par Olivier Mony
Aux rives du Bosphore, Mario le magicien
Mario Levi est un auteur turc qui, en plein Istanbul, se revendique comme juif. Pour son nouveau roman, un plaidoyer pour sa ville et une invitation au voyage, il dit également écrire dans l’amour de la langue française.
Il y a des livres qui ne sont pas très sociables. Des livres, à lire dans le recueillement, qui ne supportent d’autre voisinage que celui des grands textes. Des livres orphelins dont la solitude altière est une invitation à se débarrasser de l’écume des jours. Des livres pour partir en voyage, tomber amoureux, se plonger dans leur fleuve et s’y sentir bien.
Ces dernières années, « Les Détectives sauvages » (Folio), de Roberto Bolaño, ou « Une histoire d’amour et de ténèbres » (Folio), d’Amos Oz, étaient de cette trempe-là. Aujourd’hui, « Istanbul était un conte », de Mario Levi, vient leur tenir compagnie.
Istanbul, un jour ensoleillé de novembre. Sur la rive orientale, la gare maritime d’Hardapasa paresse gaiement. Sous le regard méfiant des Gitans vendeurs de fleurs et la bénédiction lointaine du palais Topkapi, Mario Levi, un petit homme très élégant, trottine. Certains ne font pas leur âge, celui-là cache, sous un pull-over couleur parme et une courtoisie exemplaire, l’ampleur de son souffle romanesque.
Mélancolie
C’est d’un monde perdu dont il est question tout au long de sept cents pages mélancoliques et édéniques pour retracer les vies, les chants, les rêves, la langue, de quarante-sept personnages, tous plus ou moins reliés à une famille juive stambouliote, à travers trois générations, de 1920 à 1980.
Un « À la recherche du temps ladino perdu » choral, complexe, et qui s’insinue peu à peu dans la mémoire du lecteur à la manière du refrain d’une chanson sentimentale dont on croyait avoir égaré le souvenir.
Le monde juif d’Istanbul, comment il vécut...Croisent au large des élégantes, des nymphomanes, des officiers perdus, des pères qui aiment trop leurs filles, des fils prodigues qui s’en reviennent ou repartent d’Argentine ou de Riga, des livres de Dumas, des Cadillac rouges, un petit théâtre de la cruauté et de la douceur.
Magicien, montreur d’ombres, Levi aime à dire qu’« on se perd dans ce livre comme dans les méandres de la mémoire ». Il dévoile peu à peu l’âme d’une ville appelée à sans cesse devenir le palimpseste d’elle-même, cette mélancolie stambouliote nommée hüzün .
L’exil
L’auteur dit avoir écrit sous l’invocation de Proust (et la proximité de Camus et de Baudelaire, découverts au collège français de sa ville natale) et dans l’amour de la langue française. « Connaître une langue, c’est connaître son sentiment », affirme-t-il, attablé à la merveilleuse pâtisserie traditionnelle Baylan, dans son quartier de Kadiköy.
L’homme est gourmand et, plus tard, escortera ses visiteurs vers un marché aux poissons pour y déguster deux ou trois moules farcies de riz et d’épices. Il aurait en projet un livre de cuisine séfarade en version bilingue turc et ladino…
Ancien compagnon de route de l’extrême gauche, Mario Levi a consacré à ces années de jeunesse et de plomb son dernier roman paru en Turquie, « Où étiez-vous à la tombée du soir ? » (en cours de traduction chez Sabine Wespieser, dont il faut à cette occasion saluer l’audace éditoriale).
Son premier livre, lui (il en a désormais signé neuf), est une biographie de Jacques Brel. Il a gardé du grand Jacques le goût des horizons, l’obsession de la perte. Un truc très juif, en somme… Comme l’idée que l’exil est avant tout en chacun d’entre nous, moins une situation qu’un état d’esprit, et qu’il peut bien rêver de Venise ou de Berlin, de sa « querencia » l’été venu sur une île de la mer Égée, il n’éprouve jamais mieux le sentiment de dépossession qui étreint l’exilé qu’ici, chez lui, aux rives du Bosphore, alors que dans un mugissement mélancolique, les bateaux en partance pour la côte européenne de la ville, la Corne d’Or ou les îles des Princes, semblent saluer ce voyageur resté à quai.
traduit du turc par Ferda Fidan, éd. Sabine Wespieser, 703 p., 29 €.
Sources : Sud Ouest