Le Sénat doit se prononcer le 23 janvier sur la loi qui pénalise la négation du génocide arménien. L’historien et essayiste britannique Timothy Garton Ash plaide en faveur d’un rejet de ce texte.
Le 23 janvier, le Sénat français doit se prononcer sur une loi qui rendra passible de poursuites la négation du génocide arménien de 1915, ainsi que de tout autre événement reconnu comme génocide par la loi française. Cette loi a déjà été votée par l’Assemblée Nationale. Mais il serait souhaitable que le Sénat la rejette, au nom de la liberté d’expression, de la liberté historique ainsi que de l’article 11 de la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789 ("la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme").
La question n’est pas de savoir si les atrocités commises contre les Arméniens à la fin du règne de l’Empire Ottoman ont vraiment été terribles ou si elles imposent un devoir de mémoire en Turquie et en Europe. Cette question-là ne se pose pas. Oui, ces atrocités ont été horribles et non, personne ne devrait les oublier. La véritable question est plutôt la suivante : doit-on pénaliser - en France et dans d’autres pays - le fait de remettre en cause le fait que ces événements aient, ou non, constitué un génocide, un terme utilisé en droit international ? Le grand spécialiste de l’empire ottoman, Bernard Lewis, a par le passé mis en cause ce point précis sans pour autant minimiser les souffrances des Arméniens. Autre question, le Parlement français a-t-il les moyens et les aptitudes nécessaires pour s’ériger en juge de l’histoire universelle et pour prononcer des sentences sur la conduite passée d’autres pays ? La réponse est évidemment non.
Comment quantifier la minimisation ?
Et pour couronner le tout, non seulement la "contestation" du génocide arménien sera passible de poursuites mais également la "minimisation outrancière" de ce génocide. Comme Francoise Chandernagor l’a souligné dans le cadre de la campagne Liberté pour l’Histoire, c’est un concept des plus flous, même à l’aune des lois mémorielles. Côté turc, on estime le nombre de morts à 500 000 et côté arménien à 1,5 millions. A partir de combien de morts pourra-t-on parler de minimisation ? 547 000 ? Et va-t-on arrêter le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, lors de sa prochaine visite officielle pour "minimisation" du génocide ? (La loi prévoit une amende de 45 000 euros et un an d’emprisonnement).
Pour qui aurait une vision idéalisée de la nature humaine en général et de la classe politique française en particulier, il ne peut s’agir que d’une tentative maladroite au service d’une noble intention. C’est une interprétation naïve. Il existe en effet une corrélation évidente entre l’apparition de projets de loi de ce genre au Parlement français et la proximité de l’élection présidentielle, où le vote d’un demi-million d’électeurs d’origine arménienne est déterminant. La tragédie arménienne a officiellement été reconnue comme un génocide par le droit français en décembre 2001, juste avant les élections présidentielle et parlementaires. Un projet de loi similaire avait été présenté à l’Assemblée en 2006 (mais rejeté par le Sénat) à l’approche des élections de 2007. Et qu’avons-nous en 2012 ? Des élections bien sûr !
Cette tragédie devrait fait l’objet d’une commémoration solennelle et d’un vrai débat historique, où les hypothèses tirées par les cheveux seraient calmement confrontées aux faits avérés, et voilà qu’on l’instrumentalise, qu’on en fait un enjeu électoral. On revient sur le décompte des cadavres d’hier pour mieux engranger des voix demain. Vous m’accusez de génocide, je vous accuse génocide en retour.
Entre-temps, les intellectuels turcs - comme le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk - qui ont eu le courage de dire que ce qu’avaient subi les Arméniens était bel et bien un génocide risquent d’être poursuivis en Turquie même. Ce qui est une vérité décrétée par l’Etat en France est un mensonge avéré par l’Etat en Turquie.
Le projet de loi français est mal ficelé et opportuniste. La semaine prochaine, espérons que le Sénat français donnera l’exemple au Congrès américain en se faisant le défenseur de la liberté intellectuelle [Le Congrès américain doit trancher sur la loi sur le piratage, dénoncé par les activistes du web, qui y voit une atteinte à la liberté sur internet].
Source : Courrier International
http://www.courrierinternational.com/article/2012/01/20/compter-les-cadavres-d-hier-pour-engranger-des-votes-demain
Source : The Guardian
http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2012/jan/18/france-genocide-political-brickbat?newsfeed=true