Un lien particulier, historique, unit la ville d’Emirdag et Bruxelles. Beaucoup de jeunes Turcs voient en la Belgique un Eldorado. Principal moyen d’y accéder ? Se marier. Des unions qui ne sont pas toujours voulues et non sans conséquences.

En Turquie Emirdag, la "montagne d’Emir". Nichée sur un plateau à 1 000 mètres d’altitude, au pied des monts d’Emir, cette petite ville de la province d’Afyonkarahisar, au cœur de l’Anatolie centrale, abrite 20 000 habitants. Mais de ses terres arides et vallonnées où paissent de nombreux troupeaux de moutons dépendent également une soixantaine de villages, portant sa population à quelque 55 000 citoyens.

Située à 75 km du chef-lieu de la province Afyon et à 195 km de la capitale politique et administrative Ankara, Emirdag tire ses principales ressources économiques de l’agriculture, de l’élevage et du minerai (surtout le marbre). Avec des étés très chauds et des hivers rudes, les conditions de vie sont particulièrement difficiles pour les habitants de cette région rurale, où les activités de loisirs sont réduites à peau de chagrin et les traditions bien ancrées. "Au fil des années, force est de constater que la ville d’Emirdag se vide de ses habitants, en raison d’une migration interne vers les grandes villes de Turquie mais également d’une émigration vers la Belgique", indique Emir Kir (PS), ministre bruxellois en charge de l’Action sociale, de la Famille et des Relations internationales à la Commission communautaire française de Bruxelles (Cocof).

Selon le ministère turc chargé des Turcs vivant à l’étranger, quelque six millions de Turcs ont émigré dans une cinquantaine de pays. En Europe, les principaux Etats accueillant la diaspora turque sont l’Allemagne, la France, la Belgique et les Pays-Bas. On dénombre ainsi en Belgique quelque 200 000 Belges d’origine turque ou citoyens turcs, essentiellement répartis à Bruxelles, Gand et Anvers. "A Bruxelles, surtout dans les communes de Schaerbeek et Saint-Josse-ten-Noode, la communauté turque compte 40 000 à 50 000 individus, dont un tiers sont originaires de la région d’Emirdag", pointe Emir Kir.

C’est qu’un lien particulier, historique, unit ces deux régions. "Au début des années 60, un monsieur du nom d’Ahmet Oztürk, originaire du petit village de Karacalar sis à 10 km d’Emirdag, est parti vers Istanbul et, de là, a rejoint la Belgique", raconte Sait Köse (MR), échevin de la Population à Schaerbeek. "Après être resté quelques années en Belgique, il est retourné au village et a rapporté qu’il avait découvert un pays merveilleux où il y avait du travail et où l’on pouvait bien vivre. Il a donc ramené en Belgique sa famille. C’est ainsi qu’a commencé l’émigration turque d’Emirdag vers la Belgique." Pour le responsable du département de sociologie de l’université d’Afyon Kocatepe, "la migration turque vers l’Europe s’est, au départ, faite sous la forme d’un appel à de la main-d’œuvre pour répondre aux besoins de l’Europe, mais ni l’Europe ni la Turquie n’ont envisagé ce mouvement à long terme, ce qui pose des problèmes "

Chaque été, Emirdag renaît de ses cendres. C’est l’effervescence, le retour des expatriés sur leur terre d’origine. "La population peut alors gonfler jusqu’à 100 000 voire 150 000 habitants", décrit Leyla Köse, coordinatrice de l’ASBL Eyad-La Maison de Turquie, opérateur socio-culturel à Saint-Josse. "Quand les Turcs originaires d’Emirdag reviennent au pays pendant les vacances, ils montrent une image très positive de leur immigration : ils viennent avec leur belle voiture, portent leurs plus beaux vêtements, racontent qu’ils vivent dans une belle maison, etc. Ils créent ainsi l’image d’un pays riche, où il y a facilement moyen de gagner de l’argent." Dans l’esprit des plus jeunes, la Belgique devient donc la Terre promise, celle où l’on pourra vivre mieux, plus aisément.

Comment gagner cet Eldorado ? Par le mariage. "L’Europe s’est considérablement fermée ces dix dernières années. Cela devient de plus en plus compliqué d’émigrer en Europe ; le mariage reste le seul moyen d’y parvenir", analyse Patrick Petitjean, directeur du Groupe santé Josaphat à Schaerbeek, l’une des chevilles ouvrières du réseau Mariage&Migration. "Dans notre centre de planning familial, les femmes qui nous consultent viennent avec des questions relevant notamment de la sexualité et de l’immigration. Depuis une dizaine d’années, nous avons constaté qu’il y a de façon plus présente des questions qui tournent autour du mariage, et entre autres des mariages forcés, précoces ou arrangés", explique-t-il.

"Même si on constate davantage de mariages mixtes, dans la communauté turque, c’est l’ethnie qui prime. Les Turcs sont très fiers et très attachés à leur culture, à leur langue, à leurs valeurs et traditions", souligne Leyla Köse. Les mariages entre un(e) Belge d’origine turque et un Turc ou une Turque sont le plus souvent contractés pendant les vacances, lors du retour au pays. "Il y a du soleil, c’est la fête, les jeunes sont beaux. Puis ils se retrouvent mariés en très peu de temps", déclare Patrick Petitjean. Chaque année sont conclus environ 600 mariages à Emirdag, dont 200 avec des ressortissants belges d’origine turque ou des ressortissants turcs de Belgique. Et Patrick Petitjean de préciser : "Il faut éviter de généraliser et de stigmatiser. Il y a des mariages qui sont conclus comme celà et qui fonctionnent très bien. De même, ils sont peut-être plus accentués dans certaines communautés (NdlR : turque et marocaine, entre autres), mais ce n’est pas exclusif. Cela étant dit, ce phénomène semble persister, voire se renforcer." Et il demeure des unions qui posent problème, où "le conjoint ou la conjointe qui est "importé(e)" à Bruxelles se retrouve au-devant de grandes difficultés", affirme-t-il. Notamment "des violences intrafamiliales, qu’elles soient physiques, psychologiques, sociales, économiques (comme le chantage aux papiers) " témoigne Amandine de Cannière du bureau d’aide aux victimes de Molenbeek-Saint-Jean.

Face à ce constat, une quinzaine d’associations bruxelloises se sont fédérées en 2006 au sein du réseau Mariage&Migration, soutenu par la Cocof. Ses actions ? La mise en œuvre d’un plan d’action pour prévenir les mariages forcés, arrangés et précoces ; la sensibilisation via du théâtre-action, la projection de films ("Mariages aller-retour" de Mustafa Balci et "Notre mariage" de Tülin Özdemir), rencontres avec les parents ; formation des intervenants sociaux, etc. Mais pour mieux appréhender, comprendre et endiguer ce phénomène, "il est également important de travailler à la source, avec les pays d’origine de l’immigration", insiste le ministre Emir Kir.

Quelques membres du réseau Mariage&Migration ont ainsi eu l’occasion de rencontrer à Ankara l’association Uçan Süpürge ("Le balais volant"), une association de femmes œuvrant au renforcement des droits civils et démocratiques et de l’égalité des genres. "Les mariages précoces (NdlR : le Code civil turc considère comme un délit les mariages en dessous de 17 ans) et forcés sont un sujet brûlant en Turquie. Un mariage sur trois serait un mariage précoce. Il faudra encore galérer pendant les dix prochaines années pour obtenir des résultats concrets", avance, sans langue de bois, Sevna Somuncuoglu, l’une des responsables de l’association. Pourquoi de telles unions ? "Les raisons sont variées. Plus la famille marie la jeune fille jeune, moins elle a de chances d’avoir de taches sur son honneur. C’est une bouche de moins à nourrir. C’est une source de revenus : on la "vend" contre une dot. Il y a aussi le poids des traditions innées ou encore le prestige de donner sa fille/son fils en mariage à un(e) Belgo-Turc/Turque".

Malheureusement, ce "prestige" nourri par le rêve d’une vie meilleure se mue parfois en désillusion, une fois la frontière belge franchie. Plus particulièrement, "à Emirdag, le taux de scolarité est très faible, car les jeunes se disent que de toute façon ils vont aller en Belgique où ils auront la belle vie", déplore Aysen Gürcan, directrice générale chargée pour les recherches familiales et sociales. Or, depuis les années 60-70, l’Eldorado européen s’est étiolé au gré des crises socio-économiques et du logement. "La Belgique compte aujourd’hui près de 700 000 chômeurs. Quand des jeunes sous-qualifiés ou non-qualifiés arrivent d’Emirdag, ils ne trouvent pas d’emploi. C’est le chômage ou le CPAS qui les attend", explique l’échevin schaerbeekois Sait Köse. Face à de jeunes immigré(e)s peu informé(e)s sur leurs droits et devoirs, "nous devons, avec des partenaires turcs, travailler à un peu démonter ce mythe de l’Europe facile, car lorsque les jeunes se retrouvent à Bruxelles ou ailleurs, ils sont un peu désenchantés devant la difficulté d’intégration dans le pays", appuye Patrick Petitjean. "Il faut travailler sur les deux volets, belge et turc, pour freiner l’immigration, car ces gens pensent qu’ils seront heureux en venant en Belgique. Or, ils ne le sont pas toujours. Ainsi, à Schaerbeek, près de 60 % des mariages entre un Belgo-Turc et une Turque se terminent en divorce dans l’année ou les deux ans qui suivent le mariage", atteste Sait Köse.

L’une des clés ? Améliorer l’instruction à Emirdag. Pour l’heure, un grand projet mobilise les villes d’Afyon et Emirdag : la reconversion à Emirdag d’un ancien site militaire en Haute Ecole, où seront accueillis dès 2011-2012 quelque 3 000 étudiants originaires des quatre coins de la Turquie (NdlR : l’accès aux universités du pays est conditionné par les points gagnés lors des examens à la fin du lycée). "Ce mélange d’étudiants de différentes régions conduira à un changement de sociologie : les mariages familiaux, sur base villageoise tendront à disparaître. En outre, les jeunes auront une autre vision du monde", espère le ministre Kir. "Cela créera une émulation. Les jeunes d’Emirdag verront d’autres jeunes étudier, cela les motivera. Cette Haute Ecole engendrera aussi des ressources économiques pour la région", se félicite Sait Köse. Car la ville d’Emirdag s’attelle aussi à son développement économique : une vaste "zone industrielle organisée" abritera d’ici peu des usines agricoles, de minerais, d’aliments pour animaux, La condition pour s’y implanter ? Employer dix personnes de la région.

A la lumière de ces enseignements, le ministre Kir et les autorités turques vont s’attaquer à deux chantiers : 1o A moyen terme, lancer une étude multidisciplinaire "recherche-action" sur le phénomène migratoire avec des chercheurs turcs et belges. Objectif ? Dégager des pistes politiques concrètes dès le début de l’année prochaine. 2o A court terme, mener une campagne d’information, avant l’été prochain, dans les deux langues (turc et français), dans la région d’Emirdag pour informer les candidats à l’immigration sur les réalités qu’ils vont rencontrer en Belgique. Enfin, Emir Kir compte bien poursuivre les contacts avec les pays d’origine de l’immigration : "Un travail similaire sera donc mené dans le courant de l’année 2011 avec le Maroc."

Source LaLibre