Le thème est brûlant, les articles de journaux fourmillent sur la question, l’élargissement de l’Europe renvoie sans cesse à la question turque, et pourtant nous savons finalement peu de choses sur la Turquie et sur les Turcs.
La Turquie en Europe ?
Alexandra Monot résume d’emblée les enjeux de l’élargissement de l’Europe à la Turquie. Les questions sont :
géographiques (la définition conventionnelle des continents n’inclut que la rive ouest du Bosphore dans l’Europe),
politiques (...le poids de l’armée),
diplomatiques (peut-on refuser un pays qui est membre de l’OTAN depuis 1952, du Conseil de l’Europe depuis 1963, et d’une union douanière avec l’UE depuis 1996 ? Vu les relations privilégiées entre Berlin et Ankara, l’entrée de la Turquie ne signerait-elle pas la fin du couple franco-allemand ?),
religieuses (98 à 99% des Turcs sont musulmans ; le régime est laïc mais la laïcité est garantie par l’armée),
démographiques (avec 70 millions d’habitants aujourd’hui et 82 millions en 2015, la Turquie est en passe de devenir le pays le plus peuplé de l’Union si adhésion il y a),
économiques (le PNB/habitant de la Turquie est 4 fois inférieur à la moyenne européenne),
géostratégiques (l’élargissement à la Turquie rendrait l’Union européenne frontalière de la Géorgie, de l’Arménie, de l’Iran, de l’Irak et de la Syrie).
Tout cela, la presse n’a cessé de le répéter, sans pour autant approfondir notre connaissance du pays, de sa modernité et des représentations qu’on en a et que les Turcs ont de nous.
Comment est née la Turquie actuelle ?
Géraud Poumarède insiste sur la rupture avec le passé ottoman depuis les années 1920 et la volonté de Mustapha Kemal - Atatürk de moderniser le pays et de l’intégrer à l’Occident. Rupture politique en passant du sultanat à la république ; rupture religieuse par la laïcisation et la fin du mélange du politique et du religieux qui avait cours sous l’empire ottoman ; rupture culturelle enfin par la réforme de la langue et l’adoption de l’alphabet occidental. La rupture avec le passé ottoman est nette, très nette, même si les Turcs restent fiers de ce passé prestigieux.
Les croisades et l’image de la Turquie d’aujourd’hui
On pourrait penser que l’image que l’on se fait de nos jours de la Turquie date des croisades. Pour Géraud Poumarède, c’est aux XVI° et XVII° siècles que se crée une culture de l’antagonisme entre Occidentaux et Ottomans. Cette culture repose sur des stéréotypes religieux (le Turc comme Infidèle), des stéréotypes culturels (le Turc comme barbare), et des stéréotypes politiques (le Turc comme despote, moyen utile pour distinguer par contraste les pouvoirs occidentaux)... mais ces stéréotypes ont eu une répercussion très relative sur les populations occidentales et sur les pratiques de la guerre. De fait, les guerres contre les Ottomans se faisaient surtout pour des raisons d’intérêts très matériels. Les mercenaires de Venise, de la Pologne ou de l’Espagne n’avaient aucun idéal religieux. Et les rapports diplomatiques (la France de François Ier, les Provinces-Unies et l’Angleterre en savent quelque chose), commerciaux, culturels (les artistes italiens invités à la cour des sultans fin XV° siècle) étaient bien plus profonds et plus durables que le quolibet « tête de turc » (qui nous vient de l’italien). En somme, les pratiques sont bien plus ambiguës que la simple idéologie de l’antagonisme qui désigne le Turc comme l’ennemi de l’Occident. Notons toutefois que les stéréotypes imprègnent durablement les débats, le Turc étant encore décrit comme un barbare au XX° siècle.
L’image que les Turcs se font de l’Europe
Pour Michel Carmona, l’admiration pour l’Europe se mêle à la rancune. Quand les Turcs parlent d’une administration « alla turca », ils dénoncent sa corruption ; quand ils parlent d’une administration « alla franca », tout est propre et efficace. A en croire ces expressions si usitées pour désigner toute sorte de choses, l’admiration pour une supériorité occidentale est réelle. Mais cela n’efface pas la rancune face à la longueur des négociations avec l’Union qui n’aboutissent toujours pas. Les susceptibilités turques acceptaient très mal les contrôles financiers ordonnés par le Conseil de l’Europe, voire la moindre demande de renseignement pour évaluer la viabilité d’un projet, dans la mesure où cela laisse supposer qu’on remet en cause leur sérieux et leurs capacités. D’où peut-être la réaction d’orgueil de certains Turcs qui affirment que la Turquie n’a pas besoin de l’UE. Il faut dire que cette fierté est imprégnée par des siècles d’histoire. Istanbul n’est-elle pas une ville deux fois millénaire ? Une ville impériale qui plus est, non certes à cause des Turcs, mais à cause de son passé pluri-séculaire, les Turcs assumant tout cet héritage.
Que signifie alors modernité en Turquie ?
Pour Michel Carmona, la modernité, c’est la révolution kémaliste, le rejet du califat, la réforme linguistique, etc. Cependant, depuis 1980 et le coup d’Etat militaire, des mouvements se réclamant de l’Islam se développent au point que si le kémalisme n’est pas rejeté, les valeurs islamiques sont reconnues comme des valeurs de la Turquie d’aujourd’hui. Le parti AKP est du reste à présent majoritaire dans le pays. La défense des valeurs traditionnelles que prône l’AKP ne devrait pas être lue comme un retour en arrière, affirment les Turcs, mais comme l’équivalent de nos partis démocrates chrétiens. Géraud Poumarède souligne d’ailleurs que l’Islam turc est tout sauf monolithique. Le rapport des Turcs à l’Islam est extrêmement varié et il faut peut-être laisser un peu de temps pour qu’une approche sereine s’établisse sur la question religieuse. Michel Carmona s’avoue cependant fort perplexe devant des petits signes, certes peu inquiétants en soi, mais qui traduisent un certain raidissement : la suppression du vin sur les tables officielles, la question insidieuse du foulard islamique (certes interdit à l’université), le débat récent sur la pénalisation de l’adultère. Autant de détails qui se traduisent par un changement réel des comportements individuels.
Géraud Poumarède souligne que la modernité de la Turquie doit aussi se comprendre comme l’engagement international de la Turquie, qui est devenue un acteur de la diplomatie occidentale. L’entrée du pays dans l’OTAN a ouvert les débats sur une éventuelle adhésion à la communauté européenne ; le dialogue avec la Grèce a repris ; et les engagements internationaux de la Turquie (alliée des Etats-Unis depuis la Guerre froide) n’ont jamais étaient remis en cause par l’AKP, le parti musulman au pouvoir.
Reste que le poids de l’armée est ambigu, comme l’affirme Michel Carmona. D’un côté l’armée est la garante de laïcité du régime, de l’autre l’Union demande que l’armée n’ait aucun rôle politique... ce qui conviendrait fort bien aux Islamistes ! Et cette remise en cause du rôle de l’armée sur le plan international est source de craquements diplomatiques. Qui plus est, il n’est pas sûr que la base soit aussi sourcilleuse sur la laïcité que les officiers supérieurs. Sans parler d’une approche pan-turque qui se développe vers le Caucase, à l’Est du pays, approche doublée d’un mépris profond pour les peuples arabes, ce qui n’est certes pas un facteur de stabilité. Comme l’affirme Michel Carmona, il ne s’agit pas de grossir le trait, ni même de s’inquiéter outre mesure, mais juste de veiller à ce que toutes ces petites fissures ne s’agrandissent pas. Le pire serait un scénario à l’égyptienne : alors qu’on décrivait l’Egypte comme un bastion de l’Islam moderne, le pays devient irrespirable pour les chrétiens qui y résident, tant les attitudes pro-islamiques dures triomphent jusqu’au sommet de l’Etat. Même si on est très loin d’en être là en Turquie.
La Turquie, ses voisins, ses minorités et ses alliés
Géraud Poumarède souligne que les relations des Turcs avec leurs voisins doivent se comprendre au regard des rapports de domination que l’empire ottoman a instaurés à partir du XIII° siècle. Au milieu du XVII° l’empire ottoman atteint son expansion maximale : des Balkans à la Hongrie jusqu’au pourtour méditerranéen des côtes syro-palestiniennes à l’Algérie en passant par l’Egypte. Des logiques d’expansion religieuses mais aussi impériales ont permis l’émergence d’un espace politique aussi considérable. Puis, à partir du milieu du XVII° siècle, une progressive décadence s’est installée, la Hongrie redevenant occidentale dès la fin du XVII° par exemple. L’affirmation du mouvement des nationalités dans l’Europe du XIX° a facilité l’indépendance de la Grèce et des peuples balkaniques. Toute une histoire douloureuse, avec son lot de massacres (de Grecs et d’Arméniens), a durablement marqué la Turquie d’aujourd’hui dans ses relations avec ses voisins. Une histoire douloureuse qu’il est bien difficile d’aborder sans polémique, mais qui explique l’antagonisme virulent entre pays arabes et Turquie .
Michel Carmona avoue être très frappé par l’antagonisme actuel qui existe chez les Hongrois et les Polonais à l’encontre des Turcs. L’Est de la Hongrie, très calviniste, avait pourtant fait appel aux Turcs pour se libérer des Habsbourg trop catholiques à leurs yeux. Puis, au XVII° les Hongrois ont voulu se libérer des Ottomans... Si bien qu’aujourd’hui, existe une répugnance foncière des Hongrois contre les Turcs, alors même que ces derniers considèrent les Hongrois comme des frères !
Michel Carmona tient à mettre en évidence la crainte des diplomates français qui voient d’un très mauvais œil l’entrée de la Turquie en Europe, dans la mesure où l’axe Berlin-Ankara remettrait inévitablement en question des équilibres européens existants, et plus particulièrement le couple franco-allemand. Les Turcs trouvent que les Allemands les comprennent, contrairement aux Français. Est-ce un hasard si dans les négociations commerciales, les Allemands réussissent là où les Français échouent ? Assurément, il y a un amour fou pour la culture française chez les Turcs et un amour fou pour la Turquie chez les Français qui connaissent le pays et qui y vivent ; mais les Turcs considèrent que les Français les méprisent, en pensant que leurs produits made in France s’imposent d’eux-mêmes aux consommateurs turcs qui doivent les accepter tels quels. Les Allemands, affirment les Turcs, sont beaucoup plus à l’écoute de nos demandes.
Urbanisme : qu’est-ce qu’une ville turque ?
Pour Michel Carmona, la Turquie est un pays où le développement et les mutations urbains sont formidables. Parmi les villes turques, Istanbul et Ankara occupent une place à part dans la mesure où une très forte immigration venue de l’Est et du Sud-Est du pays soutient le développement de quartiers spontanés innombrables. Les occupations illégales sont petit à petit légalisées, les habitants peuvent alors augmenter le volume de la construction, puis la vendre, et aller faire la même chose ailleurs ! Il existe de nouveaux quartiers de tours et de barres, mais sans ségrégation. Les gens aisés aiment cet habitat en grand ensemble où la mixité sociale est réelle.
Le souci pour l’environnement apparaît fortement. On a rasé des constructions illégales, assaini l’eau, adopté une politique systématique d’espaces verts. La prise de conscience environnementale est réelle et bon nombre de villes turques n’ont rien à envier à certaines de nos villes. La ville de Konya par exemple, qui compte 1,8 million d’habitants, dispose d’espaces verts magnifiques, d’une immense zone piétonnière et d’un environnement bien préservé. Dans la mesure où ce n’est pas une ville issue d’un exode rural massif comme Izmir, elle a pu être bien planifiée et gérée. Le souci de la qualité de vie se mêle au souci des transports en commun.
Les 15 plus grandes villes du pays cherchent par une image internationale à promouvoir la place de la Turquie dans le monde. D’où de grands équipements, des réseaux d’assainissement, des monuments, la propreté des rues...
Au final, énormément de choses se réalisent, le dynamisme urbain est impressionnant.
Débats et témoignages
Un jeune franco-turc est intervenu dans le débat pour donner son image de la Turquie. Les valeurs démocratiques et la liberté d’expression se sont à présent bien implantées en Turquie, et il sera bien difficile de les déloger.
Madame Junk regrette que l’on se polarise toujours en fonction du passé, et insuffisamment en fonction des dynamiques futures qui pourraient naître en Turquie. De fait, Michel Carmona rappelle qu’il existe une dynamique extraordinaire dans ce pays jeune, et que l’aspiration à l’Europe est un formidable moteur.
Au final, l’envie de mieux connaître la Turquie et les Turcs, se mêle à notre perplexité.
Compte-rendu extrait d’Olivier Milhaud (Université Paris 1)
Sources : cafe-geo.net