28 mars 2024

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100e anniverssaire de la république de Turquie

Mustafa Kemal ATATÜRK

ATATÜRK & LE MULTIPARTISME

Publié le | par Özcan Türk (Facebook) | Nombre de visite 771
ATATÜRK & LE MULTIPARTISME

ATATÜRK & LE MULTIPARTISME

Il y a 89 ans jour pour jour, le second parti d’opposition turc voyait le jour sous le nom de « Serbest Cumhuriyet Fırkası » ou SCF (traduisez « Parti républicain libéral »).

La première formation d’opposition : le « Terakkiperver Cumhuriyet Fırkası ou TCF » (traduisez Parti républicain progressiste) avait été créée en 1924 puis fermée l’année suivante notamment suite à la révolte obscurantiste de Cheikh Saïd qui voulait renverser la République turque.

L’historien Sinan Meydan explique la tentative de démocratisation de la société turque par Atatürk dans une période où l’Europe occidentale était traversée par des idéologies fascistes.


TRADUCTION

LES MOTIFS DE LA CRÉATION DU SCF

La jeune Turquie, devenue une république en 1923, est durement frappée par la crise économique de 1929 survenue aux États-Unis.

Cette crise économique engendre une contestation anti-gouvernementale. Des voix fêlées s’élèvent contre les réformes. En 1930, Atatürk prend alors personnellement l’initiative de créer un deuxième parti politique au sein du parlement turc : le Parti Républicain Libéral (SCF).

Selon Hasan Rıza Soyak, son chef de Cabinet, Atatürk avait établi les principes fondateurs de tout parti politique :
 Le respect de la République turque, de ses valeurs et de ses réformes comme la laïcité ou les droits des femmes ;
 Une action basée sur les faits et les analyses scientifiques ;
 Le rejet de toute activité pouvant troubler l’ordre public.

L’AMBITION DÉMOCRATIQUE D’ATATÜRK

En fait, Atatürk recherche un compagnon politique clairvoyant et d’envergure pour l’accompagner dans l’implémentation de la démocratie en Turquie. N’oublions pas que la population turque sort d’un passé dirigé, depuis 600 ans, par un monarque absolu qui était aussi, depuis 1517, calife donc commandeur des croyants.

Atatürk sait que la démocratie exige pédagogie et culture et ces deux notions ont besoin de temps et de maturité. L’envergure et le sens des responsabilités des dirigeants politiques deviennent alors cruciaux pour la réussite d’une telle ambition sociétale.

FETHI OKYAR

Le chef de l’Etat turc a donc besoin d’un homme de confiance et fait appel à son ami et ambassadeur à Paris, Fethi Okyar qui a occupé les fonctions de président de l’Assemblée nationale et Premier ministre.

Mustafa Kemal Atatürk avec Ali Fethi Okyar et la fille d'Okyar à Yalova, le 13 août 1930
Mustafa Kemal Atatürk avec Ali Fethi Okyar et la fille d’Okyar à Yalova, le 13 août 1930

Fethi Okyar refuse tout d’abord car il ne veut pas se retrouver face à face avec Ismet Inönü mais Atatürk le convainc de prendre les rênes de ce nouveau parti qui s’appellera Serbest Cumhuriyet Fırkası (SCF) / Parti Républicain Libéral.

Après de nombreuses correspondances entre les 2 hommes, dans un courrier daté du 11 août 1930 adressé par Atatürk à Fethi Okyar, le chef de l’Etat se réjouit : « C’est avec bonheur que je constate que nous sommes d’accord sur le respect du principe fondamental de la République laïque. Cette valeur est essentielle pour moi et doit fonder la structuration de la vie politique turque. Votre parti qui s’est engagé dans ce respect républicain pourra compter sur mon soutien personnel. ».

Atatürk garantit des fonds financiers pour permettre la naissance de ce parti d’opposition. Il demande également à ses proches et amis députés du CHP d’adhérer au nouveau parti SCF. Parmi ses fidèles, citons son ami d’enfance, Nuri Conker, sa propre sœur Makbule Atadan et ses camarades Tahsin Uzer, Reşit Galip, Ahmet Ağaoğlu, et Emin Yurdakul.

Le lendemain, le 12 août 1930, le SCF voit officiellement le jour sous la présidence de Fethi Okyar. Son secrétaire général est Nuri Conker. Atatürk fait explicitement inscrire dans les statuts du nouveau parti : « le droit des femmes de voter et de se faire élire ».

Dans la foulée du SCF, d’autres partis naissent. Ainsi, à Edirne voit le jour le « TC Amele ve Çiftçi Partisi » (traduisez « Parti des ouvriers et des agriculteurs ») et à Adana, le « Ahali Cumhuriyet Fırkası » (traduisez le « Parti républicain populaire »). Ainsi, en 1930, la Turquie compte, au total, 4 formations politiques.

Le SCF suscite beaucoup d’intérêt et une large propagande est faite. Les photographies de son dirigeant Fethi Okyar en compagnie du chef de l’Etat Atatürk sont distribuées partout. Le slogan du SCF devient même : « Le SCF est le véritable parti d’Atatürk ! ».

Dans la foulée, Fethi Okyar lance une virulente contestation de toute la politique gouvernementale du CHP menée par Ismet Inönü. Ses attaques sont violentes et celles concernant la politique de construction des chemins de fer gênent Atatürk car il s’agit d’un projet de la République.

Le Premier ministre Inönü se défend : « Nous avons repris les chemins de fer que détenaient les étrangers sur notre sol. Nous devons poursuivre la construction des lignes de chemin de fer pour nos intérêts nationaux, tant pour l’unité nationale que pour la défense de notre pays. C’est dans cette logique que nous avons entamé ce projet et c’est dans cet esprit que nous l’achèverons. »

Alors même que le SCF n’a pas finalisé sa structuration, Fethi Okyar rêve d’accéder au pouvoir. Le SCF trouve dans le journal « Yarın » son porte-parole quasi-officiel dans les médias. Puis, le quotidien « Son Posta » de Zekeriya Sertel se joint aux soutiens du SCF.

Fethi Okyar se rend à Izmir le 4 septembre 1930 pour la campagne électorale des élections locales. Une foule se masse toute la journée devant son hôtel « İzmir Palas Oteli » et génère des problèmes à l’ordre public. Le préfet d’Izmir, Kazım Dirik demande officiellement à Fethi Okyar d’annuler son meeting pour des raisons de sécurité. Fethi Okyar qui y voit une entrave à sa liberté en réfère à Atatürk. Le chef de l’Etat le rassure : « Si j’ai bien compris, vous craignez d’être empêché de tenir meeting. Quoi qu’il en soit, vous ferez votre discours et tenez-moi informé de tout obstacle qui se présenterait à vous. Pour les aspects sécuritaires, le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur et le préfet d’Izmir ont la charge de prendre les mesures nécessaires. ». D’un commun accord, le discours de Fethi Okyar est reporté au 7 septembre.

Avant Fethi Okyar, le ministre de la justice du CHP, Mahmut Esat Bozkurt s’était rendu à Izmir pour un meeting. De violentes échauffourées avaient éclaté entre les militants des 2 partis.

Le 5 septembre 1930, soit 2 jours avant le discours de Fethi Okyar, un groupe composé de nombreux activistes du SCF attaque et met à sac le siège du CHP. Les activistes blessent un employé au crâne, endommagent le véhicule de service, cassent le matériel, saccagent les locaux, et brûlent le portrait d’Ismet Inönü, chef du parti CHP et Premier ministre. Un autre groupe pro-SCF s’en prend au journal « Anadolu Gazetesi » proche du CHP. Une pierre jetée par les agresseurs blesse un policier à la tête puis un coup de feu se fait entendre. Un enfant gît au sol. Son père, au lieu de l’emmener à l’hôpital, tend l’enfant ensanglanté à Fethi Okyar avec ces mots terribles sous forme d’offrande sacrificielle : « Prends ce que tu m’as confié ! ». L’enfant meurt devant les pieds de Fethi Okyar. La violence empire. La gendarmerie est dépêchée mais elle devient rapidement, à son tour, la cible du courroux des protagonistes du SCF.
Le ministre de l’Intérieur, Mahmut Esat Bozkurt est obligé de se réfugier dans une prison et le préfet d’Izmir dans un bâtiment du CHP. Au final, la police et les militaires mâtent, non sans peine, ces émeutes qui auront causé la mort de 2 individus et blessé 15 autres.

Comme prévu, Fethi Okyar tient discours le 7 septembre au stade d’Alsancak à Izmir. Alors qu’il répond à son rival Inönü, un moment, il enlève son chapeau et juste au moment où il lance : « Ils pensent que nous allons enlever ce chapeau, mais c’est un mensonge », une voix s’écrie : « A bas le chapeau ! ». Et dans la foulée, de nombreux activistes enlèvent leur chapeau et commencent à le piétiner devant les yeux éberlués de Fethi Okyar. « Vous m’avez mal compris ! Nous n’allons pas enlever nos chapeaux » tente de corriger le tribun qui se sent dépassé. Sur ce, certains remettent leur chapeau sur la tête…

LA DISSOLUTION DU SCF

Le 9 septembre 1930, Yunus Nadi, le fondateur du quotidien Cumhuriyet, publie une lettre ouverte à l’attention d’Atatürk. Selon le député Ali Kılıç, Atatürk serait l’instigateur de cette publication.

Pour résumer, l’auteur Yunus Nadi rappelle les événements tragiques survenus à Izmir et demande à Atatürk de réagir. Le chef de l’Etat lui répond dans un article publié le lendemain même : « En qualité de fondateur du CHP, j’ai un lien organique et historique avec ma formation politique. Il n’existe et ne peut exister aucun motif pour défaire cette filiation. ».

Atatürk en profite pour lancer un avertissement public au SCF mais son dirigeant Fethi Okyar ne prend pas la mesure du message du chef de l’Etat et fait litière de son avertissement.

Fethi Okyar poursuit sa campagne et passe d’Izmir à Manisa. Puis, il poursuit à Aydın, Akhisar, Balıkesir et Menemen. A Akhisar, il est accueilli avec des slogans religieux réactionnaires. A Balıkesir, ses sympathisants brandissent des drapeaux verts islamiques, et entonnent des chants religieux. Pis, à Balıkesir, il réside dans la maison d’un cheikh de secte religieuse. Sa campagne est de plus en plus polluée par des activistes exigeant un retour de la charia, du califat et la fin du régime républicain.

Lors des rassemblements du parti SCF, les réformes d’Atatürk sont conspuées ; la République et le chef de l’Etat sont violemment vilipendés. Le SCF devient vite un nid de réactionnaires haineux et anti-républicains. Par exemple, c’est à cette période que l’islamiste Derviş Mehmet fomentera les événements de Menemen. Rappelons rapidement que le 23 décembre 1930 à Menemen, cet extrémiste nommé Derviş Mehmet, en compagnie de 6 disciples armés de la secte naqshbandiyya, proclamera le dhijad, clamera être El Mahdi, « Dirigeant élu par Dieu » puis abattra le jeune sous-officier, Mustafa Fehmi Kubilay.

Lors des élections locales du 5 octobre 1930, le SCF remporte 22 des 602 municipalités dont celles de Menemen et Samsun.

Lors de son discours du 1er novembre 1930, Atatürk estime que : « La nation turque doit s’enrichir de l’expérience du parti d’opposition SCF pour faire vivre et développer la République. »

Pourtant les tensions politiques ne cessent de croître et de dégénérer. Atatürk confie ses inquiétudes sur les risques à l’ordre public à son chef de cabinet, Hasan Rıza Soyak. Il en fait part également au chef de l’opposition Fethi Okyar en précisant qu’il pourrait reprendre les rênes du gouvernement pour éviter le risque d’un emballement de l’insécurité.
Fethi Okyar réagit : « Ce serait vous prendre comme adversaire ! Cela m’est impossible, je m’y refuse. Je préfère dissoudre le parti ! ».

Atatürk refuse l’idée de la dissolution mais Fethi Okyar qui rejette toute rivalité politique avec Atatürk décide le 17 novembre 1930 de dissoudre le groupe d’opposition SCF. L’expérience SCF d’Atatürk aura ainsi duré 98 jours.

Peu de temps après, le « Parti des ouvriers et des agriculteurs » / « TC Amele ve Çiftçi Partisi » décidera de fermer et le Conseil des ministres dissoudra le « Ahali Cumhuriyet Fırkası » / « Parti républicain populaire ». Ainsi, en 1931, la Turquie redevient un pays monopartite.

L’échec de l’expérience démocratique du multipartisme initiée par Atatürk peut s’expliquer par d’une part l’empressement de son dirigeant, Fethi Okyar à accéder au pouvoir car il n’a pas su accompagner Atatürk dans son projet d’implantation de la démocratie en Turquie et d’autre part, par la transformation du parti d’opposition SCF en refuge d’obscurantistes opposés à la République.
Fethi Okyar n’a malheureusement pas su se montrer clairvoyant, patient et agir en homme d’Etat responsable qui travaille pour ancrer la démocratie au sein d’un Etat qui n’a même pas fêté ses 10 ans de République mais qui possède un passé théocratique califal de 600 ans.
Autant Atatürk était conscient de cette réalité, autant Fethi Okyar a sous-estimé cette composante théocratique qui a muté en mouvement réactionnaire djihadiste voulant la perte de la République.

LES LEÇONS DE L’EXPÉRIENCE SCF

Atatürk tire des leçons importantes de l’expérience multipartite avec le SCF. Il sillonne le pays durant 2 ans, en 1930 et 1931, pour recueillir les doléances du peuple. Afin de contribuer à une meilleure et plus juste compréhension de la démocratie et de la citoyenneté, Atatürk demande à Afet İnan, historienne et sociologue, mais aussi sa fille adoptive, de rédiger un livre « Informations pour le citoyen ». Le chef de l’Etat contribue personnellement à la rédaction de certains chapitres.

Atatürk était parfaitement conscient de l’importance d’une pédagogie populaire pour que le peuple comprenne et s’imprègne de la démocratie et de la culture de la démocratie.
Il crée les « Maisons du peuple » afin de diffuser la connaissance et la culture dans la société turque. Il réalise la réforme des universités. Il légifère pour que les femmes jouissent des mêmes droits que les hommes. Il crée des usines pour que le pays devienne autonome et indépendant mais aussi pour garantir la croissance économique et l’enrichissement de la population.

Grâce aux réformes qu’il a initiées, 15 ans après l’expérience du SCF, la Turquie passera au multipartisme en 1946.

Avec le vœu d’une Turquie pleinement démocratique, je vous souhaite de passer un heureux Bayram.

Sinan Meydan
12 août 2019

©Traduit du turc par Özcan Türk


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