Un millier d’Arméniens se sont rassemblés dimanche pour une messe dans une église du sud-est de la Turquie, la première jamais célébrée depuis les massacres et les déportations de cette communauté lors de la Première guerre mondiale. Des bateaux ont fait la navette pour transporter les pèlerins, venus pour la plupart de Turquie, et certains d’Arménie, d’Europe et des Etats-Unis, jusqu’à l’île d’Akdamar, sur le lac de Van, où se trouve l’église Sainte-Croix, un monument du 10e siècle. Cette église est un des très rares témoins dans la région de ce qui fut l’importante communauté arménienne de la Turquie ottomane. « Les mots me manquent pour dire ce que je ressens. J’étais là il y a deux ans pour la cérémonie de réouverture de l’église [après sa restauration]. J’espérais qu’un jour, cette messe serait une chose possible », a déclaré à l’AFP, les larmes aux yeux, Anahit Micetchian, 47 ans, dont la famille avait échappé aux massacres. Mme Micetchian est venue d’Arménie en autocar avec une quarantaine de personnes, via la Géorgie, la frontière turco-arménienne étant fermée.

Des haut-parleurs amplifiaient prières et cantiques à l’extérieur, durant la messe retransmise sur écran géant, de nombreux fidèles n’ayant pas trouvé place dans l’édifice. Ankara avait souhaité faire de cette messe, organisée à la demande de la petite communauté arménienne de Turquie, une occasion d’apaiser les tensions et de faire oublier un passé sanglant. Cet office est « une manifestation de la tolérance turque », a déclaré le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan mercredi. « Nous avons des citoyens arméniens. Nous voulons montrer au monde entier comment nous considérons et nous nous occupons de leurs lieux de culte », a-t-il ajouté. Mais si la Turquie a voulu faire de cette messe une occasion d’apaiser les tensions, des voix en Arménie ont qualifié l’initiative d’exercice de relations publiques et appelé au boycottage.

La croix : véritable problème ou véritable excuse

La polémique est née du fait que la Turquie n’a pas installé, à temps pour la cérémonie, une croix sur le toit de cette église, qui a aujourd’hui le statut de musée. Les responsables ont expliqué ce retard par des lenteurs administratives et des problèmes d’ordre technique. La croix de deux mètres de haut et de 110 kg a été placée sur un socle en bois, à l’entrée de l’église, dans l’attente de son érection sur le toit. Mais cela n’a pas convaincu le patriarcat d’Etchmiadzin, siège de l’église apostolique arménienne, qui est revenu sur sa décision d’envoyer sur place deux représentants, du fait de l’absence de la croix sur l’église. La même défiance envers l’évènement s’est aussi manifestée à Erevan. Plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées au Mémorial des massacres de la Première guerre mondiale pour protester contre cette messe, avec des banderoles proclamant : « Nous ne louons pas notre église, elle est à nous ». « Nous ne voulons pas souffrir en silence, au moment où les autorités turques utilisent notre héritage culturel et historique pour une manipulation politique ».

Le Père Tatoul Anushian, du patriarcat à Istanbul, a quant à lui déclaré qu’« il n’y a pas de condition préalable à la prière. Si la croix est présente, cela suffit. Si les Arméniens hors de Turquie, font de cette question un problème, ils trouveraient une autre raison de critiquer, même si la question de la croix ne s’était pas posée  », a-t-il dit, ajoutant qu’il croyait en la bonne volonté du gouvernement. Selon l’archevêque Aram Atesyan, patriarche adjoint du Patriarcat arménien à Istanbul, qui a dirigé le service durant cette messe historique, le gouvernement turc a promis d’installer la croix de manière permanente dans un mois et demi. L’historien Ara Sarafian, qui a récemment co-écrit avec l’écrivain et éditeur Osman Koker le livre Ahtamar : Ortaçag Ermeni Mimarliginin Mücevher (Aghtamar : Un joyau de l’architecture médiévale arménienne), a expliqué que le fait « positif » que constitue l’ouverture de l’église ne devrait ne pas être éclipsé par l’attitude négative de la diaspora. «  Je félicite le gouvernement turc pour ce qu’il a fait. Il existe de nombreux problèmes complexes à résoudre en face de nous. Il y a des extrémistes des deux côtés. Afin de faire des progrès, nous avons besoin de les contrôler  », a-t-il dit lors de la présentation de son livre dans une librairie à Van. Le Professeur Baskin Oran, un partisan de la réconciliation entre Turcs et Arméniens, a déclaré que le service religieux donné sur l’île symbolisait la destruction de l’Etat-nation et la construction d’un Etat démocratique. « C’est la reconnaissance des différences et de la liberté de religion. La Turquie est dans un processus de normalisation », a déclaré Oran, qui se trouvait sur l’île d’Akdamar. Oran a ajouté que le retard sur la question de la Croix avait été causé par la présence d’éléments hostiles au sein de l’Etat.

Des retombées économiques attendues

De nombreuses personnes de Van se sont exprimées à la presse, manifestant un désir sincère d’avoir plus de visiteurs arméniens non seulement pour améliorer l’économie de la région, mais aussi pour conduire à la réconciliation. Ne manifestant aucun mécontentement quant à la croix placée au-dessus de l’église, ils ont au contraire reconnu que les églises devaient porter ce symbole. Zahir Kandasoglu, président de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Van, a déclaré l’ouverture de la frontière avec l’Arménie contribuerait au développement des relations sur de nombreux fronts. « Le premier point à l’ordre du jour est l’ouverture de la frontière. Puis vient la restauration de toutes les structures de valeur historique dans notre région », a-t-il dit à Today’s Zaman.

L’église, qui a récemment été sauvés des outrages du temps, a été construite entre 915 et 921 par l’ordre de Vaspourakan du roi Gagik I. L’église à la forme d’un trèfle à quatre feuilles et possède un dôme intérieur surmonté d’un cône pyramidal. Elle se distingue par ses reliefs de pierre représentant des figures humaines et animales, des scènes de chasse et de la vie du palais, en plus de scènes religieuses tirées de la Bible et la Torah. Elle a été transformée en monastère en 1131 et sa vie reprend aujourd’hui.

Source Zaman