Alors que la Semaine culturelle turque commencera dimanche à Luxembourg à l’abbaye de Neumünster, Celalettin Kart revient sur le lent processus d’adhésion et, plus spécifiquement, sur sa mission au Grand-Duché.
Entretien avec notre journaliste Christiane Kleer
Vous êtes arrivé au Grand-Duché il y a neuf mois. Avez-vous trouvé vos repères ?
Celalettin Kart : Jusqu’à présent j’ai été reçu à de nombreux échelons, chez le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et par à peu près tous les autres ministres. Enfin, évidemment, le Grand-Duc m’a reçu en audience lors de la présentation de mes lettres de créance. J’ai d’ailleurs été très impressionné par son excellente connaissance de tous les dossiers relatifs à la Turquie. En fait, je suis tout le temps à la recherche de nouveaux repères. Un diplomate ne doit jamais s’arrêter d’aller à la rencontre des gens, c’est un processus perpétuel.
Comment avez-vous réagi quand on vous a informé de votre mission au Luxembourg ?
Très positivement. Le Luxembourg est d’abord un pays que j’ai connu en tant que touriste. De plus, j’ai eu dans ma carrière le poste de responsable des relations bilatérales entre la Turquie et les pays de l’Union européenne. Je connaissais donc la place qu’y occupait le Luxembourg. Puis, étant francophone, je ne pouvais que me réjouir d’aller dans un pays où une des langues de travail est le français. Enfin, je savais déjà que les gens ici étaient très ouverts et accueillants.
Combien de Turcs vivent au Luxembourg et qui sont-ils ?
D’après nos registres, la communauté turque au Luxembourg compte six cents membres. D’un côté, nous avons des gens qui travaillent dans le secteur bancaire. Ils sont nombreux aussi à travailler pour la Namsa (NDLR : Agence OTAN d’entretien et d’approvisionnement, implantée à Capellen). Puis, nous avons des ressortissants qui travaillent dans les petites et moyennes entreprises du pays. La plupart en sont d’ailleurs les propriétaires.
Quels sont les problèmes qu’ils peuvent rencontrer ?
Ils n’ont pas de soucis spécifiques, à part des problèmes de visa. Souvent les procédures d’acquisition sont très longues. Mais je suis persuadé que cela changera avec l’implantation d’une ambassade luxembourgeoise à Ankara.
Une décision dont vous vous réjouissez...
Évidemment, même si elle vient un peu tardivement. Notre ambassade ici existe depuis plus de vingt ans... Mais il n’est jamais trop tard et je pense que l’ambassade luxembourgeoise à Ankara contribuera davantage au développement des relations entre nos deux pays.
Qu’apprécient les Turcs au Luxembourg ?
À mon avis, ce sont le cadre de vie et la situation géographique du pays. Je connais pas mal d’anciens collaborateurs de la Namsa, aujourd’hui retraités, qui continuent à vivre ici. Si les jeunes Turcs sont également très attirés par le Luxembourg, c’est surtout à cause de sa localisation au cœur de l’Europe, ou comme nous disons en turc "dans le ventre de l’Europe".
Qu’est-ce qui lie, actuellement, le Luxembourg à la Turquie ?
Nos pays sont d’abord membres de différentes organisations internationales, comme l’OTAN et les organisations paneuropéennes. Sur le plan économique, il y a des efforts à faire, par exemple, au niveau de la coopération des places financières de Luxembourg et d’Istanbul. D’ailleurs, lors du voyage récent du ministre des Finances, Luc Frieden, en Turquie, un séminaire sur exactement ce thème a été organisé. C’est un domaine qu’il faudrait approfondir.
Puis, il faudrait aussi développer nos relations en matière de tourisme. Je suis un peu étonné du nombre réduit de Luxembourgeois qui passent leurs vacances en Turquie. Je pense que la Turquie pourrait en accueillir davantage. Il est d’ailleurs dans l’intention de Turkish Airlines de proposer des vols directs entre Luxembourg et Istanbul à partir de 2012.
La Semaine culturelle turque (NDLR : voir la rubrique "Repères" en page 3) devra-t-elle augmenter la notoriété de la Turquie au Luxembourg ?
Je pense fort bien que cette semaine servira l’objectif de faire mieux connaître la Turquie au Luxembourg. C’est la première fois qu’un tel événement est organisé ici. Avec l’abbaye de Neumünster, nous organiserons plusieurs expos, des projections de films et des débats, dont un sur la Turquie et l’Europe, mais dans le sens large du terme.
Cela fait cinq ans que l’Union européenne et la Turquie négocient l’adhésion.
Où en sont ces discussions à l’heure actuelle ?
Elles avancent lentement, mais elles avancent. En tout cas, elles ne sont pas bloquées. Au total, les négociateurs doivent traiter trente-trois chapitres. Pour l’instant, treize chapitres sont ouverts. Un seul, celui de la science et de la recherche, est finalisé. Le dossier de la concurrence pourrait éventuellement encore être ouvert pendant la présidence belge, donc avant la fin de l’année. Le rapport 2010 de la Commission sur l’état des négociations montre d’ailleurs très clairement qu’il y a du progrès. C’est un processus, nous savions qu’il allait être long. Il est peut-être un peu plus long que pour d’autres pays, mais compte tenu de la taille du pays et de la situation du pays, personnellement je ne suis pas sceptique.
La reconnaissance de la République de Chypre est une des pierres d’achoppement. Comment cet obstacle peut-il être surmonté ?
Le dossier chypriote est effectivement un problème. La partie turque et la Turquie ont toujours tout fait pour résoudre ce problème. Et elles continueront à le faire. Leur but sont des négociations menées sous les bons offices des Nations unies. Et que ces négociations aient lieu sur un pied d’égalité politique entre les parties chypriote turque et grecque, sur le principe de la bizonalité et bicommunauté. Mais il faut d’abord voir si la partie grecque est vraiment désireuse de trouver une solution. Lors d’un référendum sur la question en 2004, les Chypriotes turcs ont voté oui, les Chypriotes grecs ont voté contre la réunification. Les deux parties et le secrétaire général des Nations unies se reverront normalement au début de l’année prochaine. Mais l’Europe a aussi une responsabilité dans la matière car, curieusement, après le référendum, la partie chypriote grecque a été acceptée dans l’UE, alors qu’aucune des promesses faites aux Chypriotes turcs n’a été tenue.
Quelle serait pour vous la solution idéale à long terme ?
La solution idéale serait d’avoir une Chypre composée de deux parties constituantes, ayant les mêmes droits et vivant en paix.
Les opposants à l’adhésion de la Turquie à l’UE critiquent la situation des droits de l’Homme.
Votre pays a-t-il connu des améliorations dans le domaine ?
Connaissez-vous un pays qui n’a pas de problèmes de droits de l’Homme ? Tous les pays en ont ! Et tous les États doivent faire des efforts afin d’enregistrer des progrès tous les jours. La Turquie a récemment adopté des changements constitutionnels dans cette direction. Nous avons en effet adapté notre législation aux attentes et aux acquis communautaires en la matière.
Quelle est la situation au niveau des droits des femmes ?
Aujourd’hui, les femmes turques ne rencontrent pas plus de problèmes que les hommes. Elles sont représentées au gouvernement, au Parlement, dans les administrations et surtout dans le domaine des affaires. D’ailleurs, le consul honoraire de Luxembourg à Istanbul est la femme la plus riche de Turquie. Évidemment, il existe des problèmes spécifiques auxquels nous devons nous attacher, mais ils relèvent surtout de l’ordre familial et des mentalités. L’éducation est très importante dans ce domaine et d’ailleurs la ministre de l’Éducation est une femme.
La peur d’une "importation du terrorisme" ainsi que de l’islamisme préoccupent aussi les adversaires à l’adhésion de la Turquie. S’agit-il de préjugés vides de sens ?
D’abord, je voudrais corriger une chose : il ne faut pas associer l’islam et le terrorisme. Le terrorisme n’a ni couleur ni étiquette. Et la Turquie est un pays qui a énormément souffert des attaques terroristes. Si ma mémoire est bonne, près de 40 000 Turcs ont perdu la vie dans des attentats du PKK. La Turquie a toujours fait appel à ses amis européens et américains afin de coopérer pour venir à bout du terrorisme qui est une menace pour la paix et la sécurité globale. En ce qui concerne les ressentiments de certains vis-à-vis de certaines religions, je ne peux pas me prononcer sur leur état d’esprit. En tout cas, notre politique à nous est celle du dialogue entre les cultures et les religions.
Que répondez-vous à une Angela Merkel, un Nicolas Sarkozy ou d’autres qui campent sur leur refus de l’adhésion de la Turquie ?
Je ne baisserai pas les bras devant l’attitude, disons hésitante, de certains. On ne peut pas revenir sur les accords qui ont été conclus en vue de notre adhésion et puis les négociations sont en cours. Je pense donc qu’il faut bien que tout le monde reste fidèle à ce qu’il a signé.
Quelles frustrations la lenteur des négociations engendre-t-elle au sein de la classe politique turque ?
Il y a un accord général au sein de tous les partis sur l’adhésion à l’UE. Comme dit, la Turquie n’est pas près de baisser les bras. Une adhésion ne servirait d’ailleurs pas uniquement à la Turquie. Nous sommes persuadés que nous pouvons apporter beaucoup à l’Europe, compte tenu de nos relations avec les Balkans, dans le Moyen-Orient et avec la Russie. Ce qui est également non négligeable c’est notre force économique. Nous sommes la quinzième puissance économique au monde et la sixième en Europe.
En juin dernier encore, un véhicule militaire a été attaqué par le PKK.
La menace ne diminue donc pas ?
Le PKK est une organisation terroriste qui a des ramifications régionales. Il faudrait, par exemple, endiguer les bases du PKK au nord de l’Irak. Nous travaillons déjà avec nos amis américains et irakiens sur cet objectif. Mais nous aimerions qu’il y ait plus de coopération dans ce domaine et que nos amis européens s’y impliquent aussi.
La Turquie a toujours eu de bons rapports avec Israël. Dans quelle mesure le raid israélien sur un convoi humanitaire turc, en juin dernier, a-t-il affecté ces rapports ?
Nous pensons que la politique israélienne à Gaza est une politique erronée. Laisser des Palestiniens ainsi dans la misère est une violation des droits de l’Homme. Nous avons donc voulu apporter notre aide. Lors de l’attaque israélienne, qui a eu lieu dans les eaux internationales, je le précise, neuf Turcs ont perdu la vie. Nous attendons qu’Israël fasse des excuses et paie des indemnités. C’était la première fois que des Turcs étaient tués par des Israéliens, alors qu’il n’y a pas de guerre. On n’est même pas dans une situation de conflit. Cela est inadmissible.
Celalettin Kart est né le 4 février 1951 à Istanbul. Il y fréquentera le fameux lycée de Galatasaray, le seul établissement d’enseignement public francophone en Turquie.
Il est marié et père de deux fils.
Formation supérieure
Celalettin Kart quitte la Turquie après son bac pour faire ses études en France. C’est à Grenoble qu’il s’installe pour suivre les cours de la faculté de sciences politiques à l’université.
Carrière en Turquie
1974 : Celalettin Kart entre au ministère des Affaires étrangères turc. Il devient secrétaire au département Chypre-Grèce.
1975 : il prend la fonction de secrétaire au département des affaires politiques avec la Grèce.
1981 : il est nommé chef de section au département des organisations internationales.
1994 : il devient directeur du département pour les pays européens outre l’Union européenne.
Missions diplomatiques
1976-1979 : secrétaire à l’ambassade de Bonn (Allemagne).
1979-1981 : secrétaire à l’ambassade de Beyrouth (Liban).
1989-1993 : premier conseiller à l’ambassade de Bruxelles.
1995-1998 : consul général à Lyon.
2001-2005 : ambassadeur à Beyrouth.
2007-2010 : ambassadeur auprès du ministère des Affaires étrangères turc.
2010 : ambassadeur à Luxembourg.
Semaine culturelle turque
Organisée par le ministère de la Culture, l’ambassade de Turquie et le CCRN, la première Semaine culturelle turque se déroulera du 5 au 11décembre à l’abbaye de Neumünster à Luxembourg.
Au programme, entre autres :
une exposition sur le hammam
un concert du chœur d’État d’Ankara
des plats du jour turcs à la Brasserie
la projection du film Bal (Ours d’or 2010).
[1]