisantes pour prouver que les chapitres sur le temps qu’aurait passé Torossian en Cilicie relèvent de la fiction. La controverse sur Torossian aurait dû se terminer aurait dû se terminer voici plus de deux ans, tant le livre contient d’erreurs et d’absurdités. La persistance d’un débat sur une source aussi dénuée de fiabilité met en lumière l’usage récurrent, par Taner Akçam, de falsifications et de déformations, mais aussi l’état plus que regrettable des études turques en France (après la mort de Robert Mantran en 1999, de Stéphane Yerasimos en 2005, de Jean-Paul Roux en 2009 et de Gilles Veinstein en 2013), ainsi que la tendance excessive, chez les historiens militaires français, à se centrer sur des sujets nationaux et ouest-européens. Je serais heureux si mon intervention incitait davantage d’historiens à contribuer, par leur propre expertise, à l’analyse de la fiction de Torossian.
Maxime Gauin