ATATÜRK par Ayten AKGÜRBÜZ

Editos & Tribune libre

Des Arméniens aux Parlements ottoman et turc : 1914-1964

Publié le | par Maxime Gauin | Nombre de visite 1962
Des Arméniens aux Parlements ottoman et turc : 1914-1964

Comme il fallait s’y attendre, l’élection de trois députés arméniens (un pour le parti de droite AKP, Markar Esayan, une pour le parti kémaliste CHP, un pour le parti kurde HDP) a suscité un certain nombre de commentaires, qui ne brillent pas tous par leur exactitude, et en particulier ceci, sur le site du collectif VAN :

« Il y aurait déjà eu des députés arméniens dans les années 50, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que l’Histoire n’a pas retenu leur nom. Elle se souvient par contre des députés arméniens Krikor Zohrab et Vartkes, le premier étant un ami personnel de Talaat Pacha, ministre de l’Intérieur Jeune-Turc en 1915 : jusqu’à la dernière minute, Krikor Zohrab n’avait pu se résoudre à croire en la réalité du plan génocidaire machiavélique mis en place par son grand ami Talaat Pacha. Il le paya de sa vie. Tout comme 1.500.000 Arméniens de Turquie... »

J’avais déjà fait observer sur Twitter, à ce même collectif VAN, que les élections législatives de 2015 ne représentent pas une absolue nouveauté de ce point de vue, mais la prise en compte de mes remarques demeure tout à fait partielle.

Berç Keresteciyan Türker, ancien directeur général (1914-1927) de la Banque ottomane, ancien soutien financier du mouvement kémaliste, président d’honneur de l’Association pour l’amitié turco-arménienne à sa fondation en 1923, fut député d’Afyon de 1935 à 1946 [1], donc avant les années 1950. S’agissant maintenant de cette décennie, André Vahram fut député (Parti démocrate, DP) d’Istanbul de 1950 à 1954, Zakar Tarver fut député de cette même ville, et pour ce même parti, de 1954 à 1957, et Mıgırdıç Şellefyan, également député DP d’Istanbul, de 1957 à 1960. Dans le Parlement de transition nommé par le régime militaire (1960-1961), se trouvait Hermine Agavni Kalustyan (professeure de mathématiques au lycée Galatasaray). Enfin, de 1961 à 1964, Berç Turan fut sénateur (CHP) d’Istanbul [2].

Il faut également aborder le cas particulier de Münip Boya, né d’une mère arménienne et d’un père Assyro-Chaldéen : député d’Hakkari au Parlement ottoman de 1912 à 1919, il fut de nouveau député, de Van cette fois, entre 1923 et 1946 [3]. Le cas Boya nous amène naturellement à parler des dernières années de l’Empire ottoman. En 1914, les Arméniens Onnik Ihsan et Dikran Barsamian furent élus députés sans étiquette, respectivement d’Izmir et de Sivas. Ils siégèrent sans problème jusqu’en 1919. Vous pouvez lire en ligne une intervention du député Onnik Ihsan en mars 1918 : http://www.tbmm.gov.tr/develop/owa/td_v2_mmb.sayfa_getir?sayfa=685:689&v_meclis=61&v_donem=3&v_yasama_yili=ic04&v_cilt=c002&v_birlesim=063 Artin Boşgezenyan fut élu député (Comité Union et progrès) d’Alep en 1908, et réélu en 1912, puis aux élections anticipées de 1914. Lui aussi siégea durant toute la Première Guerre mondiale, restant membre du CUP et de son groupe parlementaire. Encore au printemps 1918, Boşgezenyan apparaissait comme l’un des inspirateurs des nouveaux projets de réforme en Anatolie orientale, que l’armée ottomane était en train de reconquérir, et de réconciliation avec les Arméniens [4]. Autre député arménien du CUP, Bedros Hallaçyan, également élu en 1908, réélu en 1912 et 1914, fut ministre des Travaux publics de 1909 à 1912, puis promu en 1913 membre du comité central du parti (où il siégea jusqu’en 1915) et présida, de 1916 à 1918, la commission chargée de réécrire le code commercial ottoman [5].

Quant à Azarian Efendi, adversaire des nationalistes-révolutionnaires arméniens, il fut sénateur (sans étiquette) d’Istanbul jusqu’à la fin de l’Empire ottoman, en 1922. Le Service de renseignements de la Marine française nous indique qu’il a continué de jouir de sa « grande fortune [6] ». Le député (Fédération révolutionaire arménienne) de Van Vahan Papazian (1876-1973), lui, a choisi la révolte en 1914-1915 (et plus tard, le nazisme), ce qui ne l’a pas empêché de mourir à 97 ans — il est vrai en exil, au Liban.
Reste, certes, le cas de Krikor Zohrab et Vartkes Serengulyan, qui furent effectivement assassinés en 1915. Il faut encore une fois rappeler que leurs assassins furent arrêtés la même année :

« Ministère de l’Intérieur — Direction générale de la sécurité

Secret

Message au préfet de Konya

Ahmed de Siroz et son ami Halil ont été transférés à Konya aujourd’hui, afin d’être jugés devant une cour martiale de la 4e armée, pour avoir assassiné des Arméniens et dérobé leurs biens. Il faut veiller à ce qu’ils ne s’échappent pas, à ce qu’ils soient mis sous bonne garde, jusqu’à réception des instructions de Cemal Paşa à leur égard.

Le ministre [de l’Intérieur Talat] [7]. »

Ce document, d’une importance toute particulière et daté du 9 septembre 1915, prouve une implication personnelle de Talat dans la répression de ce double assassinat, et le choix, de sa part, de confier les assassins à Cemal, numéro trois du régime jeune-turc. Or, ce dernier était parfaitement connu, dès 1915, pour son opposition aux agissements criminels contre des Arméniens, et pour préférer la potence afin de régler ce genre de questions [8]. En d’autres termes, en choisissant de les envoyer à Cemal, Talat a sciemment choisi de les envoyer à la mort. C’est exactement ce qui s’est produit, car Ahmed fut condamné à la peine capitale et pendu ; Halil fut condamné en première instance à la réclusion criminelle à perpétuité avec régime de forteresse, mais, utilisant ses pouvoirs spéciaux, Cemal fit appel, pour réclamer la peine de mort, laquelle fut finalement prononcée puis exécutée [9].

Je passe sur le chiffre absurde d’1 500 000 Arméniens ottomans morts durant la Première Guerre mondiale : cette énorme exagération, répétée sans la moindre référence, fait fi de tous les travaux d’histoire démographique un tant soit peu sérieux, ceux qui retiennent la qualification de « génocide arménien » comme ceux qui la rejettent ou restent dubitatifs [10].

Une fois de plus, quand le militantisme revanchard se mêle d’histoire, ni l’exactitude historique ni la sérénité n’y gagnent.


[1Semi Ertan, An Armenian at the Turkish Parliament in the Early Republican Period : Berç Türker Keresteciyan, mémoire de master, université Sabancı, 2005 ; Salâhi Sonyel, Turkey’s Struggle for Liberation and the Armenians, Ankara, SAM, 2001, p. 219.

[2Cafer Ulu, Türkiye Cumhuriyet’inde Ermeniler, Ankara, Atatürk Araştırma Merkezi, 2009, pp. 180-181.

[3Ibid.

[4Feroz Ahmad, The Young Turks and the Ottoman Nationalities. Armenians, Greeks, Albanians, Jews and Arabs, 1908-1918, Salt Lake City, University of Utah Press, 2014, p. 93.

[5Feroz Ahmad, The Young Turks. The Committee Union and Progress in Turkish Politics, 1908-1914, Oxford, Clarendon Press, 1969, p. 104 ; Yücel Güçlü, The Holocaust and the Armenian Case in Comparative Perspective, Lanham-Boulder-New York-Toronto-Plymouth, University Press of America, pp. 79-84.

[6S.R. Marine, Turquie, n° 532, 4 avril 1919, Centre des archives diplomatiques de Nantes, 36 PO/1/7.

[7Hikmet Özdemir et Yusuf Sarınay, Turkish-Armenian Conflict Documents, Ankara, TBMM, 2007, p. 261.

[8Guenter Lewy, The Armenian Massacres in Ottoman Turkey, Salt Lake City, University of Utah Press, 2005, pp. 112-113.

[9Yusuf Sarınay, « The Relocation (Tehcir) of Armenians and the Trials of 1915-16 », Middle East Critique, XX-3, automne 2011, p. 309.

[10Par exemple : Youssef Courbage et Philippe Fargues, Chrétiens et Juifs dans l’Islam arabe et turc, Paris, Payot & Rivages, 1996, p. 222-227 ; Fuat Dündar, The Crime of Numbers. The Role of Statistics in the Armenian Question, 1878-1918, New Brunswick, Transaction Publishers, 2010, p. 151 ; Guenter Lewy, The Armenian Massacres…, pp. 234-240 ; Justin McCarthy, Muslims and Minorities. The Population of Ottoman Anatolia and the End of the Empire, New York-Londres, New York University Press, 1983, pp. 121-130, et, du même auteur, « The Population of the Ottoman Armenians », dans Türkkaya Ataöv (dir.), The Armenians in the Late Ottoman Period, Ankara, TTK/TBMM, 2002, pp. 65-85.

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