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BONNE FÊTE À LA LANGUE TURQUE

Publié le | par Özcan Türk (Facebook) | Nombre de visite 623
BONNE FÊTE À LA LANGUE TURQUE

BONNE FÊTE À LA LANGUE TURQUE

Hier, les Turcs ont célébré la langue turque, une langue ouralo-altaïque qui s’écrivait, à l’origine, avec alphabet runique.
Puis, suite à leur islamisation, les Turcs changent d’alphabet pour opter pour les lettres arabes.
En 1928, Atatürk adopte l’alphabet latin ce que l’historien Thierry Zarcone explique par : « un vaste projet de turquification de la langue est inauguré, avec, en 1932, la Société de la Langue turque ».
Cette entreprise de retour à l’identité turque menée par Atatürk est décrit par le grand turcologue français, Jean-Paul Roux : « C’est là, j’en demeure convaincu, un des traits les plus remarquables du génie d’Atatürk d’avoir compris qu’après sept siècles d’islamisme et de transplantation, il restait une âme turque, constante, et qu’il fallait l’exalter ».

Pourtant, Yusuf Kaplan a attaqué au vitriol, hier, dans sa chronique publié sur Yeni Şafak, journal réactionnaire anti-Atatürk : « La réforme de l’alphabet a annihilé l’âme islamique de la langue turque » instrumentalisant l’islam et l’assimilant à l’arabisation.
Reproche-t-il à la langue turque, d’être « turque » ?...
Est-ce que l’arabisation et la persannisation de la langue turque à l’époque ottomane, tout comme la francisation et l’anglicisation à l’époque actuelle, ne sont pas des atteintes à l’âme de la langue turque qui est, me semble-t-il, avant tout : « turque » ?
Au final, on ne peut que regretter que les Turcs ne puissent pas mieux protéger leur propre langue comme le font, par exemple, les Québécois au Canada en protégeant scrupuleusement le français grâce notamment à l’Office québécois de la langue française (OQLF) et la « Charte de la langue française ».

Pourtant, dans un reportage qu’Erdogan avait accordé alors qu’il était maire d’Istanbul, à une question portant sur la langue qu’il préfèrerait utiliser pour communiquer avec les leaders des autres pays s’il devenait Premier ministre, Erdogan avait répondu « Je parlerais en turc » !
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Pour en revenir à l’une des allégations anti-Atatürk les plus populaires dans les milieux islamistes turcs, on en trouve une qui est assez symptomatique.

Ainsi, certains arguent : « Atatürk a changé l’alphabet et nous a rendu analphabètes du jour au lendemain » ou « Atatürk a changé l’alphabet et on ne peut même plus lire les pierres tombales de nos ancêtres ».
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Je vais répondre à ces fantasmes, parfois naïfs, parfois idéologiques, parfois revanchards, sources d’historiens à l’appui, notamment en parlant du rejet de l’Imprimerie par les Ottomans et de ses conséquences désastreuses sur l’avenir des Turcs.
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Précisons en préambule que les Turcs ne sont nés ni avec la République d’Atatürk, ni avec l’Empire ottoman, ni avec l’Islam, mais ils ont un passé vieux de onze millénaires. Ils ont migré des steppes d’Asie centrale.

A cette époque, les Turcs anciens utilisaient un alphabet runique, les plus anciennes traces de cet alphabet sont les inscriptions découvertes dans la vallée de l’Orkhon en Mongolie.
Leur religion était celle de la nature, le tengrisme, et leurs traditions chamanistes.
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Dans leur parcours migratoire vers l’ouest, les tribus turques rencontrent les Arabes. C’est dans le courant du 10è siècle que le mouvement de conversion à l’islam débute et se développe chez les Turcs, même si d’autres tribus turques, comme les Khazars de la région de la mer Caspienne, et les Karaïtes de Crimée embrassent le judaïsme.

Les Turcs islamisés s’imprègnent peu à peu de culture iranienne et de culture arabe, et changent, une première fois, d’alphabet en abandonnant leur alphabet originel runique et en adoptant l’alphabet arabe.
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Pourtant, d’un point de vue strictement linguistique, selon les linguistes comme Louis Bazin, auteur notamment de l’« Etude de la grammaire turque » ; l’alphabet arabe, qui est une langue consonnantique (utilisant donc peu de voyelles) n’est pas adapté à des langues non-sémitiques comme le turc qui nécessite beaucoup de voyelles.
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Poursuivons. Alors que l’Empire ottoman est à son apogée politique et militaire avec le sultan Soliman le Magnifique (16è siècle), il va néanmoins rester étanche aux grandes découvertes scientifiques qui vont modifier, à jamais, le visage du monde.

Ainsi, alors que le procédé industriel d’impression inventé par l’Allemand Gutenberg, dès 1450, bouleverse le monde occidental et catalyse le progrès scientifique, l’Empire ottoman, en raison de ses oulémas obscurantistes, interdit son usage à ses sujets musulmans (mais pas aux non-musulmans).

Cette erreur fatale va malheureusement nourrir et accentuer le retard sur l’occident et contribuer au déclin de l’Empire.
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Ainsi, l’historien Bernard Lewis expose :
« L’interdiction d’imprimer en turc ou en arabe se maintint jusqu’au début du 18e siècle. »
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L’historien français Jean François Solnon, précise, dans Le Turban et la Stambouline :
« Tout autant que la cartographie, qui connut de grands progrès à la Renaissance, l’imprimerie, la plus grande innovation technique de l’Occident, laissa les Turcs indifférents.
(...)Les Turcs refusèrent cette révolution de l’imprimé.
Quiconque aurait été tenté de l’introduire dans l’empire était passible de la peine de mort.

Crainte des oulémas de voir contester leur interprétation de l’islam ou défense corporative des copistes menacés par une nouvelle technique ?
L’innovation en général n’ayant, en outre, pas bonne presse en terre de l’islam. (...)
Le respect pour la parole de Dieu commandait qu’elle soit conservée en manuscrit.

Seules les minorités religieuses de l’empire adoptèrent le nouvel outil : les Juifs de Salonique dès 1493, les Arméniens d’Istanbul pas avant 1567, et les Grecs seulement en 1627 imprimèrent des ouvrages dans leur propre langue, alors que les musulmans de l’empire s’interdisaient d’imprimer en caractères turcs ou arabes. »
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En sus, l’historien Alexandre Jevakhoff mentionne ce passage terrible à propos de la considération indécente faite par les Ottomans à l’égard des Turcs.
L’Ottoman est allé jusqu’à considérer que le mot « turc » était une insulte :
« Les sultans ottomans n’ont jamais privilégié une seule nation, y compris la nation turque : l’empire se veut une communauté multinationale et on peut réussir en servant l’Etat aux plus hautes fonctions, en étant Albanais, Roum (c’est-à-dire Grecs de l’Empire), Arménien, Arabe, Tcherkesse (Circassien), Kurde.
42 des 47 grands-vizirs, entre le milieu du 15è siècle et le milieu du 17è siècle, sont d’origine chrétienne, formés par le devşirme.

Paradoxalement, les Turcs, c’est-à-dire les Anatoliens, sont considérés comme une populace méprisable : « Appeler Turc un Osmanlı (Ottoman), note le Français Jouannin en 1840, c’est lui adresser une grossière injure. »
Insulte que confirme l’historien Bernard Lewis :
« The word “Turk” was indeed used, but in much the same way as “fellah” is used in modern Arabic—to denote the ignorant peasant—and its application to the Ottoman gentleman of Istanbul would have been an insult. »
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Ainsi donc, les ancêtres de l’auteur de ces lignes dont le crime était d’être « musulmans et Turcs d’Anatolie » ont été insultés, considérés « comme une populace méprisable » et cloisonnés dans l’analphabétisme et l’ignorance en raison des obscurantistes qui ont tout bonnement coulé tout un Empire !
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La population musulmane d’Anatolie et de Thrace est restée analphabète à 80 ou 90% (selon l’historien Thierry Zarcone) jusqu’au milieu des années 1920, sans qu’aucune décision des sultans successifs ne remette en cause cet ordre de grandeur. C’est à partir de l’adoption des caractères latins par Atatürk que le taux d’analphabétisme a commencé à chuter en Turquie. A titre de comparaison, au Maroc, ce taux est toujours supérieur à 30 % en 2018 !
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Certains osent prétendre : « Atatürk a changé l’alphabet et nous a rendu analphabètes du jour au lendemain » alors que 150 ans après İbrahim Müteferrika, le premier imprimeur ottoman, le nombre de livres imprimés n’excédait pas 417 !

Et la majorité d’entre eux était sortie des imprimeries gérées par des non-musulmans. La première impression ottomane "musulmane" date de 1729. D’ailleurs, Müteferrika lui-même était un converti d’origine hongroise...
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Jusqu’à ce que la Turquie ne fasse connaissance avec les livres, 2,5 millions de livres divers et variés avaient été imprimés en Europe et plus de 5 milliards avaient été vendus.
Voltaire décrivait une bien cruelle réalité dans l’un de ses ouvrages : « Ce qui est publié en une année à Istanbul est bien moins que ce que l’on publie à Paris en un seul jour ! ».
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Au total, à l’effondrement de l’Empire ottoman, il n’y avait en Turquie que 4894 écoles primaires, uniquement 72 collèges et seuls 23 lycées.
Dans la capitale Ankara par exemple, il n’existait que 2 lycées.
Dans tous les lycées de Turquie, le nombre de filles scolarisées ne dépassait pas 230.
Un tiers des enseignants n’avait même pas reçu une formation pour enseigner.
Dans tout le territoire turc, il n’y avait qu’une seule université, le Darülfünun.
Le pays s’était bien éloigné de la science.
Pis, le turc était interdit dans les madrasah qui n’étaient rien d’autres que des foyers de fanatisme où l’on enseignait des superstitions, sous couvert de religion.
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On comprend mieux cette conclusion de l’immense et regretté turcologue français, Jean-Paul Roux :
« C’est là, j’en demeure convaincu, un des traits les plus remarquables du génie d’Atatürk d’avoir compris qu’après sept siècles d’islamisme et de transplantation, il restait une âme turque, constante, et qu’il fallait l’exalter ».
Et l’historien Thierry Zarcone de compléter :
« Un vaste projet de relecture de l’histoire et de turquification de la langue est inauguré en 1931 avec la Société pour l’étude de l’histoire turque, et, en 1932, avec la Société pour l’étude de la langue turque. (...) La langue ottomane est expurgée des mots d’emprunt arabe et persan que l’on remplace par des néologismes inspirés du turc archaïque. La philosophie d’influence occidentale est à l’honneur avec la création, en 1931, de l’Association philosophique turque.
La volonté de changement touche également le milieu de la musique et des arts.
A partir de 1926, les conservatoires de musique donnent la priorité à l’étude de la musique occidentale. L’artisanat connaît un renouveau et devient un art national. La culture populaire est remise à l’honneur, le folklore fait l’objet de l’attention des chercheurs : c’est la lente disparition de la culture élitiste propre à l’Empire ottoman.
L’éducation occupe une place essentielle aux yeux des kémalistes ; elle permet d’inculquer les principes et les valeurs de la république et de lutter contre l’illettrisme du monde rural (90 % de la population au début de la République). Les écoles, gratuites et laïques, transmettent le sentiment de l’identité nationale, le patriotisme, les principes républicains et kémalistes, l’esprit positiviste.

La culture nationale privilégie l’Anatolie, l’étude de ses traditions et le dialogue avec les campagnes. Le théâtre, considéré comme « un instrument de suggestion et d’inspiration sans équivalent », sert ce dialogue et rapproche les élites du peuple.

La littérature et la poésie connaissent une révolution unique avec l’abandon des caractères arabes qui entraîne la disparition des modèles prosodiques ottomans.

L’écriture latine permet à tout un chacun d’accéder à la lecture. Les écrits de quelques auteurs classiques, comme le poète Yunus Emre ou le soufi Mevlana, sont lus avec des yeux nouveaux et incarnent la littérature nationale.
Leur caractère métaphysique ou mystique est écarté, et seul est retenu leur islam éclairé, tolérant, universel. »
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Non, Atatürk n’a rendu personne analphabète. A l’inverse, c’est grâce à lui que la Turquie possède un système laïc tourné vers l’éducation, le travail, le mérite et le progrès. Et ce système a mis le Turc au cœur de ses préoccupations.
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Au final, que reprochent les islamistes turcs revanchards à Atatürk ?

D’avoir redonné la langue turque aux Turcs ?

D’avoir rendu leur fierté aux Turcs ?

D’avoir fait de la femme turque un trésor flamboyant ?

D’avoir fait passer le mot « turc » de l’insulte à la citoyenneté ?

D’avoir remis la culture populaire turque à l’honneur ?

D’avoir mis le peuple turc au centre des priorités pour la Turquie ?

D’avoir privilégié la culture, l’art et le progrès pour les Turcs ?

D’avoir gagné la souveraineté pour les Turcs ?

Je n’ai que ces 4 mots à leur opposer : « Ne Mutlu Türküm diyene » !

Özcan Türk
27/09/2020


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