La promulgation d’un décret-loi controversé a fait voler en éclats le fragile consensus existant entre l’actuel président turc, Recep Tayyip Erdogan, et son prédécesseur, Abdullah Gül, tous deux fondateurs du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), au pouvoir depuis 2002.

Les dissensions entre l’actuel et l’ancien président ont éclaté au grand jour à la fin du mois de décembre 2017, juste après la publication du décret-loi n° 696 qui accorde l’immunité à tous les civils, quelle que soit la nature de leurs actes, dès lors qu’ils agissent au nom de l’antiterrorisme ou pour prévenir une tentative de renversement du gouvernement. Publié au journal officiel, le texte a suscité l’indignation de la classe politique, y compris celle d’Abdullah Gül.

Réagissant sur son compte Twitter, l’ancien président (2007-2014) a alors fustigé l’« ambiguïté » du décret-loi, « préoccupante », selon lui, au regard de la notion d’Etat de droit. « J’espère qu’il sera réexaminé afin d’éviter des développements susceptibles de nous attrister », a souhaité l’ancien compagnon de route du président Erdogan, qui vit aujourd’hui retiré de la vie politique.

ABDULLAH GÜL A OUVERTEMENT CRITIQUÉ
L’« AMBIGUÏTÉ PRÉOCCUPANTE » D’UN TEXTE DE LOI ANTITERRORISTE

Il n’en fallait pas plus pour irriter l’homme fort de Turquie. « C’est quoi ce défaitisme au moment même où nous sommes en train d’approfondir nos relations avec notre nation ? », a fulminé M. Erdogan lors d’une réunion de l’AKP à Düzce (à l’est d’Istanbul). « Ne sommes-nous pas des amis ? Comment peux-tu monter dans le bateau de Kemal ? », a-t-il insisté, en référence à Kemal Kiliçdaroglu, le responsable du Parti républicain du peuple (CHP), le principal parti d’opposition, tout en se gardant de nommer directement M. Gül.

Cofondateur de l’AKP avec M. Erdogan, Abdullah Gül a souvent pris publiquement ses distances avec son ancien compagnon de route, notamment lors de la violente répression des manifestations du parc Gezi, place Taksim, à Istanbul, en juin 2013, et aussi tout récemment, lors du référendum sur l’élargissement des pouvoirs présidentiels en avril 2017.

Bien que retiré de la vie politique, M. Gül signale régulièrement son intention de continuer à peser sur la destinée du pays. Les commentateurs sont persuadés qu’il cherche à se poser en rival possible du bouillonnant président Erdogan, en vue de la présidentielle prévue pour novembre 2019.

Limiter l’influence de Gül

« Selon la rumeur, Gül pourrait devenir le candidat uni du front anti-Erdogan à condition de rassembler les 100 000 signatures nécessaires. Erdogan est parfaitement au courant de cette manœuvre. Voilà pourquoi il cherche à éloigner les électeurs de l’AKP de Gül », a expliqué Abdulkadir Selvi, l’éditorialiste vedette du quotidien Hurriyet, dans l’édition du 2 janvier. En réalité, la relation entre les deux vieux compagnons de route bat de l’aile depuis août 2014, lorsque Abdullah Gül, qui avait parfaitement le droit, à l’époque, de se présenter pour un second mandat présidentiel, s’est retiré afin de laisser la place à M. Erdogan.

Comme il critiquait en sourdine l’orientation autoritaire du « reis » (le « chef », l’un des surnoms de M. Erdogan), la presse progouvernementale s’est déchaînée contre lui, l’accusant de tous les maux. En 2014, les relations entre les deux hommes étaient tellement dégradées que la femme de Gül, Hayrünnisa, menaça de lancer une « intifada » contre le pouvoir en place, mais elle n’en fit rien. Bientôt, tout fut fait pour limiter l’influence d’Abdullah Gül et celle des anciens fondateurs de l’AKP – Bülent Arinç et Ali Babacan – sur le parti repris en main par M. Erdogan et par ses fidèles.

Depuis, les biographies et les photos des fondateurs n’apparaissent plus sur le site officiel de l’AKP et eux-mêmes ont été écartés des organes de décision. Pour l’intransigeant Erdogan, dont la popularité s’est considérablement érodée, la perspective de voir Abdullah Gül, politicien raisonnable et respecté, lui faire de l’ombre en vue de la présidentielle de 2019 est une sérieuse menace.

Toutefois, malgré la guerre déclarée entre les deux présidents, rien ne dit qu’Abdullah Gül prendra le risque d’endosser l’habit de tombeur du « reis ». Régulièrement depuis 2014, l’opposition lui prête l’intention de créer son propre parti, en vain. Abdullah Gül a d’ailleurs semblé écarter l’idée de sa candidature à la présidentielle en s’adressant, à la presse à la sortie de la grande prière, vendredi 29 décembre. « J’ai passé ma vie entière à servir le gouvernement et le pays. Il est de mon devoir de partager ma vision et mes idées sur les orientations importantes. Il est absurde d’y voir d’autres intentions. »

Source : avec Le Monde