par Ziya Meral


(tamada [1])

Nul besoin d’être titulaire d’un doctorat pour reconnaître la complexité des relations turco-arméniennes et leur infinie régression dans le cycle samsarique [2] du préjugé, de la haine et de l’attitude du “Tu agis correctement d’abord, et je le ferai aussi”.

Dans ce voyage vers nulle part, deux voix dominantes se font entendre : ceux qui pensent que s’il y avait davantage de tierces parties ou de groupes qui se rangeaient de leur côté, ils “gagneraient” la bataille de la “vérité” contre les “négationnistes”, et ceux qui pensent que s’il y avait davantage de recherches historiques, de livres et de commissions, ils pourraient prouver “la vérité” indiscutable, à la grande honte des révisionnistes.

Ces deux groupes présupposent que cette étrange dispute mondialisée porte exclusivement sur la “vérité” du passé. Et pourtant, alors que les cadavres reposent en silence, ceux qui se battent sont des acteurs d’aujourd’hui crispés, avec leurs récits, leurs objectifs, leurs peurs ou leurs anticipations actuels également crispés. Ironiquement, les morts sont toujours persécutés par les vivants, qui politisent et utilisent leur souvenir, tout comme leurs corps biologiques ont été politisés et utilisés avant leurs meurtres.

Donc, le principal défi auquel nous sommes confrontés n’est pas de savoir qui verra sa “vérité” s’imposer dans le cirque international, mais comment, si cela survenait, nous pouvons démêler les politiques actuelles (que ce soit celle de l’identité ou celle de ne pas perdre la face) pour que nous puissions sincèrement pleurer les morts.

Peu importe ce que chacun pense, la “justice” n’est jamais vraiment rendue après des atrocités de masse, surtout celles qui sont historiques. Les notions de justice punitive incarnée par les tribunaux ne sont d’aucune utilité lorsque les auteurs des crimes n’existent plus. En dépit de cette aura de “justice” que répandent les tribunaux, le simple nombre de victimes et d’auteurs des crimes signifie qu’ils doivent poursuivre un cours symbolique, souvent en ne condamnant que les principaux acteurs. Contrairement à leur propre perception d’eux-mêmes, ils n’arrivent pas à briser les cycles de haine et à prévenir des atrocités futures.

Similairement, les facteurs culturels limitent l’efficacité de la “justice” mise en place dans les tribunaux. Par exemple, même si un tribunal du Moyen-Orient condamne un violeur, il y a de grandes chances que la famille de la victime ne trouve pas cela satisfaisant et elle poursuivra son sentiment de justice par le biais du “meurtre d’honneur.” Pour cette raison, des hommes et des femmes sages ont réfléchi à des moyens pertinents culturellement, qui permettent de travailler à la justice et à la réconciliation.

L’archevêque Desmond Tutu, qui a dirigé la célèbre Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, a mêlé le concept africain de ubuntu avec les notions de confession, de pardon et de réconciliation de la religion chrétienne. Tutu déclarait qu’il n’y aurait aucun avenir pour l’Afrique du Sud, à moins que les Noirs et les Blancs vivent ensemble en harmonie, et cela ne pouvait réussir que grâce au pardon.

Au Rwanda, les défauts des perceptions occidentales de la justice telles qu’incarnées par les tribunaux ont été compensés par l’utilisation des procès gacaca rwandais. Dans les procès gacaca, les auteurs des crimes sont réintégrés dans leurs communautés locales après la tenue d’une cérémonie traditionnelle.

Qu’en est-il des relations arméniennes-turques ?

Il n’existe aucun système juridique dans ce monde qui peut traiter ce cas. Et même, la suggestion d’un procès punitif comporte quantité de fautes conceptuelles. Quel que soit le nombre de lois votées dans des pays tiers, elles n’inciteront pas les Turcs à corriger une mauvaise action passée. Aucun livre d’histoire “objectif” ne constituera le point final, car les mémoires collectives, de par leur nature, sont toujours contestées et modifiées par rapport aux exigences contemporaines. Alors, il nous faut une autre solution.

Existe-t-il quelque chose dans les cultures anatoliennes qui nous fournirait un moyen bien plus approprié ? Je le pense, même si les “adultes” réalistes et porté sur les représailles qui lisent cet article, trouvent cela naïf.

Dans la culture arménienne, il y a la tradition des tamadas, des hommes très importants qui s’occupent du bon déroulement des toasts portés autour d’une table bien chargée de boissons et de nourriture. Dans les cultures arménienne et turque, s’asseoir autour d’une table joue un rôle important. Cela symbolise la bienvenue, l’hébergement, l’amitié et la fête. Et donc, une table autour de laquelle on trinque est bien plus appropriée à la réconciliation entre Turcs et Arméniens qu’une salle d’une Commission des Nations-Unies.

Boire et manger nous rassemble dans la convivialité, ainsi que partager une présence vulnérable et personnelle, bien plus que l’effet impersonnel des champs de bataille que sont les tribunaux, les commissions et les assemblées. S’asseoir autour d’une table avec un tamada garantit que la voix de chacun et ses desideratas seront entendus et traités avec un respect égal.

Après le troisième verre, on reconnaît que l’autre est aimable, suffisamment pour lui tendre la main et faire tomber d’un baiser la barrière personnelle qui sépare de l’étranger ou de l’indésirable. La cortège final des toasts portés pour clore la réunion, lorsque le groupe sent qu’il y en a eu assez, signifie qu’un processus de deuil sain se libère de ce sentiment de perte mélancolique qui empoisonne celui qui est enfermé dans le passé.

Bien sûr, cela ne satisfera pas ceux qui veulent une “revanche” ou le rétablissement d’un empire mythique ou d’une gloire passée, ou le maintien des passés purs et héroïques. Malheureusement, la justice et la réconciliation demeurent fragmentaires, imparfaites et limitées en ce bas monde. Ce qu’il nous reste, c’est notre humanité sous sa forme brute.

Que nous puissions en faire une réalité jusqu’à pleurer ensemble, et dépasser des récits tout noirs ou tout blancs, de victimes ou d’innocents, dépend non pas de la Chambre des Représentants des USA ou du Parlement français, ou d’un chercheur de l’Université de Cambridge, mais de nous uniquement : des Turcs, des Arméniens et d’une bouteille de rakı ou de liqueur avec Agri [NDLR : Ararat] en arrière-plan.