Quand vous êtes à Paris, où vous vivez la plupart du temps, qu’est ce qui vous manque le plus, en pensant à la Turquie ?
Ce qui me manque le plus c’est la langue qu’on parle dans la rue, au marché, ou dans les tavernes d’Istanbul. Non parce que j’écris dans cette langue, ma langue est beaucoup plus académique. Bien que j’habite Paris depuis très très longtemps, je continue à écrire en turc. Et puis il me manque l’atmosphère d’Istanbul, dont j’ai beaucoup parlé dans mes livres. La ville impériale avec son patrimoine historique, mais aussi Istanbul d’aujourd’hui, ville effervescente où j’ai beaucoup d’amis. Heureusement, j’ai la possibilité d’y retourner très souvent.
Donc vous passez votre vie entre Paris et Istanbul ?
Oui, on peut le dire ainsi. J’y vais assez souvent mais pour des périodes courtes. Avant je pouvais rester plus longtemps, et c’est à Istanbul que j’ai écrit quelques uns de mes livres, dont "Le Roman du conquérant". Juste en face de ma maison de famille sur la rive asiatique du Bosphore, il y a la forteresse de Roumélie, construite par Mehmet II. Chaque matin au réveil je vois ce monument, qui m’a entraîné un peu dans l’histoire de sa construction, du siège de la ville par les Ottomans, au 15ème siècle, c’est d’ailleurs aussi le cadre du roman. C’est l’endroit le plus étroit du Bosphore, il y a des grands bateaux qui passent tout le temps et dans ma géographie affective ce lieu tient une place importante.
Et quand vous êtes là-bas, c’est ce qui vous manque le plus en pensant à Paris ? Vous écrivez quelque part que Paris est la plus perverse et la plus séduisante ville, un peu pute...
Je trouve que Paris, qui est très différent d’Istanbul, et qui est devenu mon port d’attache, me pousse à l’aimer par sa perversité. Ce sont les terrasses de café qui me manquent le plus. Acheter Le Monde dans un kiosque, me mettre sur une terrasse avec mon cigare et un café bien serré... Cela est un geste très parisien. Comme me promener sur ses boulevards, notamment sur le boulevard Arago, qui n’est pas très loin d’ici, avec ses marronniers.
Le café turc ne vous manque pas ? Vous savez lire dans le marc du café, comme le font la plupart de vos compatriotes ?
Je peux m’en faire à la maison...Je peux dire que j’ai un peu d’imagination, mais je ne peux pas dire pour autant que je sais lire dans le café. Il y a des gens en Turquie qui savent très bien lire dans le marc du café...
Est-ce que quelqu’un vous a prédit jadis, en Turquie, que vous alliez venir passer le reste de votre vie en France ? Que vous alliez partir très loin d’Istanbul ?
Ma venue en France c’est une longue histoire, très compliquée. J’étais un bon élève au lycée Galatasaray, et le gouvernement français, quand j’étais en terminale, m’avait donné une bourse pour terminer mes études à Paris. Mais j’ai refusé cette bourse pour faire la révolution en Turquie. C’était les années 1970-1971, et il y a eu le coup d’état du 11 mars 1971, et à l’époque je collaborais à une revue qui s’appelait "Amis du peuple". J’avais 20 ans, et à cause d’un article sur Lénine et Gorki j’ai eu mon premier procès. J’ai demandé donc avec un an de retard cette bourse que j’avais refusée. Je suis venu en France par contrainte, non pas par foi. Après j’ai fais ici mes études, ma thèse, et en 1979 je suis rentrée au pays. Entre temps j’avais écrit deux livres, "Un long été à Istanbul" et "La première femme".
Et puis il y a eu le deuxième coup d’état, du 12 septembre 1980, et mes deux livres ont été saisis : le premier pour offense au Front de sécurité nationale, le deuxième pour offenses à la morale publique. Je suis revenu à Paris. Définitivement. Est-ce que quelqu’un qui sait lire dans le marc du café aurait pu prévoir cela ? Oui, c’était prévisible, car nous avons connu trois coup d’état dans l’histoire récente de la Turquie : 1960, 1971, 1980. Maintenant la Turquie candidate à l’UE a oubliée ces coups d’état successifs. Je peux dire que mon aventure parisienne est liée à ces coups d’état et à l’histoire récente de la Turquie.
Vous êtes un fervent défenseur de l’entrée de la Turquie en UE...
Dans mon livre ("La Turquie, une idée neuve en Europe" ed. Empreinte du Temps présent 2009), qui est une sorte de plaidoyer, je défends la cause de la Turquie, tout en critiquant la position de la France, notamment celle de Nicolas Sarkozy. La France ne devrait pas penser ainsi, elle est un pays d’ouverture. C’est un regard critique, certes, mais un regard d’écrivain. J’ai tenu à écrire ce livre pour illustrer un peu mes arguments qui vont dans le sens de l’adhésion de mon pays à l’UE.
Si vous aviez la possibilité de faire une seule chose, magique, afin d’aider dans ce sens, qu’est ce que vous ferriez ? Pour convaincre...
En tant qu’auteur des "Filles d’Allah" je peux dire que je suis un peu agnostique, alors que j’étais athée avant. Je ne crois pas dans la magie. Depuis les négociations d’adhésion, octobre 2005, les relations franco-turques ne sont pas au bon fixe. Et entre temps elles se sont détériorées. Je ne suis plus si optimiste non plus. J’ai rencontré un jour un député UMP, Henry Plagnol, qui aime beaucoup mes livres, qui connaît bien la Turquie, qui l’admire beaucoup. Il m’a dit que la Turquie n’est pas prête... C’est aussi mon point de vue, mais pour lui l’Europe n’est pas prête non plus. Lui, il exclut complètement une intégration. Il dit que c’est fini maintenant. Son attitude reflète quand même le point de vue de la majorité de la grande politique française.
Vous dites que la Turquie n’est pas prête... Je suis surprise par cette assertion.
La Turquie est un pays compliqué qui a beaucoup évolué, notamment dans le domaine de la démocratie. Sur le plan économique il y a déjà un accord douanier, de ce point de vue elle est déjà intégrée, l’accord douanier en vigueur est d’ailleurs plus avantageux à l’UE plutôt qu’à la Turquie. La Turquie a encore quelques problèmes concernant les droits de l’homme, la liberté de l’expression, donc toutes ces valeurs sur lesquels l’UE se construit. Cela dit, Plagnol disait aussi qu’il regrettait l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie, qui n’étaient pas non plus prêtes. Mais que l’Europe avait plus de capacité à absorber ces pays là plutôt que la Turquie, qui est un pays grand, de 72 millions de personnes, et de surcroît, musulman.
Moi je pense qu’elle serait un atu pour l’Europe. Mais cela me semble difficile si la France et l’Allemagne continuent à avoir cette politique vis-à-vis de la Turquie. Tous les deux pays proposent un partenariat privilégié, que la Turquie n’acceptera jamais. Donc, il se peut que, malheureusement, les négociations soient suspendues ou bien arrêtés. Dans les années à venir. Et cela serait une très mauvaise chose pour la Turquie, pour la démocratie en Turquie, car la Turquie va se mettre à la recherche d’autres alliances. Mais peut être que les choses évolueront autrement, et qu’elle adhérera à l’UE. Je le souhaite de tout mon cœur.
Est-ce que la saison de la Turquie, clôturée au printemps 2010, a œuvré en quelque sorte pour faire changer l’opinion des Français vis-à-vis des Turcs ?
Disons que cette manifestation, qui a duré un an quand même, a contribué à faire en sorte que l’image erronée de la Turquie dans les yeux des français change un peu. Cela est positif mais cela ne suffit pas. Il faut que l’opinion publique change afin que les hommes politiques changent aussi d’idée. Toute la droite est pratiquement contre...
En lisant les "Sept derviches", je constate que vous parlez beaucoup des alevis. La philosophie alevi semble être très proche de la philosophie protestante...
Le livre démontre que le sunnisme, l’islam orthodoxe, n’est pas la seule forme de l’islam pratiqué en Turque. L’alevisme est une version beaucoup plus ouverte, plus tolérante, de l’Islam, et on peu dire que c’est une sorte de syncrétisme. Sa philosophie contient des éléments venus de l’Asie centrale, des religions des turcs anciens, des éléments du christianisme, comme par exemple la Trinité. La Trinité qu’on retrouve chez les alevi, avec Allah, Mohamed, Ali, est à mon avis, un peu calqué sur la croyance chrétienne, et puis le statut de la femme dans la pratique religieuse est beaucoup plus positif. Envers la boisson les alevis n’ont pas du tout les mêmes attitudes. Chez les sunnites c’est totalement interdit, chez les alevis, c’est permis. Ils ne vont pas à la mosquée car ils ont leur "gémellés", des maisons de prière. Il y a, très évidement, des points communs entre les alevis et les protestants. C’est indiscutable. Maintenant, la Turquie est une république laïque alors que nous avons constaté ces dernières années de la part de l’Etat une préférence pour la branche sunnite de l’islam. Grace à la perspective européenne se font par contre certaines ouvertures : envers les kurdes comme envers les alevis. Sans la perspective européenne il n’y aurait pas cette ouverture vers certaines minorités religieuses, vers certaines pratiques etc. Sans cette perspective il n’y aurait pas cette reconnaissance. Même si la Turquie n’adhère pas à l’Europe, cette nouvelle perspective contribuera à la démocratisation du pays. Et c’est une très bonne chose.
Mais cela ne peut pas continuer ainsi. Vous savez, la Turquie est candidate depuis très très longtemps. Depuis 1963. Combien de pays qui n’était pas candidats, ont adhéré ? Tous. Que la Turquie soit toujours candidate, cela ne peut pas durer éternellement.
Source Blogs Courrier International par Iulia Badea Guéritée [1]