Ambassade de Nointel [1] - nouvelles capitulations (1673).

Le nouvel ambassadeur fût le marquis de Nointel (1670), savant magistrat et habile antiquaire, qui avait déjà voyagé en Orient et qui reçut de Colbert les instructions les plus détaillées et les plus sages. Il devait demander le renouvellement des capitulations avec les changements suivants : que le droit de douane fût réduit de 5 à 3 % ; que le roi de France fût reconnut le protecteur unique des catholiques d’Orient ; que les marchandises françaises qui venait des Indes eussent libre passage par la mer Rouge et à travers l’Egypte. Cette dernière demande excitait par-dessus tout le sollicitude Colbert, qui portait à la prospérité de notre commerce une attention aussi active que passionnée : il regardait l’Egypte comme la vraie route des Indes, et voulait par là ruiner le commerce des Anglais et dés Hollandais en Asie : "il faudroit tâcher, écrivait-il à Nointel, de faire un traité avec le Grand Seigneur, par lequel il nous fût permis d’avoir à Alexandrie ou au grand Caire des vaisseaux qui reçussent les marchandises que d’autres vaisseaux ameneroient par la mer Rouge d’Aden à Suez ; ce qui abrégeroient la navigation des Indes orientales de plus de deux cent lieues. » Nointel arriva à Constantinople avec une escadre de guerre qui pénétra dans le port sans saluer le sérail et en ordre de combat. La population et les matelots ottomans poussaient des cris de fureur, et une bataille allait peut-être s’engager, quand la sultane Valide demanda au commandant de l’escadre le salut pour elle-même ; et aussitôt les quatre vaisseaux français, se couvrant de tout leur luxe de banderoles, de soieries et de dorures, aux cris de Vive le roi ! saluèrent le sérail de toutes leurs pièces. Cette conduite indisposa le divan ; et quand Nointel, après avoir fait dans la ville une entrée pompeuse, qui excita un nouveau mécontentement, eut exposé l’objet de sa mission, il fût froidement accueilli. Kupruli Ahmet traita ses demandes d’exorbitantes ; il affecta de croire que l’ambassadeur outrepassait ses instructions et exigea qu’une lettre du roi exprimât formellement la nature et l’étendue des réclamations de la France. Aussi, lorsque Nointel eut son audience solennelle du sultan, il vit dans les manières et les paroles de ses ministres le désir de le braver. Quand il vanta la puissance, les richesses, les armées et de son maître. "Oui, répondit le vizir, l’empereur de France est un grand monarque, mais son épée est encore neuve." comme Nointel rappelait l’ancienneté de l’alliance entre les Français et Turcs. "Oui, dit le vizir, les Français sont nos meilleurs amis, mais nous les trouvons partout avec nos ennemis ». Enfin Nointel disant que Sa Majesté avait particulièrement à cœur le passage pas la mer Rouge : "Se peut-il faire, dit Kupruli, qu’un empereur si grand que le vôtre ait si fort à cœur une affaire de marchands ?" Cependant on négocia ; mais Nointel tenta vainement de mètres l’affaire sous les yeux du sultan, car l’on croyait en France que les ressentiments personnels du vizir étaient la cause unique de la rupture : il ne put traiter que par l’intermédiaire du Grec Panajotti, premier drogman de la Porte, tout-puissant dans le divan et ennemi de la France. On lui proposa de renouveler simplement les anciennes capitulations. Ils refusa avec humeur et fit entendre quelques menaces. Le vizir lui répondit que : « sa Hautesse n’entrait pas en traité ni en commerce avec les autres potentats du monde, n’ayant aucun intérêt à démêler avec eux ; que ces sortes de capitulations était une grâce et de faveur que le Grand-Seigneur faisait à ses confédérés ; que Sa Majesté devait s’en contenter comme on les lui donnait ; enfin que les avantages garantis aux étrangers par la Sublime Porte n’avait jamais été accordés à la violence, mais à la douceur, et que, si l’on ne voulait pas adhérer au renouvellement des capitulations, il pouvait se retirer en France."

À ces nouvelles, Louis XIV entra dans une grande colère et "on mit en délibération, dit Chardin, si l’on romproit avec la Porte ou si l’on dissimuleroit un traitement si déraisonnable. Cependant, pour ne rien entreprendre légèrement dans une affaire de cette importance, on ordonna à Monsieur d’Oppède, premier président d’Aix, d’assembler à Marseille tous les négociants du Levant et les autres gens éclairés dans les affaires de Turquie, et de prendre leur sentiment sur ce que beaucoup de gens fairoient entendre au Conseil : que la France se pouvoit passer du négoce du Levant, au moins durant plusieurs années, et quelle pouvoient aisément faire par mer tant de mal aux Turcs, que le Grand Seigneur, pour l’arrêter, seroit contraint d’accorder au roi tout ce que Sa Majesté demandoit. L’avis de l’assemblée fut que ces propositions etoient vraies, qu’il y avoit en Provence assez de marchandises du Levant pour en fournir la France dix ans durant, et que, s’il le roi envoyoit seulement dix vaisseaux dans la mer de Grèce, et particulièrement aux Dardanelles, la famille seroit dans peu à Constantinople, et il s’y feroit un soulèvement en faveur des Français."
Tout sembla se disposer à la guerre ; on prépara une flotte qui devait se porter à Constantinople pour obtenir, par la force, le renouvellement de l’alliance, et qui s’empareraient des principales îles de l’Archipel, pour en assurer désormais le maintien. L’esprit des croisades se ranima ; plusieurs écrits furent publiés sur l’opportunité de chasser les Turcs de l’Europe, et Boileau ne fit qu’exprimer la pensée générale quant il disait au roi :

"Je t’attends dans six mois au bord de l’Hellespont."

C’était l’opinion populaire, l’opinion catholique ; mais c’était aussi la pensée des hommes de génie, même parmi les protestants. Leibnitz envoya à Louis XIV plusieurs mémoires, ou il démontrait que la grandeur de la France dépendait du réveil de l’esprit des croisades, et que c’était en Orient devait se porter l’activité française.

"La France, disait-il, semble réservée par la Providence pour guider les armes chrétiennes dans le Levant, pour donner à la chrétienté des Godefroy de Bouillon, et avant tout des Saint Louis, pour détruire les nids de pirates qui l’infestent, pour attaquer l’Egypte, un des pays les plus heureusement situés du monde... La conquête de l’Égypte revient de droit à la France... Il ne s’agit plus la ni de Gravelines, ni de Dunkerque, mais de la domination des mers, de l’empire dOrient, de la ruine des Ottomans, la suprématie universelle : tout cela est dans la conquête de l’Egypte... Là est pour le roi de France l’arbitre des destinées, la direction universelle, la domination de la chrétienté, et le moyen de recouvrer le rôle de protecteur de l’Eglise avec le titre de son fils aîné, ce qui lui conquerra l’amour universel. La France, unissant le courage au génie, deviendra l’école militaire de l’Europe, le marché de l’océan et la maîtresse de commerce de l’Orient. Je ne parle pas du titre et des droits de l’empereur d’Orient qui, plus d’une fois, furent son apanage, et qu’elle doit ainsi ressaisir. A la suite de ces paroles, Leibnitz indiquait l’ile de Malte comme offrant une station sûre à la flotte française, "cette ile se trouvant unie à la France par une infinité de liens, puisque la majeure partie des chevaliers et le grand maître de l’ordre étaient français » ; il montrait la Syrie à conquérir pour consolider la possession de l’Égypte ; il dévoilait la décadence des Ottomans, il traçait le plan de campagne, il énumérait les forces à employer, les difficultés à vaincre.

Le bruit se répandit bientôt à Constantinople que le roi de France armait cinquante vaisseaux et 30.000 hommes à Toulon : les Turcs en furent pleins de terreur ; les français annonçaient avec bravade qu’on allait brûler Constantinople, s’emparer des îles de l’Archipel, chasser les Ottomans de l’Europe. "Aussi disait-on, rapporte Chardin, que les turcs etoient moins barbares, lesquels n’avoient témoigné aux Français qui étoient dans le Levant, ni à l’ambassadeur de Sa Majesté, aucun ressentiment violent des grands et éclatants secours qu’on a donné plusieurs fois à leurs ennemis, de la guerre qu’on a portée dans les pays qui sont sous leur protection, et des insultes et des menaces qu’on a faite jusque dans leur cour." Mais, à cette époque, Louis XIV se préparait à se venger des Hollandais, et on délibéra, dans le conseil, sur la guerre qu’on devait entreprendre. Celle de Hollande était la question de prééminence sur l’océan., celle de Turquie, la question de prééminence sur la Méditerranée ; les injures des Ottomans étaient réelles, celle des Hollandais à peu près imaginaires ; mais les premières étaient peu connues, on avait fait grand bruit des dernières : la guerre des Hollandais fût choisie. Mais on résolut de la faire de telle sorte que le contrecoup sans s’en fit sentir en Orient et rendit les Ottomans plus traitable.

Lionne écrivît à Kupruli "que l’empereur de France s’étonnoit qu’il refusât de donner créance à son ambassadeur ; que la Porte n’avoit jamais mis en doute la vérité et la fidélité des propos des ambassadeurs français ; que sa majesté ne s’expliqueroit pas par d’autre canal que celui de Monsieur de Nointel ; que si le Grand Seigneur refusoit de lui donner créance et de le traiter avec les honneurs dus à l’envoyé du premier monarque chrétien, le roi ordonnoit à son ambassadeur de s’embarquer sur le vaisseau qui portoit cette lettre à Constantinople. Le vizir se radoucit, et l’on recommença à négocier, mais lentement, mais confusément, avec une malveillance mal déguisée. Nointel ne se rebuta pas. Il avait reçu de Colbert les ordres les plus précis pour maintenir la paix à tout prix. On finit par s’entendre sur la diminution du droit de douane, sur la restitution des lieux saints, sur la reconnaissance du roi de France comme protecteur des chrétiens d’Orient, mais, sur la fameuse prérogative attachée à la bannière française, Kupruli déclara "qu’il avait accordé aux Anglais, aux Hollandais, Vénitiens, Gênois et sujets de la maison d’Autriche que les étrangers qui viendraient en Turquie sous leur bannière seraient traités comme eux ; qu’il ne pouvait le leur ôter. " Les négociations furent plusieurs fois rompues ; on offrit vainement de l’argent ; tout dépendait de Panajotti, qui était vendu à l’Autriche et à l’Angleterre.

Enfin arriva la nouvelle de la conquête de la Hollande : tous le levant en retentit. Les français relevèrent la tête, exaltant la puissance du grand roi, menaçant les Turcs de sa vengeance ; les Hollandais étaient consternés, les Anglais se réjouissaient de leur ruine. Le divan s’alarma à tel point qu’il fit dresser sur le champ les capitulation sur les mémoires même de Nointel , et qu’il les lui envoya toutes signées (5 juin 1673). Le sultan annonça le résultat à Louis XIV dans une lettre pompeuse et pleine de témoignages d’affection.

Les capitulation de 1673 étaient conçues dans d’autres termes, mais contenaient à peu près les mêmes prescriptions que celle de 1604 : on y ajouta dix-neuf articles nouveaux, qui satisfaisaient aux dernières réclamations de la France, principalement sur possession des lieux saints.

Il n’était pas question dans ces nouveaux articles, du passage des Indes par la mer Rouge ; la négociation avait réussi auprès du pacha d’Égypte, qui l’ont donnait deux pour cent, comme droit de transit, pour toutes les marchandises qui iraient de Suez à Alexandrie ; le sultan avait approuvé cet arrangement, mais le mufti et l’imam de la Mecque s’y opposèrent, sous prétexte que les vaisseaux chrétiens qui navigueraient dans la mer Rouge, pourraient insulter ou enlever le tombeau de Mahomet ; de plus l’ambassadeur anglais insinua au divan que les Français avaient le projet de s’emparer de d’Égypte, et l’affaire échoua. Cependant le gouvernement de Louis XIV ne la perdit pas de vue : la preuve existe dans deux mémoires de Monsieur de Maillet, consul au Caire en 1692, qui chercha les moyens les plus propres à renouer la négociation, et qui, en 1706, alla en Abyssinie pour entrer en relation commerciales avec ce pays et faciliter les communications de nos colon de Bourbon et de Madagascar avec Suez et l ‘Égypte.

Ainsi se trouvait rétablie, entre la France et la Turquie, l’alliance qui, après avoir été intime sous François Ier, bienveillante sous les dernier Valois et Henri IV, était arrivée à une véritable rupture au commencement du règne de Louis XIV.