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La qualification des événements de 1915 de "génocide" par le président Biden était un choix "politique", selon Bruce Fein


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Entretien avec un juriste américain : "L’Arménie a refusé d’ouvrir ses archives"

Publié le | par Hakan | Nombre de visite 435
Entretien avec un juriste américain : "L'Arménie a refusé d'ouvrir ses archives"

Un juriste américain a critiqué les propos du président Joe Biden qui a qualifié les événements de 1915 de "génocide", affirmant qu’il s’agissait d’une déclaration à caractère purement politique et n’ayant rien à voir avec le droit.

L’Agence Anadolu a eu un entretien avec Bruce Fein, avocat constitutionnaliste qui a été conseiller du procureur général adjoint et principal conseiller juridique de la Commission fédérale des communications sous l’administration de l’ancien président Ronald Reagan.

Selon Bruce Fein, parmi toutes les puissances concernées par la Première Guerre mondiale, seule l’Arménie a gardé ses archives secrètes, ce qui, selon lui, appelle une conclusion naturelle : " Qu’est-ce que vous cachez ? "

Voici la teneur de l’entretien :

Agence Anadolu :
Le 24 avril, le président Biden a fait une déclaration dans laquelle il a qualifié, pour la première fois, les événements de 1915 survenus à l’époque ottomane de "génocide" arménien. Comment interprétez-vous les événements de 1915 ? Quel est votre point de vue sur ces événements ?

Bruce Fein : Je voudrais d’abord préciser, à l’intention de ceux qui nous écoutent, que les déclarations politiques n’ont aucune portée en la matière, car elles n’ont aucune valeur juridique. La Cour européenne des droits de l’homme en 2015, dans l’affaire Perincek contre la Suisse, a clairement indiqué, en écho à une décision antérieure du Conseil constitutionnel français, que les organes législatifs et administratifs n’ont aucune compétence, ils n’ont aucune autorité juridique pour se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence du crime de génocide. Cela ne peut être fait que par une cour de justice.

En vertu de l’article 9 de la convention sur le génocide, en cas de litige sur le caractère génocidaire d’un événement, celui-ci doit être jugé par la Cour internationale de justice de La Haye.

Cet article est entré en vigueur il y a 70 ans, en 1951. L’Arménie n’a jamais porté sa plainte devant la Cour internationale de justice comme le prescrit la convention sur le génocide. Évidemment, la Turquie, comme toute autre partie, jouit de la présomption d’innocence et tant qu’un tribunal n’a pas tranché dans un sens ou dans l’autre, la présomption d’innocence prévaut.

Maintenant, si je dois analyser les événements de 1915, avec ma connaissance de la Convention sur le génocide, il me semble très douteux que les massacres - qui ont été effroyables des deux côtés - aient constitué un génocide, et ce pour plusieurs raisons.

Premièrement, il existe un principe de droit universel selon lequel des actes qui ne constituaient pas un crime au moment où ils ont été commis ne peuvent être rétroactivement qualifiés de criminels. Le concept de génocide n’a été inventé qu’en 1943, soit plusieurs décennies après 1915.

Par conséquent, son application rétroactive aux événements de 1915 va à l’encontre du droit international. Au cours de l’évolution de la Convention sur le génocide, il a été établi qu’un meurtre, ou une tuerie due à une motivation politique, n’est pas un génocide. Le statut politique a été exclu par un vote clair lorsqu’il a été discuté par les participants à la rédaction de la convention sur le génocide.

Autrement dit, lorsque vous avez des morts à la suite d’une guerre de sécession, par exemple. Ce ne sont pas des morts susceptibles d’être qualifiées de génocide, car il s’agit de différends politiques portant sur la question de savoir si un groupe particulier mérite ou non l’indépendance.

La situation n’est pas si différente de celle de la guerre civile aux États-Unis. Lorsqu’en 1861, les États du Sud ont voulu faire sécession, il y a eu une guerre civile très, très sanglante, des centaines de milliers de morts. Ces morts ont été le résultat d’un différend politique. L’un voulait l’indépendance, alors que l’union a dit, "non, vous n’avez aucune légitimité selon notre Constitution." Les pertes en vies humaines ne constituaient pas un génocide.

Et si vous regardez ce qui s’est passé pendant la première guerre mondiale, même en prenant les Arméniens Ottomans au mot, ce n’était clairement pas un génocide.

Les Arméniens Ottomans se sont révoltés en 1915. Ils étaient citoyens de l’Empire Ottoman. Ils lui devaient la loyauté, mais ils se sont révoltés dans le but de parvenir à l’indépendance politique vis-à-vis de l’Empire ottoman. Ils voulaient faire sécession pour un objectif politique.

Les massacres qui s’en sont suivis ne sont pas, par définition, un génocide. Les Arméniens ottomans eux-mêmes, lors de la conférence de paix de Paris en 1919, se sont vantés d’avoir rejoint les puissances de l’Entente en 1915 en tant que combattants. Ce sont les mots qu’ils ont utilisés. Ces propos ont été tenus par un certain Mr. (Boghos) Nubar, qui était général dans l’armée ottomane avant de faire acte de trahison.

Ils (les Arméniens) ont cessé d’être loyaux envers l’Empire ottoman, pour se tourner vers la Russie et la France, qui étaient alors des ennemis de l’Empire ottoman, la Turquie, et ont pris part à la guerre en tant que combattants. Ils sont morts en tant que combattants, ce qui ne fait pas de ces morts des victimes de génocide.

Il existe en outre des preuves circonstancielles qui confirment que ces morts ne sont pas assimilables à un génocide. Il ne s’agissait pas de meurtres de victimes innocentes et sans défense. Encore une fois, lors de la Conférence de paix de Paris, à l’époque l’Empire ottoman était en pleine débâcle, les représentants arméniens ont déclaré très clairement que les Turcs ottomans étaient morts dans les mêmes proportions, par millions, que les Arméniens ottomans.

Comparativement, par exemple, à l’Holocauste des Juifs dans les camps d’extermination. Six millions de morts. Qu’en est-il des nazis, les auteurs de ces crimes ? Sont-ils morts en nombre proportionnel ? Ils ne sont pas morts du tout.

Et c’est pourquoi Bernard Lewis, un historien de grande renommée de Princeton, affirme qu’il est absurde de comparer ce qui est arrivé aux Arméniens pendant la Première Guerre mondiale à l’Holocauste. Cette opinion est également partagée par l’ancien prix Nobel de la paix et Premier ministre israélien Shimon Peres.

Donc, lorsque vous examinez toutes les circonstances, les statistiques et les déclarations des Arméniens Ottomans eux-mêmes, je crois qu’il n’y a aucun argument plausible en faveur de la qualification de la tragédie de la Première Guerre mondiale en tant que génocide et je crois que c’est précisément pour cette raison que pendant 70 longues années, l’Arménie a refusé de porter ses accusations de génocide contre la Turquie devant la Cour internationale de justice. À l’heure où nous parlons, cette cour internationale est ouverte et l’Arménie pourrait voir sa plainte jugée. Elle ne veut pas le faire car elle craint de se voir déboutée.

Agence Anadolu :
Il existe une distinction claire, comme vous l’avez également mentionné, entre le génocide et les conflits internes ou certains types de guerre civile, bien sûr. Malgré ce fait, pourquoi pensez-vous que l’administration Biden ait décidé de qualifier ces évènements de génocide ?

Bruce Fein  : Il faut tout de même bien comprendre que les politiciens ne lisent pas l’histoire et qu’ils ont des arrière-pensées politiques. Pensez-vous que Joe Biden et son équipe aient pris la peine de lire les quantités faramineuses d’archives et d’écrits historiques sur cette époque ? Bien sûr que non.

La raison pour laquelle ils prennent des décisions est qu’ils ont des arrière-pensées politiques. L’argent qui contribue à leurs campagnes permet de récolter des voix. Et malheureusement pour la Turquie, les Américains d’origine arménienne sont bien mieux organisés. Ils sont bien plus riches que les Américains d’origine turque. Et donc, tout ceci n’est qu’une déclaration politique. Cela n’a rien à voir avec le droit.

Et c’est pourquoi vous obtenez ce genre de discours, qui ne mettront évidemment jamais fin à la controverse. C’est impossible. Parce que, comme la Cour européenne des droits de l’homme le déclare, ainsi que le Conseil constitutionnel français, les organes législatifs et exécutifs n’ont aucune compétence pour juger d’une allégation de crime de génocide. Donc tout ce que cela fait, c’est d’envenimer perpétuellement la situation politique. C’est pourquoi l’Arménie la maintient en permanence dans le domaine politique. Ils ne veulent pas qu’elle soit jugée. Ils ont peur de perdre.

Ils sont bien plus armés que les Américains d’origine turque dans l’arène politique, et ils ont gagné. Alors pourquoi risquer de perdre devant une véritable cour de justice ?

J’aimerais également souligner que la Cour internationale de justice a statué sur des accusations de génocide. Il y a eu une accusation portée par la Croatie contre la Serbie en 2015, des accusations portées par la Bosnie-Herzégovine contre la Serbie et le Monténégro en 2007. Ce n’est donc pas comme si les allégations de génocide ne pouvaient pas être contestées, elles peuvent l’être et elles l’ont été par la Cour internationale de justice qui a rendu des jugements à ce sujet. Pourquoi les Arméniens y opposent-ils une résistance ? Je reviens encore une fois à la question : ils pensent qu’ils seraient déboutés.

 L’Arménie est la seule à avoir refusé d’ouvrir ses archives.

Une autre raison qui fait que leur position semble suspecte est que, de toutes les forces impliquées dans la Première Guerre mondiale, l’Arménie est la seule à avoir refusé d’ouvrir ses archives. La Turquie a ouvert les siennes, la France a fait de même, l’Allemagne, la Russie, la Grande-Bretagne, les États-Unis... L’Arménie est la seule à les avoir gardées secrètes. Et cela conduit à une interrogation naturelle : Que cherchez-vous à dissimuler ? Pourquoi, si vous croyez que vous avez un dossier si accablant, n’ouvrez-vous pas vos archives à tout le monde pour qu’il soit possible de trouver toutes sortes de preuves incriminantes contre la Turquie. Mais non, elles restent toujours aussi secrètes.

Agence Anadolu :
Les Etats-Unis prônent la promotion de la démocratie, des droits de l’homme et vantent les valeurs universelles. Or, malgré cela, les Etats-Unis portent certains jugements en fonction d’un agenda de politique intérieure. Est-il juste que le président américain [Biden] aille à l’encontre de toutes ces valeurs pour privilégier une question de politique intérieure ?

Bruce Fein  : Je pense que c’est injuste et que ce n’est pas en accord avec les valeurs américaines. Mais, malheureusement, ce n’est pas seulement la Turquie qui est visée. Il est malheureux que nous ayons perdu un tel respect.

A bien des égards et en ce qui concerne le droit, nous nous prononçons, encore une fois, avant que le procès ne soit terminé.

Ah, il y a un génocide en Birmanie, il y a un génocide en Chine, il y a un génocide au Darfour, et que sais-je encore. Je n’essaie pas de défendre le génocide. C’est un crime terrible. Mais il y a une présomption d’innocence, qui est universelle, qui existe depuis 4 000 ans. S’il y a un problème, il faut le soumettre à un tribunal, et la Cour internationale de justice existe depuis longtemps. Elle est là, disponible, elle a démontré sa capacité à rendre des décisions lors des terribles guerres qui ont suivi l’éclatement de la Yougoslavie. Il est tout à fait imprudent et stigmatisant de lancer cette accusation de génocide, de faire croire que vous émettez une conclusion, sans même qu’il y ait eu de procès.

Et je dirais également que ce que le président Biden a dit n’est pas unanimement partagé aux États-Unis, pour être franc, la plupart des Américains ne savent pas vraiment de quoi il s’agit. Nous n’enseignons pas beaucoup l’histoire aux États-Unis.

Si nous n’obtenons pas un jugement de la Cour internationale de justice, cette question va continuer à s’envenimer politiquement, sinon indéfiniment, pour le moins encore pendant 50 ans.

Evidemment, même les déclarations du président ne sont pas contraignantes. Je veux dire, si le futur président intervient pour dire "Non, je ne partage pas l’avis du président Biden et je suis d’un avis différent", le processus est alors inversé. Même chose avec les résolutions du Congrès, l’une ne lie pas la suivante, et ce ne sont pas des décisions de justice. Il est donc facile de les annuler.

[La décision de Biden] peut avoir une incidence sur les relations turco-américaines. Cela est certainement vrai. Je pense également que les retombées enhardissent les Américains d’origine arménienne, les incitant à être plus vicieux, plus agressifs, à faire preuve de plus d’intimidation et à se montrer plus menaçants à l’égard des Américains d’origine turque, en leur disant que le président sait que le fait de nier le génocide vous rend complice du crime, que vous êtes vraiment des gens détestables et toutes ces autres choses, ce qui a des répercussions extrêmement néfastes.

 La position de la Turquie sur les événements de 1915

La position de la Turquie concernant les événements de 1915 est que la mort des Arméniens d’Anatolie orientale a eu lieu lorsque certains d’entre eux ont pris le parti des envahisseurs russes et se sont révoltés contre les forces ottomanes. Une relocalisation ultérieure des Arméniens a fait de nombreuses victimes.

La Turquie s’oppose à la qualification de "génocide" pour désigner ces incidents, qu’elle décrit comme une tragédie dans laquelle les deux parties ont subi des pertes.

Ankara a proposé à plusieurs reprises la création d’une commission conjointe d’historiens de Turquie et d’Arménie ainsi que d’experts internationaux pour aborder la question.

En 2014, Erdogan — alors premier ministre de la Turquie — a exprimé ses condoléances aux descendants des Arméniens qui ont perdu la vie lors des événements de 1915.

*Traduit de l’Anglais par Mourad Belhaj


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