Décryptage de la chronique-plaidoirie de Frédéric Encel en faveur de la loi de censure arménienne

Info Turquie News - www.turquie-news.com - Dans une chronique assimilée à une plaidoirie en faveur de la loi de censure arménienne, l’essayiste et géopoliticien Frédéric Encel assène point par point les mêmes arguments que ceux développés par les officines ultra-nationalistes arméniennes de France.
Nous vous proposons ce décryptage publié sur le blog Au Tour du Monde et mettant en lumière les contradictions, inexactitudes et parti-pris des propos de Frédéric Encel.
Commentaires sur la chronique de Frédéric Encel concernant « la loi de pénalisation de la négation du génocide arménien. »
L’essayiste et géopoliticien, Frédéric Encel, a fait une chronique ce mardi 7 août 2012 sur la radio France Inter [1] concernant « la loi de pénalisation de la négation du génocide arménien », lors de laquelle il accumule les propositions fausses, établit des parallèles non pertinents et alimente le mouvement qui, aujourd’hui, tend à délégitimer l’histoire et les historiens, ce contre quoi nous avons tenu à apporter quelques éléments de contradiction.
F. Encel : « L’histoire du génocide arménien a déjà été dite par ses contemporains en l’occurrence des milliers de rescapés, des diplomates, des militaires, des journalistes, des intellectuels et même des juges. »
Commentaire : D’une part, personne ne nie les massacres qu’ont subis les Arméniens, d’autre part le concept de génocide a été créé en 1948, comment dès lors « l’histoire du génocide arménien » peut-elle être dite par ses contemporains ?
Par ailleurs, les témoignages des contemporains ne sont pas unanimes, notamment, les journalistes George Abel Schreiner et Gustav H. Pravitz, le consul allemand Bergfeld, n’ont pas parlé de massacres systématiques.
Enfin, les témoignages des « rescapés », des « intellectuels », des « journalistes », des « diplomates » ne disent rien sur les raisons, sur les volontés politiques d’une tragédie, or, le concept de génocide juge ces raisons et ces volontés. Ainsi, historiquement, l’argument de F. Encel n’est pas valable.
F. Encel : « Protéger une tragique réalité historique de sa négation outrancière. »
Commentaire : Il n y a pas de négation outrancière mais différence d’interprétation sur une question qui est de l’ordre de l’interprétation : y avait-il ou non « volonté » de tuer les Arméniens « parce qu »’ ils étaient Arméniens. Côté turc la réponse est « non », avec des preuves historiques tangibles. Si cela est outrancier, alors, la science historique est en elle-même outrancière.
F. Encel : « C’est une loi qui incarne l’expression de la volonté générale, c’est donc bien au nom du peuple français que ses représentants légiféreront. »
Commentaire : Monsieur Encel est prétentieux de croire qu’il sait ce qu’est la volonté générale du peuple français sur les questions des lois qui légifèrent l’histoire. Il apparaît bien plutôt, d’après les commentaires sur les forums des différents sites des journaux (« Le Monde », « Le Figaro », « Libération » etc), que les Français sont assez largement opposés à ces lois. Quand bien même ils ne le seraient pas, la science n’est pas tributaire de la « volonté générale », autant voter alors pour statuer les lois de la physique.
En outre, il y a beaucoup plus de députés ayant signé la saisine du Conseil Constitutionnel afin d’abroger la « loi Boyer » (72 députés) que pour voter cette loi (37 députés). Donc si on suit le raisonnement de F. Encel, la représentation nationale s’étant plus largement opposée à cette loi, « l’expression de la volonté générale » est donc défavorable à celle-ci – ce que le géopoliticien tait ou ne voit pas.
F. Encel : « Ajoutons que les historiens disent certes l’histoire sans en être les propriétaires exclusifs. »
Commentaire : Encore une fois, cela revient à dire, par exemple, que les mathématiciens ne sont pas propriétaires des mathématiques, cela n’a pas de sens. Voir une science en terme de « propriété » est déjà en soi une étrangeté, l’historien est là pour étudier les faits selon les critères de sa discipline. Si tout le monde s’institue historien, comme les politiques ou les journalistes, quelle vérité se fera ?
F. Encel : La loi Gayssot n’a jamais empêché les historiens de travailler « sauf, et pour cause, les faussaires négationnistes du génocide juif, nul historien sérieux ne conteste l’évidence de la Shoah, des centaines d’entre eux travaillent d’ailleurs actuellement sur les multiples aspects de ce génocide pourquoi en serait-il différemment avec le génocide arménien. »
Commentaire : En effet, aucun historien sérieux ne conteste la Shoah, or, il n’en est pas de même pour la qualification de « génocide » concernant les événements de 1915 où de nombreux historiens, spécialistes de l’ère ottomane, et non des moindres tels que Guenter Lewy, Justin McCarthy, Norman Stone pour n’en nommer que quelques-uns, contestent les parallèles avec la Shoah justement.
A ce titre, bien que partisan de la qualification de « génocide arménien », l’historien britannique Ara Sarafian réfute toute assimilation à la Shoah, et était totalement hostile aux lois de censure, en 2006. Hilmar Kaiser, autre partisan de la qualification de « génocide arménien », a lui aussi dénoncé comme absurde l’assimilation du cas des Arméniens à la Shoah.
De l’autre côté, ce sont les historiens plutôt non-« sérieux » pour reprendre le terme de F. Encel, comme Yves Ternon ou Taner Akçam, qui font ce genre de rapprochements.
Ainsi, confondre la contestation de la Shoah à celle du caractère génocidaire ou pas des événements de 1915 ne va pas de soi, ce sont deux événements d’ordre et de nature différents qui doivent être étudiés pour ce qu’ils sont.
Ici, le géopoliticien établit une pareille confusion. Or, ce faisant, d’une part, il remet en cause le caractère singulier, étudié par nombre d’historiens, du Nazisme et de la Shoah, et d’autre part, il émet une hypothèse historique, alors qu’il n’est pas historien, contre laquelle il ne serait plus possible de s’opposer, même pour les historiens, si une loi qui légifère l’histoire était votée.
Pour faire exemple, beaucoup d’historiens contestent le caractère génocidaire des événements de Vendée. Pourquoi ne pas voter une loi qui interdise ces contestations ? Une autre encore selon d’autres considérations politiques, géopolitique etc. Nous voyons ici, le danger que représente le fait que le politique se croit « copropriétaire » de la science historique et se substitue à l’historien.
De plus, en Arménie nier la Shoah est courant [2] depuis une dizaine d’années au moins. La confusion que créée les identifications non pertinentes, alimentée par des considérations d’ordre politique, permet ainsi les types de mouvement comme en Arménie. Ce qui n’est pas, encore une fois, souhaitable ni pour la science historique, ni pour la légitimité de la fonction politique.
F. Encel : « S’il y a plainte abusive contre des historiens sérieux, et bien la justice tranchera, évidemment, en leur faveur »
Commentaire : F. Encel s’entend-t-il raisonner ? Sa phrase est une ineptie. Comment admettre dans une démocratie qu’un historien sérieux aille se justifier devant les tribunaux ?
Dans le passé, des historiens réputés et spécialistes de l’ère ottomane ont été soit menacés soit agressés parce qu’ils faisaient leur métier sur la question arménienne. Citons, à titre d’exemples, Stanford Jay Shaw, pris pour cible dans un attentat à la bombe commis par les terroristes arméniens de l’ASALA dans sa maison, alors que sa famille était présente [3]. Ou bien, Gilles Veinstein, menacé de mort et agressé par des activistes arméniens.
Cette loi, en légitimant la répression, permettra de nouvelles menaces ou agressions contre des historiens – ce qui dans une démocratie digne de ce nom n’est pas acceptable.
F. Encel : « On risque d’ouvrir la boîte de Pendore, l’inflation de textes est une préoccupation bien légitime en effet, mais en l’occurrence la loi en souffrance ne concernerait sans doute que les génocides reconnus par la France, c’est-à-dire les seuls génocides juif et arménien. »
Commentaire : D’une part, la France ne reconnaît pas le génocide juif dans un texte de loi : la loi Gayssot n’est en rien une loi de « reconnaissance », elle n’inclut pas le mot « génocide » et ne se limite pas au cas des Juifs. Cette loi, entre autres dispositions, interdit de contester l’existence d’un crime contre l’humanité condamné à Nuremberg ou par un tribunal français.
D’autre part, pourquoi, selon quelle raison, la loi ne « reconnaîtrait » que certains génocides, les autres n’existeraient pas ? L’Etat serait « négationniste » dans ce cas ? Et pourquoi, les autres pays ne statueraient pas sur l’histoire des autres selon leur « volonté générale » ou leurs intérêts du moment, en mettant en prison les gens qui contesteraient ces lois ? On voit dans quel monde nous entraîneraient ces propositions – qui se situent dans le registre, sur le terrain de la propagande et non de l’histoire.
Pourquoi également, puisqu’il est question de l’Empire Ottoman, ne pas rappeler dans la loi les massacres commis par les forces arméniennes et grecques, avant et durant la Première Guerre mondiale, sur les civils musulmans et juifs. Pourtant les sources turques et non turques sont nombreuses sur ces massacres [4].
F. Encel : « Enfin, les menaces de représailles commerciales turques ne doivent pas impressionner, si la Turquie est un Etat souverain, la France l’est tout autant et sa représentation nationale légitimée, répétons-le, à légiférer au nom du peuple français. De toute façon, des représailles risqueraient d’entraîner une réplique européenne et de coûter au final très cher à Ankara. »
Commentaire : Passons le petit aspect de provocation de la phrase de F. Encel, derechef il ne sait pas ce que veulent les Français sur les lois qui légifèrent l’histoire, il fait comme s’il était, ou se croit être le porte-parole de la « volonté générale. »
Il semble également ignorer les règles internationales sur le commerce. Si un pays peut écarter des entreprises des appels d’offres publics, elle n’a pas son mot à dire sur le secteur privé, il en va de même pour la France, la Turquie, ainsi que n’importe quel pays de l’OCDE.
De plus, il n’est pas du tout assuré que les autres pays européens suivent la France sur une question purement électoraliste et interne – pas même la Grèce, malgré les milliards d’euros abandonnés dans ce pays.
F. Encel : « En définitive une chose est sûre le négationnisme est un fléau à combattre, autant que lorsqu’il d’Etat que lorsqu’il provient de groupes ou d’individus. »
Commentaire : En effet, il faut lutter contre le négationnisme, mais autant il faut lutter contre les propagandistes qui utilisent et déforment l’histoire pour en faire un objet de propagande contre la Turquie. Ce faisant, ils alimentent la turcophobie et affaiblissent la science historique.
Lien/Source : Au Tour du Monde
[1] A écouter en suivant ce lien : http://www.franceinter.fr/emission-la-chronique-internationale-la-loi-de-penalisation-de-la-negation-du-genocide-armenien
[2] Lire par exemple : http://old.prima-news.ru/eng/news/articles/2003/5/21/24628.html
[3] Concernant cet attentat, le grand historien Bernard Lewis déclarera : "La coercition est la meilleure façon de falsifier l’histoire, mais elle n’est pas toujours possible. La deuxième meilleure méthode est l’intimidation. Il y a des années, un professeur à l’université de Californie publia un livre qui déplut à certains éléments de la communauté [arménienne]. Ils attaquèrent ses cours et à ses éditeurs, et ravagèrent sa maison. Lui et sa famille s’y trouvaient à ce moment-là. Par miracle, ils en réchappèrent. Cela semble être une forme extrême, et inacceptable pour la plupart des gens, d’argumentation historique"
[4] Rapport de Kara Schemsi 1919 : http://louisville.edu/a-s/history/turks/turcs_et_armeniens.pdf
International Review of Turkish Studies : https://docs.google.com/open?id=0B4Gb2XfHGR0HYnBTR1A0NDZRbDI5Zmx4a2xGcHFNUQ