La future livraison du système russe de défense antiaérienne à la Turquie met l’OTAN dans l’embarras.
Le premier avion de combat F-35 devait être remis officiellement à la Turquie le 21 juin prochain, mais les États-Unis temporisent. Un comité du Sénat américain a voté la semaine dernière un amendement au National Defense Authorization Act pour geler la livraison des chasseurs à la Turquie. Le F-35 n’est pas juste le dernier stade d’une gamme d’avions de combat. Le F-35 est financé et développé depuis plusieurs années par un consortium de pays de l’OTAN, dont la Turquie est un pays membre.
Moscou et Ankara, qui coopèrent dans le cadre des réunions d’Astana, ont trouvé un modus vivendi en Syrie, où la Turquie esseulée a vu son allié américain appuyer les groupes armés du PKK, reconnue comme organisation terroriste par ses alliés et les Etats-Uni. Vladimir Poutine a ainsi donné son feu vert à l’opération Rameau d’olivier, débouchant sur la prise de contrôle par les Turcs de l’enclave de Afrine aux mains des Unités de protection du peuple (YPG), une branche armée du PKK en Syrie. La Turquie a renvoyé l’ascenseur en obligeant l’opposition syrienne à modérer ses positions vis-à-vis des Russes.
« corps étranger »
Pour surclasser son arsenal militaire, Ankara joue également deux cartes à la fois, en prenant ce que l’OTAN et la Russie font chacun de mieux. Moscou a encouragé la Turquie à acquérir son système mobile de défense antiaérienne et antimissile S-400 à l’automne 2017. Lors de sa visite à Ankara en avril dernier, le président russe a annoncé que la livraison serait avancée d’un an, de 2020 à 2019. Le S-400 est le fleuron de l’industrie militaire russe, capable de tracer la course de 160 missiles simultanés et d’agripper 80 cibles à la fois. Cela signifie que toute attaque aérienne est détectée plus tôt que par tous les autres systèmes.
Mettre des S-400 russes dans les mains de l’armée turque ne revient pas seulement à augmenter son avantage militaire relatif. Qui dit vente d’armement dit maintenance. En installant et en entretenant les batteries, les ingénieurs russes vont aussi pénétrer l’environnement de défense de l’OTAN, car les S-400 sont une sorte de « corps étranger » dans un dispositif militaire turc de fabrication issue de l’OTAN. Les utiliser de façon combinée avec les F-35 peut exposer les secrets du chasseur aux fabricants russes et livrer des informations cruciales sur la façon de les intercepter.
« Les Russes installent ainsi leur jardin dans le pré-carré des Américains », résume pour L’Orient-Le Jour Jean Marcou, conférencier spécialiste de la Turquie à Sciences Po Grenoble.
La « pause » dans la coopération militaire turco-américaine sur le dossier des F-35 a une double fonction. Régler le casse-tête stratégique et militaire posé par l’usage combiné des F-35 et des S-400, et s’arranger un moyen de pression sur Ankara pour faire avancer un certain nombre de contentieux entre les deux pays.
Sur le premier point, « il faut distinguer le transfert de technologie de la simple fourniture d’armement », explique Jean Marcou. « Ankara peut très bien utiliser le chasseur sans en connaître le secret de fabrication. Tout dépend du degré d’implication du personnel au sein du consortium de pays qui a conçu l’appareil. Ce n’est pas la même chose si vous participez à la fabrication de la vitre du cockpit qu’au système de radar ». En accordant un avantage militaire et peut-être technologique comme le F-35 à Ankara, Washington se demande s’il n’est pas en train de marquer contre son camp. Non que la Turquie ait basculé dans l’orbite russe, mais elle s’est émancipée de l’OTAN et n’est plus considérée comme un allié fiable.
D’autant que la logique d’Ankara est de reprendre, à terme, le contrôle des technologies qu’elle acquiert à l’extérieur. « La Turquie a développé son industrie de défense sur le modèle israélien. Quand elle achète un armement, l’idée est d’en percer le secret pour pouvoir le produire elle-même ensuite », conclut M. Marcou.
Source : avec l’Orient le Jour