Si la France maintient toujours en vigueur une loi consulaire du 26 brumaire an IX (17 novembre 1800) qui oblige les femmes « désirant s’habiller en homme » (c’est-à-dire porter un pantalon) à demander une autorisation au Préfet de police, la Turquie a, elle aussi, sa loi-fétiche : la loi du 25 novembre 1925 prescrivant aux hommes de porter un chapeau en public. La célèbre « chapka ».

La modernisation turque vise, avant tout, à briser des habitudes. Les modernisateurs se sont tous soigneusement intéressés à la garde-robe des Turcs. Déjà en 1831, le sultan réformateur Mahmud II interdisait le turban et imposait le fez au nom précisément de la modernité. Autres temps, autres mœurs : un siècle plus tard, Mustafa Kemal impose sa propre lecture : le fez est le symbole de l’ignorance et de la bigoterie. Il fallait passer au chapeau. Les choses se font progressivement : en mai 1925, Mustafa Kemal impose la casquette allemande aux soldats de la marine, puis à ceux de la garde présidentielle, enfin aux militaires de l’armée de terre. Une circulaire du 5 août 1925 étend l’obligation à tous les fonctionnaires. Mustafa Kemal en personne, donne l’exemple. Il se montre en public avec son fameux chapeau panama afin d’habituer la population. La ville-test sera Kastamonu.

Le libérateur de la patrie n’avait jamais mis les pieds dans cette ville. Voilà une occasion pour se montrer tel qu’il veut qu’on le voie, avec un couvre-chef moderne. Le 28 août 1925, devant une foule acquise, il tient son célèbre discours : « Notre peuple est digne de porter une tenue moderne et universelle. Nous allons donc nous y employer. Pour les pieds, des chaussures ou des bottes, pour les jambes, un pantalon, pour le reste, un gilet, une chemise, une cravate, un col et pour couronner tout cela, un couvre-chef avec bord. Je le dis ouvertement : nous appelons cela un chapeau ». Le 25 novembre 1925, le port du chapeau est officiellement prescrit. Une loi en bonne et due forme est adoptée par l’assemblée nationale. L’importation de cet accessoire étranger et la volonté d’en faire le signe de la nouvelle vêture qu’impose le régime républicain sont, naturellement, déstabilisantes. Le peuple s’inquiète. C’est un transport de méfiance voire de franche opposition que rencontre la loi. Matériellement d’abord, il n’y a pas suffisamment de chapeaux pour tout le monde. Pour échapper à la sanction, on arbore des chapeaux en papier ou même des chapeaux de femme. La production de coiffure devient rapidement une industrie florissante. Ensuite, c’est un problème financier qui se pose. Les prix deviennent tellement élevés que le gouvernement doit les bloquer. Il se montre également magnanime en accordant des crédits d’un an à ses fonctionnaires en mal de chapeau. Enfin, l’Etat doit faire face à des résistances qui s’élèvent des régions les plus conservatrices. Il prendra des mesures largement disproportionnées. C’est précisément là que le bât blesse. Pour en découdre avec les plus têtus, un navire de guerre bombardera la ville de Rize pendant deux jours…

Le nouveau régime n’hésite pas non plus à mettre en place un tribunal révolutionnaire. Ce tribunal ambulant distribue généreusement peines de prison, exils et condamnations à mort. Au total, 20 personnes officiellement et 78 officieusement seront mises à mort. L’exécution la plus spectaculaire a été celle du célèbre Iskilipli Atif Hoca, un professeur de théologie qui avait rédigé une brochure intitulée « L’imitation européenne et le chapeau ». S’appuyant sur le hadith du Prophète selon lequel « celui qui veut ressembler à un peuple en fait partie » il affirma que porter un chapeau revenait à clamer son admiration pour l’Europe et donc à tomber dans la mécréance. Le hic était que cet opuscule datait de 1924 soit environ 1,5 an avant la loi sur le chapeau. Le principe de la non rétroactivité de la loi pénale faisait donc obstacle à sa condamnation. Le tribunal révolutionnaire trouvera un autre motif : opposition à la lutte pour l’indépendance et tentative de rétablissement de l’ancien régime. Il sera pendu le 4 février 1926 et deviendra, dans la conscience populaire, le martyr de l’autoritarisme républicain. Aujourd’hui, la loi du 25 novembre 1925 a valeur constitutionnelle. Il n’empêche qu’elle demeure une loi allègrement violée. A commencer par les dirigeants de l’Etat…

Sami Kiliç Paris pour Zaman France