LES DROITS DE LA FEMME TURQUE : DU NÉANT AU TRIOMPHE !
LES DROITS DE LA FEMME TURQUE : DU NÉANT AU TRIOMPHE !
Le 5 décembre dernier, les Turcs ont célébré le 87è anniversaire de la loi qui a accordé le droit de vote et d’éligibilité à la femme turque.
Je vous soumets ci-dessous une traduction de l’article de l’historien Sinan Meydan qui a tenu à rappeler le contexte historique dans lequel le président Atatürk a fait voter cette loi.
Parce que la femme souffre toujours d’inégalités, il est essentiel de ne pas oublier les oppositions farouches auxquelles Atatürk a fait face et dont certaines demeurent encore aujourd’hui vivaces.
TRADUCTION
Le 5 décembre 1934 est l’un des jours les plus honorables de notre histoire. Ce jour-là, et après plus de mille ans, les femmes turques ont obtenu des droits politiques.
La réforme d’Atatürk portant sur les droits des femmes repose sur deux jambes, la première est l’adoption du Code civil, et la seconde, l’octroi aux femmes du droit de vote et d’éligibilité.
Mais comment Atatürk a-t-il réussi à donner aux femmes turques le droit de voter et d’être élues il y a 84 ans, dans un pays musulman, et à une époque où le fascisme égruge les droits et où les femmes sont opprimées dans le monde ?
Permettez-moi de vous en rapporter la ligne historiographique.
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▪ AVANT LA RÉPUBLIQUE
En 1876, l’Empire ottoman promulgue la Kanuni Esasi (Loi fondamentale), la « Constitution de 1876 », et passe à la monarchie constitutionnelle (Birinci Meşrutiyet). Cependant, cette Première constitution ottomane fait litière des droits politiques de la femme. La femme turque est totalement oubliée par cette loi fondamentale qui se veut être une grande réforme.
Selon l’article 65, un député serait élu « pour 50 mille sujets ottomans masculins ». Autrement dit, avec cette constitution, le droit de voter et d’être élu n’était perçu que comme un « droit de l’homme » et il le restera encore longtemps.
Entre 1876 et 1908, sous le règne d’Abdülhamit II, les femmes n’ont strictement aucun droit politique.
En 1908, l’Empire ottoman passe à la Seconde période constitutionnelle (İkinci Meşrutiyet). Cependant, aucune modification n’est apportée à la loi électorale. Pire, la population féminine n’est même pas comptabilisée. Selon la Constitution, la femme turque n’existe tout simplement pas !
En 1909, un groupe de femmes tente de participer à une séance publique du Parlement en tant qu’auditrices. Cet évènement lance, dans la presse, le débat de la place de la femme.
En 1909 et 1912, certains changements sont apportés à la Constitution. La loi fondamentale s’est assez démocratisée. Cependant, aucune mesure n’est prise en faveur des droits politiques des femmes.
Au cours de la Seconde période constitutionnelle, certes les femmes turques n’obtiennent pas de droits politiques mais elles commencent à briser les fers. De nombreux magazines féminins voient le jour. Les premières femmes alphabétisées de l’Empire ottoman commencent à émerger en signant des articles dans la presse. Des femmes comme Fatma Aliye et Nezihe Muhittin deviennent les pionnières de mouvements de femmes ottomanes.
En 1908, la phrase « Vive l’Assemblée nationale » fait la couverture du magazine féminin « Nüsha-i Mefharet ». C’est d’ailleurs ce magazine féminin qui emploie, la toute première fois, le vocable en turc « Millet Meclisi » (Assemblée nationale) connue jusque-là par les mots “Meclis-i Mebusan”. (Source : Afet Inan, Souvenirs et documents sur Atatürk, p. 340).
Au cours de la Seconde monarchie constitutionnelle, outre les magazines féminins, des groupements de femmes tels que la Teali Nisvan Cemiyeti et la Société pour le travail des femmes sont créés.
Pendant la Première Guerre mondiale de 1914-1918, les femmes commencent à travailler par obligation.
Durant la Guerre de libération entre 1919 et 1922, les femmes turques s’illustrent par leurs exploits et sacrifices pour la nation.
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▪ AVEC LA RÉPUBLIQUE
Lorsqu’Atatürk inaugure la Grande Assemblée nationale le 23 avril 1920, le parlement turc est composée exclusivement de députés masculins.
L’article 1 de la Constitution de 1921 stipule que « La souveraineté appartient sans conditions à la Nation ». Cependant, la nation souveraine n’était composée que d’hommes !
En avril 1923, la Grande Assemblée nationale modifie la « Loi sur l’élection des députés ». Selon la nouvelle loi, le droit de voter et d’être élu demeure celui de l’homme, la femme est encore exclue. Pire, cette loi ne comptabilise toujours pas les femmes. Seuls les hommes sont recensés pour les élections.
Les réunions du Parlement tenues le 3 avril 1923 avant cette loi sont édifiantes. Au cours des débats, Tunalı Hilmi Bey souhaite que les femmes figurent enfin dans le recensement en tant qu’individu du pays. Cependant, les protestations sont vives au sein de l’hémicycle, le désordre et la confusion règnent. C’est le tohu-bohu, le branle-bas. Sur ce, Tunalı Hilmi Bey espère calmer les esprits et déclare : « Je ne dis pas de donner aux femmes le droit d’être élues, je dis qu’elles devraient être comptées ! ».
En 1923, l’Assemblée nationale n’autorise même pas le décompte des femmes. L’ombre d’un droit humain leur est tout simplement refusée. La négation de la femme est totale.
Certes le 23 octobre 1923, la République est proclamée mais la femme ne bénéficie même pas d’une existence, d’une reconnaissance, d’une identité, d’une légitimité. Alors le droit de voter, pensez donc !
Le 10 mars 1924, les articles 10 et 11 de la Constitution de 1924, qui portent sur le droit de vote et d’éligibilité, sont discutés au parlement. Dans le projet de loi, Atatürk fait inscrire : « tout Turc a le droit de voter et d’être élu » et « tout Turc de plus de 30 ans peut être élu député ». Cependant, le porte-parole de la commission précise que la mention « tout Turc » dans la loi électorale se réfère aux hommes, sans inclusion des femmes... Là-dessus, Recep Peker fulmine : « Les femmes ne sont-elles pas turques, monsieur ? ».
Les échanges dérapent et les quelques députés qui plaident pour obtenir des droits politiques à la femme turque sont accusés de « manquer de respect à la religion » et même de « bolchevisme ». Le projet de loi est rejeté.
Malgré la volonté et les efforts d’Atatürk, la femme turque n’a pas pu obtenir le droit de vote et d’éligibilité en 1924. Des esprits guidés par une misogynie moyenâgeuse niaient aux femmes jusqu’à leur existence.
Atatürk revient à la charge deux ans plus tard. Il pose l’une des clés de voûte de sa révolution en faveur des femmes en faisant adopter le Code civil turc en 1926. C’est ainsi que les femmes turques obtiennent enfin les droits civils les plus élémentaires.
A présent, il faut s’occuper de leurs droits politiques. Mais, là, ce n’est pas une mince affaire !
L’Union des femmes turques (UFT) forme le front féminin dans cette lutte. En 1927, l’UFT insère une clause dans ses statuts stipulant que les membres de l’association « se donnent pour mission d’obtenir des droits politiques aux femmes ». La présidente de l’association, Nezihe Muhittin, lance alors une campagne nationale de sensibilisation et d’information pour parvenir à cet objectif.
Avec la loi sur les municipalités, adoptée le 3 avril 1930, les femmes obtiennent le droit de vote et d’être élues aux élections municipales.
Le 26 octobre 1933, la loi sur les villages est modifiée, accordant aux femmes le droit de vote et d’éligibilité aux conseils des anciens du village.
A présent, il est temps de donner aux femmes le droit de vote et d’être élues aux élections législatives !
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▪ ATATÜRK, L’HOMME QUI A SAUVÉ LA FEMME
Lors de la conférence de presse à Izmit les 16 et 17 janvier 1923, Ahmet Emin Yalman interroge Atatürk : « Verrons-nous un jour notre femme de lettres, madame Halide Edip siéger au Parlement ? ».
Atatürk précise alors qu’en remplaçant la mention « un député pour cinquante mille hommes » dans la loi électorale par « un député pour cinquante mille habitants », les femmes pourront acquérir le droit d’être élues. A la question de madame Halide Edip : « Mon Pacha, cette décision sera-t-elle prise par cette première législature ou bien par la seconde ? », Atatürk répond et s’interroge : « Des discussions sont en cours. Il y a encore des oppositions. Mais tôt ou tard, nous aboutirons. Existe-t-il a un peu partout chez nous des foyers de sectarisme, de bigoterie, je ne sais pas ? ».
En effet, en 1923 et 1924, des projets sont soumis afin de modifier la loi électorale pour donner le droit de vote et d’éligibilité aux femmes, mais -comme je l’ai expliqué plus haut- le parlement rejette ces tentatives.
Là-dessus, Atatürk comprend : « Ce sujet ne peut manifestement pas être réglée dans l’agitation du moment au sein de la Grande Assemblée nationale. » révèle-t-il et il commence à travailler pour le moment opportun. (Source : Afet Inan, p. 346)
A partir de 1930, Atatürk accélère ses travaux pour aboutir à un résultat concret en faveur des femmes.
Tout d’abord, il cogite puis écrit un livre intitulé : « Le citoyen et la collectivité nationale ». Dans ce livre, il explique que « pour une véritable démocratie, les femmes doivent avoir le droit de vote et d’éligibilité le plus tôt possible ».
Entre-temps, il demande à quelques fidèles dans son entourage proche de mener des actions pour promouvoir les droits politiques des femmes. En 1930, la fille adoptive d’Atatürk, Afet İnan publie « Intihap » (Élection) et Necip Ali Küçüka, l’un des proches d’Atatürk, écrit : « La femme et ses droits ». Ainsi, le sujet commence à être largement discuté au sein de la société.
En 1930, Atatürk demande à Afet Inan, de donner des conférences sur le droit de vote des femmes. La conférence d’Afet Inan à la Société des foyers turcs coïncide avec le 3 avril 1930, lorsque la loi sur les municipalités est discutée à la Grande Assemblée nationale de Turquie. Ainsi, les femmes turques obtiennent le droit de vote et d’être élues aux élections municipales.
Atatürk pensait qu’il n’y aurait pas de véritable démocratie dans un pays où les femmes n’auraient pas le droit de voter et d’être élues. « Un régime républicain signifie un système démocratique et une forme de l’État. La République doit répondre à toutes les nécessités de la démocratie le cas échéant. La reconnaissance des droits de la femme est l’une de ces nécessités démocratiques. » martèle Atatürk en 1933. (Source : Afet Inan, p. 357. Toutes les réalisations d’Atatürk, Vol. 26, p. 181)
Pour synthétiser, je veux reprendre les mots du Premier ministre İsmet İnönü, « La Révolution turque est la Révolution de libération des femmes. Atatürk en est l’architecte en chef. »
Comment alors une femme turque digne et saine d’esprit peut-elle être hostile à Atatürk ? En Turquie, les femmes doivent s’approprier, avant tout le monde, les réformes d’Atatürk et la République laïque.
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▪ LE DROIT DES FEMMES AUX ÉLECTIONS LÉGISLATIVES
Date : 5 décembre 1934
Lieu : Grande Assemblée nationale de Turquie
Le Premier ministre İsmet İnönü monte à la tribune et assène : « La place de la femme dans la société turque est incontestable et pleinement légitime. Nos femmes, dans l’histoire turque, ont toujours eu leur mot à dire et une influence certaine sur le destin du pays et de la nation. » Et d’ajouter : « Ce droit n’est pas une faveur que nous leur accordons mais, bien au contraire, nous leur rendons un droit qu’elles avaient déjà dans le passé ».
Puis, İnönü explique comment les femmes ont lutté côte à côte avec les hommes lors de la Guerre de Libération.
« Quand la Révolution turque sera évoquée, on précisera qu’il s’agit de la Révolution de libération des femmes », conclut-il. (Source : Procès-verbal de la Grande Assemblée nationale de Turquie, 5 décembre 1934)
La proposition d’amendement constitutionnel, qui est soumise au parlement avec la signature de 191 députés, est acceptée à l’unanimité des 258 députés. Ainsi, les articles 10 et 11 de la Constitution sont modifiés.
Avec la loi n° 2599, les femmes obtiennent le droit d’élire et d’être élues à la députation.
Lors des élections législatives du 8 février 1935, les femmes votent, à la fois, pour la première fois et, pour la première fois, elle sont élues députées. A l’issue du scrutin, 383 hommes et 17 femmes sont élus représentants de la nation. Lors de la première élection partielle, une autre femme ayant été élue, un total de 18 femmes députées siègent à la Grande Assemblée nationale de Turquie.
A propos des droits politiques des femmes turques, le président Atatürk déclare en 1934 : « Cette décision a placé la femme turque au-dessus de toutes les nations dans la vie politique et sociale. (…) La femme turque, qui a gagné de l’expérience politique avec les élections municipales, a obtenu, cette fois, le plus grand de ses droits : élire et être élue députée. Ce droit, qui a été refusé à ses consœurs dans de nombreux pays contemporains, est aujourd’hui entre les mains de la femme turque. Je suis certain qu’elle saura l’utiliser avec autorité et compétence. » (Source : Kocatürk, p. 118).
La République d’Atatürk est pionnière dans le monde dans les pays qui ont accordé le droit de vote et d’éligibilité aux femmes. La Turquie arrive certes après la Nouvelle-Zélande, l’Australie, les États-Unis, le Canada, l’Afrique du Sud, la Finlande, le Danemark, l’Islande, la Russie, l’Autriche, l’Allemagne et l’Angleterre. Mais la Turquie a donné ce droit aux femmes avant la France (1945), la Belgique (1944), l’Italie (1946), le Japon (1945), la Chine (1947), l’Inde (1950) ou la Suisse (1971).
Pour cette raison, le 12è Congrès de l’Association internationale des droits des femmes s’est tenu le 22 avril 1935 au Palais Beylerbeyi d’Istanbul. L’Union des femmes turques y a joué un rôle très actif.
Lors de son allocution, Alexandrine Cantacuzène, la représentante roumaine de l’Association internationale des droits des femmes, fait l’éloge d’Atatürk en ces termes : « Atatürk a ouvert une nouvelle ère dans le monde. Il a élevé la femme turque au niveau qu’elle mérite grâce aux droits qu’il lui a accordés. Voilà une belle leçon que l’occident ne peut oublier et dont il doit s’inspirer ! »
Sinan Meydan
03/12/2018
@Traduit du turc par Özcan Türk
10/12/2021
Source : Sözcü