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Europe

L’Europe et la peur des Turcs.

Publié le | par Ilker TEKIN | Nombre de visite 734

L’historien Jacques Le Goff, spécialiste du Moyen Âge, a écrit de nombreux articles et plusieurs livres sur l’Europe. Selon lui, l’un des principaux, sinon le principal élément fondateur de l’Europe fut l’alliance contre les Turcs et la peur que ces derniers inspiraient. Dans une interview au journal "Libération", Le Goff affirme en effet :

« Le mot « Européen » a été employé au Moyen Age plus fréquemment qu’on ne le dit, notamment à l’époque carolingienne, au IXe et au Xe siècle.
Mais il ne s’impose vraiment qu’au XVe siècle lorsqu’il est utilisé spectaculairement par le pape Pie II, un Siennois, dont le nom est Enea Silvio Piccolomini, qui consacre un petit traité à l’Europe. Il est animé d’un nouvel état d’esprit car il pense à l’Europe face aux Turcs, Constantinople ayant été pris en 1453
. »

Puis :

« Toute la partie orientale de l’Europe qui relève de Byzance et adopte une forme de christianisme assez nettement différente du christianisme latin occidental, c’est en fait un autre monde. Un mélange de mépris et de haine s’est installé entre les Orientaux et les Occidentaux. Ce qui atténue cette séparation, c’est la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 en ce qu’elle marque la fin de l’Empire byzantin et donc d’une puissance chrétienne en Europe de l’Est. Le pape Pie II le sent très bien : il est très partagé entre une peur des Turcs et une certaine joie d’avoir récupéré les Grecs. »

Jacques Le Goff présuppose ici que la construction d’une unité politique se fait par contraste et opposition avec d’autres unités, ce qui paraît être une théorie plausible. L’écrivain et philosophe Régis Debray abonde dans le même sens en déclarant :

« Ce dont l’Europe souffre aujourd’hui c’est de n’avoir pas d’adversaires, le drame de l’Europe c’est qu’elle n’a ni adversaires ni légendes, or une unité politique se pose en s’opposant - le moi se pose en s’opposant - pour faire un "nous" il faut un "eux". »

Dans l’histoire européenne, les Turcs, en particulier, ont joué ce rôle d’adversaire, d’ennemi cristallisant contre eux différents peuples d’"Europe", peuples qui se sont reconnus dans une alliance fondée sur l’opposition à un ennemi commun - l’identité chrétienne facilitant et pérennisant par ailleurs l’alliance européenne et créant l’idée d’Europe. En fait, nous pouvons dire que l’identité chrétienne des peuples d’Europe posait les bases d’un rassemblement et que l’opposition aux Turcs a activé celui-ci.

La peur des Turcs était réelle en Europe, mais elle fut également instrumentalisée afin de renforcer l’alliance contre ces premiers. En effet, présenter l’ennemi comme étant absolument diabolique ne manque pas de faire réagir contre lui. L’historienne turque Özlem Kumrular analyse ce phénomène dans son livre "l’origine de l’hostilité envers les Turcs en Europe : la peur des Turcs", dont voici la présentation :

« Assiégeants, oppresseurs, conquérants, triomphants, dominants, arrogants et orgueilleux…
Intelligents, magnifiques, disciplinés, déterminés, cruels et tolérants…

Considérant le fait que toutes ces catégories ont servi à qualifier en Europe un ennemi commun, c’est-à-dire les Turcs, constituant une « littérature » tissée de « craintes », il en résulte un type de peur qui persiste et résiste à l’érosion du temps : la peur du Turc.

Ce livre analyse l’histoire de cette phobie particulière qui a régné et règne en Europe, événement psychologique et politique qui va bien au-delà de la notion classique de « peur de l’étranger », par quels moyens cette phobie fut créée et comment elle s’est propagée dans l’Europe du XVIe siècle.

Nous l’écouterons par la bouche (…) et la plume (…) des principaux intéressés.
 »

Aujourd’hui, où il s’agit de donner un nouveau cap à l’Europe qui est devenue l’Union européenne, cette peur des Turcs et son instrumentalisation redeviennent d’une grande actualité. Exemple parmi tant d’autres, le président français Nicolas Sarkozy déclarait durant la campagne présidentielle en 2007 : "Si vous laissez entrer [dans l’Union européenne] 100 millions de Turcs musulmans, qu’en sortira-t-il ?". On essaye d’habiller les Turcs de repoussoirs ultimes : islamistes, ultranationalistes, potentiels envahisseurs en cas d’ouverture de frontières, Cheval de Troie des Etats-Unis etc.

Or, aujourd’hui, la Turquie (qui n’est plus l’Empire ottoman) n’a ni l’ambition ni le désir d’être l’ennemie, l’adversaire de l’Europe, elle se voit plutôt comme un partenaire. Elle s’est dégagée d’une représentation duale et reposant sur le passé des relations Turquie-Europe, à contrario l’Europe reste encore en partie prisonnière d’une représentation moyenâgeuse de ces relations.


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