Par DR AHMET DAVUTOGLU
Ministre turc des affaires étrangères

La loi ne peut pas statuer sur la véracité d’un « événement ». La loi ne peut qu’encadrer les actes et les actions qui vont se produire dans le futur. Et surtout, elle ne peut pas sanctionner lamanière dont les événements historiques doivent être débattus. Préserver la mémoire des événements tragiques du passé ne requiert pas nécessairement que ceux-ci soient enfermés dans un moule juridique bien déterminé. La liberté d’expression n’efface pas les souvenirs du passé mais permet la détermination de la réalité historique.

Pourquoi ai-je ressenti la nécessité d’exprimer ces opinions aujourd’hui même ? Parce que, si elle adopte demain une proposition de loi [1] qui fait débat, l’Assemblée nationale française prendra unemesure visant à faire taire l’histoire en la condamnant à un récit unilatéral et en pénalisant la liberté d’expression.

Or, face aux défis actuels, l’une des valeurs essentielles que nous devons protéger en matière de droits et libertés fondamentaux, c’est la liberté d’expression.

Elle est indispensable au développement social, économique, culturel et politique de l’individu. Et elle est garante d’une démocratie réelle. L’universalité des droits de l’homme ainsi que le respect des droits et des libertés fondamentaux doivent être nos guides.

Dans un ouvrage intitulé l’Irrévérence, la philosophe Chantal Delsol observe, en faisant référence à un Avertissement à l’Europe de Thomas Mann lancé au cours des années 1930, que « si l’Européen perd son esprit critique, s’il se prosterne, il perd en même temps son identité ».

Si le Parlement français adopte cette proposition de loi, lorsque je viendrai à Paris et que je m’exprimerai sur l’histoire de mon pays, en tant queministre des Affaires étrangères, je serai placé dans la position de ne pas respecter la loi en France, pays qui représente l’un des berceaux de la liberté d’opinion. Je ne suis simplement pas disposé à l’accepter.

Par ailleurs, lorsque des milliers de membres de la communauté turque vivant en France défileront dans les rues en brandissant le slogan « Il n’y a pas de génocide », afin de protester contre cet opprobre apposé sur le front de cette nation turque à laquelle ceux-ci se sentent reliés par leur héritage, est-ce que les autorités françaises comptent arrêter et pénaliser tous ces milliers de personnes ?

Le fait que cette proposition de loi soit discutée à l’Assemblée nationale le 22 décembre, date anniversaire de l’assassinat à Paris du diplomate turc Yýlmaz Çolpan par l’organisation terroriste arménienne Asala (en 1979), pose inévitablement la question de savoir si ce jour a été particulièrement choisi pour satisfaire l’esprit terroriste qui a assassiné notre diplomate.

Cette proposition législative, en réalité, est aberrante dès son origine. Un Etat qui dicte à sa propre société ce qu’elle ne devrait pas dire à travers des lois et des dogmes, dicte également à la société ce qu’elle doit dire. C’est là que se trouve le vrai danger. La plupart du temps, la politique repose sur la volonté de semaintenir au pouvoir : nous le savons tous. Dans une telle perspective, l’intérêt politique et la conception du pouvoir représentent des motivations beaucoup plus importantes que la recherche de la justice. Pourtant, cette conception problématique soulève une série de questions : l’histoire peut-elle être réduite jusqu’au point d’être forcée à se fonder sur des intérêts politiques et une conception du pouvoir simpliste découlant de jugements personnels ?

Qui doit décider de la relation entre l’histoire et le droit ? Et comment le faire ? Formuler un jugement sur l’histoire et le regard du politique sur l’histoire relève-t-il de la fonction du Parlement ?

Pourquoi voulez-vous empêcher que les historiens et les scientifiques analysent, examinent et interrogent les faits historiques ? Pour quelle raison voulez-vous détruire le cadre de la discussion libre et surtout pourquoi le faites-vous maintenant ?

Des réponses honnêtes à ces questions montreraient le genre de mentalité ou de raisonnement soutenant l’initiative qui sera entreprise demain à l’Assemblée nationale.

Aussi, voudrais-je faire appel à l’opinion publique française, ainsi qu’à l’Assemblée nationale : au lieu de faire taire l’histoire, laissez les vérités historiques être débattues.

Source : Libération