Depuis les années 1980, certains auteurs arméniens et proarméniens se réfèrent aux Mémoires du comte Johann Heinrich von Bernstorff, ambassadeur d’Allemagne dans l’Empire ottoman de 1917 à 1918, comme constituant une preuve complémentaire de l’intention exterminatrice que ces auteurs prêtent au gouvernement du Comité union et progrès, contre les Arméniens ottomans. Cette utilisation est apparue dans un contexte précis : les tentatives désespérées pour soutenir que des falsifications grossières, en l’occurrence les « documents Andonian [1] », puis les Mémoires de l’ambassadeur américain Henry Morgenthau [2], sont en fait authentiques. Ces tentatives furent le fait du sociologue arméno-américain Vahakn N. Dadrian [3] (actuellement directeur de l’Institut Zoryan, une boîte à idées proche de la Fédération révolutionnaire arménienne [FRA], après sa mise à la retraite d’office de la State University of New York, pour cause de harcèlement sexuel), suivi par le chirurgien français Yves Ternon [4], lui aussi un grand ami de la FRA, qui, selon ce qu’il a lui-même écrit, n’a été guidé, pour l’étude de la question arménienne, que par des militants et des associations nationalistes arméniens ; il a refusé tout contact avec des historiens turcs [5]. Les argumentations ne sont vraiment pas convaincantes [6], et c’est pourquoi même des auteurs arméniens et proarméniens émettent de sérieux doutes sur l’authenticité des « documents Andonian [7] » ; mais cet article n’a pour but que d’étudier le mauvais usage des Mémoires de Bernstorff, publiés en allemand en 1935, et traduits en anglais l’année suivante [8] (le catalogue en ligne de la Bibliothèque nationale n’indique aucune traduction française).
Les citations en cause
Dans les années 1980, MM. Ternon et Dadrian utilisèrent une citation des Memoirs of Count Bernstorff, pour corroborer les accusations des faux documents publiés par Aram Andonian :
« Alors que je l’interrogeais sans cesse sur la question arménienne, il me dit une fois avec le sourire : “Mais enfin que me voulez-vous ? La question est réglée, il n’y a plus d’Arméniens […]. » (When I kept on pestering him about the Armenian question, he once said with a smile : ‘What on earth do you want ? The question is settled, there are no more Armenians,’ […].)
En 1999, M. Dadrian s’est servi de la même citation pour défendre les Mémoires de l’ambassadeur Morgenthau, arguant que « l’ambassadeur allemand Bernstorff, dans ses Mémoires, cite Talat en des termes presque identiques » à ceux cités par Morgenthau [9].
Sans surprise, la citation a été reprise depuis [10].
En 1995, M. Dadrian s’est servi de deux autres citations, dans un contexte quelque peu différent, mais toujours pour défendre l’accusation de « génocide [11] » :
« Il [Talat] paya de sa vie sa complicité dans le crime commis contre les Arméniens. » (“His complicity in the Armenian crime he [Talat] atoned for his death.”)
« L’Arménie [Bernstorff veut dire : l’Anatolie orientale] où les Turcs ont systématiquement essayé d’exterminer la population chrétienne. » (“Armenia where the Turks have systematically trying to exterminate the Christian population.”)
Il ne fait aucun doute que si ces phrases sont acceptées telles quelles, pour argent comptant, avec une telle interprétation, elles constituent une claire indication en faveur de la qualification de « génocide », même si elles ne représentent qu’une part très modeste des Memoirs of Count Bernstorff. Les livres de Morgenthau et Andonian dépeignent, tant l’un que l’autre, Talat comme un criminel féroce ; à en croire ce qu’écrivent MM. Dadrian et Ternon, les Memoirs of Count Bernstorff corroborent en partie cette si grave accusation. Néanmoins, en y regardant de plus près, c’est une version bien différente qui apparaît.
Critique
La déformation la plus évidente est la première et la plus utilisée (« Alors que je l’interrogeais sans cesse sur la question arménienne, il me dit une fois avec le sourire : “Mais enfin que me voulez-vous ? La question est réglée, il n’y a plus d’Arméniens […]. »). Le contexte rend clairement compte de ce que voulait dire Bernstorff :
« Un excellent exemple à cet égard est le Grand vizir Talat Pacha, qui fut ensuite assassiné à Berlin par un Arménien. J’en suis venu à la respecter et à l’apprécier pendant que je servais à Constantinople. C’était un homme d’une intégrité absolue, il avait des dons exceptionnels, qui lui ont permis de grimper le sentier escarpé menant de l’administration des Postes au statut d’homme d’État, un homme d’État au sens le plus authentique de cette expression. Son comportement et ses idées n’avaient strictement rien de ceux d’un parvenu [en français dans le texte]. En tant que Grand vizir, Talat Pacha donnait toujours l’impression d’être un “grand seigneur” [en français dans le texte], et ses conceptions politiques n’étaient grevées par aucune mesquinerie. Je n’ai jamais connu un Turc qui puisse être avantageusement comparé à Talat. […] Quoi qu’il en soit, Talat savait ordinairement prendre la bonne décision, et au fur et à mesure que le temps passait, notamment après sa visite en Europe, il eut plus d’une fois l’occasion de s’atteler à sa lourde tâche. Si un homme d’État aurait pu réformer avec succès l’Empire ottoman, c’eût été Talat Pacha, à condition qu’il pût consolider son influence et son pouvoir. Comme je l’ai déjà dit, je ne parle pas de l’actuelle République de Turquie, où je ne compte malheureusement aucune relation.
Ce contraste constant et considérable entre ses désirs et ce qu’il pouvait réaliser conduisit le Grand vizir à un charmant mélange de scepticisme et d’aimable cynisme, qui augmentait le charme de sa personnalité attrayante. Alors que je l’interrogeais sans cesse sur la question arménienne, il me dit une fois avec le sourire : “Mais enfin que me voulez-vous ? La question est réglée, il n’y a plus d’Arméniens” — une réponse qui, tout en reconnaissant sa complicité dans le crime, laissait entendre que ce qui se disait en Europe pouvait être exagéré [12]. »
Cette citation plus complète se suffit presque à elle-même :
- Contrairement aux faux documents d’Andonian et aux Mémoires de Morgenthau, Talat n’est pas décrit comme un personnage affreux et sanguinaire, mais comme un « homme d’État », responsable et modéré.
- La phrase « La question est réglée, il n’y a plus d’Arméniens » est un trait d’humour noir, destiné à critiquer les déformations de la propagande proarménienne.
- Bernstorff ne présente pas Talat comme le responsable suprême des crimes commis contre des civils arméniens, mais comme un « complice ».
Ce que Bernstorff entendait par « complicité » est expliqué par le contexte de la seconde citation mal utilisée :
« Il [Talat] paya de sa vie sa complicité dans le crime commis contre les Arméniens. À cet égard, il paya pour sa nation. Les hommes d’État d’autres pays ont souvent été tout aussi coupables en n’éliminant pas les préjugés de leurs concitoyens, et il serait injuste de juger d’après les normes de l’Europe un homme d’État turc, fût-il du calibre de Talat Pacha [13]. »
Il apparaît ainsi clairement que Bernstorff reprochait à Talat de ne pas avoir su empêcher les atrocités commises par certains Turcs, Kurdes, Circassiens et Arabes contre des Arméniens déplacés, mais non d’avoir conçu des desseins criminels contre des exilés.
Arrivés à ce point de la démonstration, notons que, dans ses Mémoires, le général Otto Liman von Sanders, chef de la mission militaire allemande dans l’Empire ottoman (1913-1918), est très louangeur pour la personnalité de Talat Pacha et réfute la culpabilité d’une culpabilité du gouvernement central dans les atrocités commises contre une partie des Arméniens déplacés [14].
La troisième et dernière citation n’est ni déformée ni tendancieusement extraite de son contexte, et elle est donc la seule qui puisse être utilisée pour soutenir la qualification de « génocide » — mais à dire vrai un étrange « génocide », qui ne concernerait que les Arméniens d’Anatolie orientale, et n’aurait pas été désiré par les autorités centrales, contrairement à ce que prétend toute la littérature défendant une telle qualification pour le cas arménien. Quoi qu’il en soit, les Mémoires du comte von Bernstorff, comme toute autre source pour l’histoire, doivent être soumis à une critique interne et externe.
Bernstorff n’était pas en Turquie mais aux États-Unis pendant le déplacement des Arméniens, en 1915-1916 ; comme ambassadeur dans l’Empire ottoman, il n’a pas quitté Istanbul ; nulle part dans ses Mémoires, il ne prétend avoir mené une enquête particulière, par exemple en interrogeant des hauts fonctionnaires de l’ambassade et des consulats d’Allemagne ; Bernstorff n’indique nulle part le rôle de cinquième colonne joué dès le début de la Première Guerre mondiale par les révolutionnaires arméniens, un fait pourtant bien présent dans les sources allemandes [15] ; bien qu’il loue Talat Pacha, les préjugés de Bernstorff sur les peuples orientaux (surement pas pires que la moyenne de son temps, il est vrai) et son manque de curiosité pour la Turquie (il reconnaît ne vraiment pas connaître grand-chose à la Turquie kémaliste) apparaissent clairement dans son livre. Rien de tout cela ne fait de Bernstorff un témoin de premier choix pour la tragédie de 1915-1916.
Plus important est le fait que plusieurs témoins allemands, qui se sont rendus en Anatolie orientale pendant la Première Guerre mondiale, ont une version fort différente de cette histoire. En particulier, le général Felix Guse a fait valoir que le but du déplacement forcé était d’en finir avec les nombreuses révoltes organisées par les comités arméniens, coordonnées entre elles, révoltes qui commencèrent dès 1914 ; Guse a fait aussi valoir que les atrocités contre des Arméniens déplacés ne furent pas systématiques [16]. Friedrich Bronsart von Schellendorf défendit les mêmes conclusions, et insista sur le fait que la politique de Talat vis-à-vis des Arméniens était dénuée d’intentions criminelles [17]. Heinrich Bergfeld, consul allemand à Trabzon, dont les rapports sont, eux aussi, utilisés de façon extrêmement sélective par des auteurs arméniens et proarméniens — notamment M. Ternon — a également conclu que le sort des Arméniens expulsés était extrêmement variable, selon la qualité de l’escorte fournie [18]. Les observations d’Ernst Jäckh, un universitaire allemand qui remplit des fonctions officieuses pour son gouvernement pendant la guerre, corroborent ces conclusions [19].
De même, les journalistes Gustav Hjalmar Pravitz (suédois), George Abel Schreiner (américain) et Stefan Steiner (autrichien), qui ont enquêté en Anatolie orientale — et même, pour le premier, dans les provinces arabes — ont témoigné qu’il n’y eut pas de destruction systématique des Arméniens ; tous trois ont insisté sur le fait que l’ineptie bureaucratique et le manque de moyens matériels étaient les plus grands responsables des pertes humaines, et que les accusations d’atrocités qui étaient largement diffusées dans des pays occidentaux contenaient une grande part d’inventions et d’exagérations [20]. Stefan Steiner fut aussi le témoin des crimes de guerre commis par les volontaires arméniens contre des civils turcs, en Anatolie orientale, en 1918 [21].
Il n’est pas jusqu’au Livre Bleu de l’équipe Bryce-Toynbee [22] où ne se trouve au moins un témoignage occidental, celui de la missionnaire Mary L. Graffam, rejetant explicitement les accusations d’extermination systématique, ainsi que tout reproche contre les hauts fonctionnaires ottomans ou le gouvernement [23]. Contrairement à la majorité des sources utilisées dans ce livre de « propagande de guerre » (selon les propres termes d’Arnold J. Toynbee [24]), Graffam n’a témoigné que de ce qu’elle a vu, et s’est entretenue avec des Turcs comme avec des Arméniens.
Le commandant Edward W. C. Noel, envoyé en Anatolie par le gouvernement britannique pour combattre les kémalistes, en 1919, a conclu, après enquête, que les atrocités turques contre des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale étaient « isolées » — du moins dans la région qu’il a traversée —, ajoutant que les crimes de guerre commis par des volontaires arméniens et nestoriens de l’armée russe, contre des Kurdes, étaient — du moins dans sa région, là encore — pire et plus « systématiques [25] ».
Ainsi, même en négligeant l’ensemble considérable de preuves, contenu dans les sources ottomanes [26], contre l’accusation d’extermination systématique, de même que l’échec du procureur britannique de Malte à trouver une quelconque preuve soutenant cette accusation [27], et en centrant l’étude sur les sources occidentales, la conclusion qu’impose une étude impartiale, c’est que l’accusation de Bernstorff n’est pas convaincante, et qu’elle l’expression de préjugés.
Conclusion
En tentant de sauver, contre toute évidence, l’authenticité de falsifications grossières, deux des défenseurs les plus connus de la qualification de « génocide arméniens » ont mésusé des Memoirs of Count Bernstorff, en déformant deux citations et en élevant une opinion douteuse au rang de preuve. Autant l’un que l’autre, ces deux auteurs sont tout à fait capables de comprendre que leur utilisation du livre de Bernstorff n’est ni honnête ni scientifique. Mais une telle constatation ne surprendra personne parmi ceux qui sont familiarisés avec l’usage sélectif, et dans plusieurs cas purement trompeur, des sources, auxquels se livrent MM. Dadrian et Ternon [28].
L’étude scientifique de la question arménienne, un sujet extrêmement délicat et politisé, qui fut aggravé, bien après 1916, par le terrorisme arménien et l’usage de la violence, tant physique que verbale — jusqu’à la tentative d’assassinat par engin explosif —, contre des historiens qui n’acceptent pas l’accusation de « génocide [29] » , nécessite une attention encore redoublée aux devoirs classiques du travail historique. Les torts ne sont sûrement pas limités à la partie arménienne, mais l’usage récurrent de faux notoires — tels que les « documents Andonian », les Mémoires de Morgenthau, ou le livre de Mevlanzade Rifat —, et l’usage très malhonnête de citations est l’exclusivité d’auteurs arméniens et proarméniens [30]. Un véritable débat sur la tragédie de 1915-1916 suppose que les universitaires qualifiant de « génocide » le sort des Arméniens ottomans condamnent clairement et définitivement l’usage de la propagande mensongère, et acceptent que ceux qui remettent en cause l’accusation de « génocide » ne sont pas nécessairement des laquais du gouvernement turc, des imbéciles manipulés ou des personnes largement dénuées de sens moral. Hélas, à l’exception d’Hilmar Kaiser, peu de défenseurs de la qualification de « génocide » ont un tel niveau universitaire. Pourtant, le fait que, depuis 1915, aucune preuve concluante n’ait été apportée pour soutenir l’accusation d’une extermination planifiée [31], et, par ailleurs, les preuves solides établissant que le gouvernement a puni avec sévérité plusieurs centaines de musulmans qui se crurent, à tort, tout permis pendant le déplacement forcé [32], de même que la politique protectrice de Djémal Pacha (Cemal Paşa), numéro 3 du régime jeune-turc, envers les Arméniens exilés [33], ou les fortes dépenses engagées pour eux par le gouvernement central [34], devraient inciter à l’humilité et à la prudence.
La réconciliation nécessaire entre Turcs et Arméniens implique une étude impartiale du passé et une condamnation mutuelle, totale, de tous les crimes commis des deux côtés. Jusqu’à présent, « la “question arménienne” a donné lieu à une littérature immense […] et qui comporte d’ailleurs fréquemment des déformations historiques considérables, qui lui ôtent toute valeur [35] », comme l’a noté Xavier de Planhol, l’un des meilleurs spécialistes des études turques. Le mauvais usage des Memoirs of Count Bernstorff n’est qu’une déformation parmi tant d’autres.
Maxime Gauin